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Comptes rendus d'expos

Elles font l’abstraction – Exposition au Centre Pompidou du 19 mai au 23 août 2021

L’exposition ‘Elles font l’abstraction‘ propose de mettre à l’honneur les artistes femmes et leur rôle décisif dans la mise en place de l’abstraction. Longtemps oubliées de l’histoire de l’art, les femmes ont pourtant été nombreuses à participer à son écriture. Pour la commissaire générale Christine Macel, la relecture de l’abstraction à la lumière de leur travail permet d’abroger le processus d’invisibilisation par lequel il a été marqué. Plusieurs facteurs permettent de comprendre cette méconnaissance des artistes femmes, notamment les « critères sociologiques, l’accès à l’éducation artistique, et surtout la condition de la femme en général jusqu’aux années 1960, qui a limité – voire bloqué – leur reconnaissance » explique Christine Macel.

La présente exposition met en avant la diversité des approches artistiques : loin de faire L’abstraction, ces femmes artistes font DES abstractions.

Cette pluralité s’exprime à travers la pluridisciplinarité et la variété des moyens d’expression utilisés par ces artistes, présents tout au long du parcours. Peinture, danse, textile, mobilier, cinéma ou photographie sont autant de supports à l’expression de leur art. Elles participent ainsi à l’abolition de la hiérarchie entre Beaux-Arts et Arts Décoratifs et étendent leur langage visuel à la vie quotidienne.

Cette diversité s’incarne également dans l’approche globale et inclusive de l’exposition. Si les avant-gardes européenne et étasunienne sont les piliers du développement de l’abstraction, l’Asie, l’Amérique Latine, le Moyen-Orient et l’Océanie ne sont pas en reste. Au-delà de mettre à l’honneur les femmes, le parcours donne une visibilité nouvelle à la diversité culturelle qui compose l’art abstrait.

Parcours de l’exposition :

Le parcours est scandé en plusieurs salles thématico-chronologiques, qui permettent de se repérer dans la multitude d’oeuvres présentées. En effet plus de 500 oeuvres d’une centaine d’artistes différentes sont présentées, dans le but de mettre en lumière la diversité culturelle et artistique que regroupe l’abstraction féminine.

Chacun des quatorze espaces qui rythment l’exposition arbore un texte explicatif permettant de situer et de comprendre les oeuvres. Le Centre Pompidou met par ailleurs à disposition une série de podcasts retraçant le parcours dans sa globalité, à écouter pendant la visite ou chez soi afin de (re)vivre la déambulation au sein de l’exposition.

Accès au podcast du Centre Pompidou ici:

  1. Abstraction et spiritualisme
  2. Danse et abstraction
  3. Avant-gardes russes
  4. Sophie Taueber-Arp
  5. Bauhaus : l’atelier textile
  6. Photographie et cinéma
  7. Expressionnisme abstrait
  8. Choucair et Zeid
  9. Abstraction au Brésil
  10. Abstraction et textile
  11. Eccentric Abstraction
  12. Ligne minimale
  13. Abstraction engagée
  14. Abstractions cosmologiques

Le spirituel comme source de l’art

Georgiana Houghton (1814-1884), The Sheltering Wing of the Most High, 1862, aquarelle et gouache sur papier, Collection Victorian Spiritualists’ Union, Melbourne © Romane Spirin

L’exposition débute et se clôture par des artistes dont l’art prend sa source dans le spirituel et le symbolisme sacré. Précoce dans l’invention d’un langage abstrait, Georgiana Houghton crée dès 1861 ses premières oeuvres inspirées par des guides spirituels. En 1871, trois ans avant le tournant de la première exposition impressionniste en France, Houghton présente 155 dessins dans une galerie londonienne. Elle écrit elle-même que ses oeuvres « ne pouvaient être critiquées selon des canons connus et acceptés de l’art ». Cette précocité dans l’abstraction se retrouve chez Hilma af Klint, qui stipule que pour être comprises, ses oeuvres ne pourront être montrées que vingt ans après sa mort. Pour en savoir plus sur Hilma af Klint et l’importance de la spiritualité dans son art, n’hésitez pas à consulter notre article dédié au sujet.

Corps et mouvement : la danse, mode d’entrée privilégié dans l’abstraction

Sophie Taeuber-Arp dansant avec un masque de Marcel Janco au Cabaret Voltaire, Zurich, 1916-1917, Reproduction d’après la photographie originale, Collection Fondation Arp, Clamart © Romane Spirin

La danse est, pour les femmes,  un mode d’entrée privilégié dans l’abstraction et dans l’art en général. Cette forme performative de l’art abstrait permet aux femmes de travailler à partir de leur propre corps, qui devient alors une sorte de pinceau traçant des formes géométriques et abstraites dans l’espace. Parfois accompagnée de musique, de poèmes, d’accessoires ou de lumières, la danse se suffit à elle-même ou se prolonge par un travail plastique. C’est le cas par exemple de Gret Palucca, danseuse allemande dont les mouvements géométriques capturés par la photographe Charlotte Rudolph ont inspiré Kandinsky. Autre grande figure de l’abstraction féminine, Sophie Taeuber-Arp performe dans les soirées Dada où elle produit des chorégraphies qui décomposent chacun de ses gestes. Hugo Ball dira en 1917 que « Les lignes font éclater son corps. Chaque geste est cent fois divisé, net, clair, aigu ».

Sophie Taeuber-Arp (1869-1943), Costume indien Hopi, 1922 (réplique de 2015), Aargauer Kunsthaus, Aarau © Romane Spirin

Arts décoratifs et abstraction

Sophie Taeuber-Arp s’intéresse à de multiples disciplines et on retrouve le rythme qu’elle s’applique à donner à ses chorégraphies dans les autres médium qu’elle exploite. En s’intéressant à la mode, au mobilier, au décor et aux arts décoratifs de manière générale, Taeuber-Arp fait partie de ces femmes qui participent à l’abolition des barrières entre art et artisanat. Ce décloisonnement se retrouve dans l’école du Bauhaus qui mêle art et industrie. Si l’école proclame l’égalité entre les deux sexes, les femmes ont en réalité plus de mal que les hommes à accéder aux ateliers de Beaux-Arts et se replient sur les ateliers d’Arts Appliqués comme le tissage, qu’elles s’approprient pour y développer leur abstraction.

Lotte Jacobi (1896-1990), Sans Titre (Photogenic), 1950, épreuve gélatino-argentique, Museum Folkwang, Essen © Romane Spirin

Photographie et cinéma

Au cours du XX eme siècle, la photographie et le cinéma se développent. Alors considérée comme un art mineur, la photographie se démocratise et devient accessible au grand public. Les femmes s’en emparent et jouent sur le mouvement, la couleur ou la lumière pour créer de nouveaux effets plastiques. Lotte Jacobi, artiste d’origine allemande, fait partie de ces photographes abstraites. Sa série Photogenic qu’elle réalise à l’aide d’une lampe troche qu’elle agite au dessus d’un papier photosensible illustre son intérêt pour la lumière et le mouvement.

Une abstraction, des abstractions : la diversité culturelle dans l’art abstrait

Natalia Gontcharova le visage peinturluré, vers 1913, reproduction d’après photographie originale © Romane Spirin

L’exposition se veut inclusive et propose de découvrir des artistes des quatre coins du monde.

Les femmes ont été particulièrement nombreuses dans l’avant-garde russe, ce qui s’explique notamment par le fait que l’enseignement des beaux-arts leur est ouvert dès 1874. Malgré cela elles ont pour particularité de ne pas se limiter au seul domaine de la peinture : c’est également par le spectacle vivant comme le théâtre et la danse, les décors, les costumes, mais également par la poésie et les écrits que ces femmes explorent la voie de l’abstraction. C’est le cas de l’artiste Natalia Gontcharova pour qui l’abstraction doit faire irruption dans le quotidien. Elle invente de manière précoce une forme de performance artistique en se peinturlurant le corps de motifs abstraits de manière éphémère. Elle déambule ainsi dans les rues moscovites, entendant renverser les conventions sociales et relier l’art à la vie quotidienne.

Janet Sobel, Sans titre, vers 1946, huile et émail sur carton, MET, New York, © Romane Spirin

L’Amérique est une terre florissante pour l’avant-garde. Aux États-Unis, les femmes s’expriment aussi bien dans le cinéma qu’à travers la photographie ou les beaux-arts. Mais lorsque l’on pense à l’abstraction américaine on pense Rothko, ou Pollock avec ses fameux pouring. Pourtant, le critique d’art Clément Greenberg attribue à l’artiste Janet Sobel les premières oeuvres all-over explorant les coulures de peinture, avant celles de Pollock. Ce dernier aurait reconnu que « ces peintures lui ont fait forte impression ». Malgré ces expérimentations abstraites, l’Oeuvre de Sobel fut largement oubliée et a pâtît de la misogynie ambiante du milieu de l’art, Greenberg qualifiant l’artiste de « ménagère » et de « peintre primitive ».

Lygia Clark, Bicho, 1960/1984, Acier, Collection particulière, Courtesy Alison Jacques Gallery, Londres, © Romane Spirin

Au-delà des frontières étasuniennes se développe un courant abstrait en Amérique du Sud, qui s’exprime notamment à travers le néo-concrétisme brésilien. Les principes de l’art concret se diffusent au dans le pays suite à l’exposition de Max Bill pour qui « concret est le contraire d’abstrait : l’art figuratif est abstrait de la réalité, tandis que l’art non-figuratif, qui est une pure invention de l’esprit, devient concret par sa matérialisation ». Partant de ce constat, le néo-concrétisme s’établit au Brésil avec la signature d’un Manifeste en 1957. Lygia Pape et Lygia Clark se démarquent en proposant des oeuvres abstraites et interactives. Manipulables par le public, elles permettent de créer un lien nouveau entre art et spectateur, rejetant la distance habituelle qui les sépare.

Atsuko Tanaka, Denkifutu, 1956/1999, Centre Pompidou, Musée National d’Art Moderne, Paris, © Romane Spirin

En Asie, le groupe Gutai est à la recherche d’une nouveauté radicale dans le Japon de l’après-guerre. L’importance est donnée à la performance et à la gestuelle, au corps de l’artiste et aux matériaux. L’oeuvre peut être éphémère ou encore in situ : souvent elle doit se vivre et nécessite un public pour se faire voir avant de disparaître. Atsuko Tanaka est l’une des membres de ce groupe. Au coeur de l’exposition nous pouvons voir son oeuvre Denkifutu qui trouve sa source dans les enseignes lumineuses tokyoïtes. Cette robe lumineuse est composée de près de 200 ampoules qui s’allument alternativement et est portée par l’artiste dont le corps devient dès lors le support d’une création. Cette performance éphémère est prolongée par la création d’une oeuvre peinte abstraite composée de cercles et de lignes représentant les courants électriques.

Fahrelnissa Zeid, The Arena of the Sun, 1954, huile sur toile, Istanbul Museum of Modern Art Collection, © Romane Spirin

Le Moyen-Orient n’est pas ne reste dans le domaine de l’abstraction. S’il est souvent oublié de la scène artistique internationale, il compte pourtant quelques illustres représentantes. Fahrelnissa Zeid est l’une d’entre elles. Mariée au prince irakien Zeid bin Hussein, elle est l’une des premières femmes à entrer à l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul en 1920. En 1950, elle est également la première artiste du Moyen-Orient à exposer à New-York, puis la première femme à exposer à l’Institute of Contemporary Arts à Londres en 1954. En 2017, cette artiste turque a fait l’objet d’une exposition monographique à la Tate Modern de Londres. Son Oeuvre regroupe diverses influences et fait la synthèse entre arts islamique, byzantin ou arabe et l’approche européenne de l’abstraction.

APY Art Centre Collective, Nganampa mantangka minyma tjutaku Tjukurpa ngaranyi alatjitu (La Loi des femmes est vivante sur nos terres), acrylique sur toile de lin, Fondation Opale, Suisse, © Romane Spirin

Enfin en Australie, l’abstraction puise en partie sa source dans l’art aborigène. La pratique artistique des aborigènes d’Australie comprend la transcription picturale des récits mythologiques et des territoires qui entourent ces populations. Dès 60 000 avant notre ère, elles occupent des sites sur lesquels des peintures pariétales ont été retrouvées. Les similitudes avec l’art contemporain sont grandes : il s’agit de traduire par la peinture les événements mythiques qui ont façonné leurs territoires, et donc leur identité. Cette représentation est fondée sur un système d’abstraction symbolique puisque chaque forme correspond à un éléments du récit, dont seuls ces groupes ont les clefs. C’est le cas pour La loi des femmes est vivante sur nos terre, oeuvre collaborative réalisée par des femmes détentrices de savoirs traditionnels. Cette grande peinture qui clôture l’exposition représente le mythe des Sept Soeurs qui est associé à la création de nombreux sites sacrés. Chacune des formes sur la toile correspond à un élément du récit.

Ainsi l’exposition nous invite à découvrir ces femmes longtemps oubliées de l’histoire de l’art mais qui ont façonné l’abstraction de manière décisive. Elle change notre regard sur la place de la femme dans l’art et nous ouvre les yeux sur la pluralité de l’art abstrait. N’hésitez pas à la visiter avant sa fermeture le 23 août 2021 !