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La cohabitation intergénérationnelle solidaire : un dispositif qui prend de l’ampleur

Les étudiants et les personnes âgées ont été deux des catégories de population les plus tristement mises en avant lors de la crise sanitaire, pour cause de leur souffrance face à l’isolement. La pandémie actuelle fait augmenter chez nos aînés le nombre de syndromes de glissement, correspondant à la dégradation de l’état général d’un individu imputable à la perte de l’envie de vivre. Le nombre de jeunes en détresse psychologique, notamment à cause de la solitude, est également monté en flèche. L’initiative qu’est la cohabitation intergénérationnelle solidaire tente de combattre la marginalisation rencontrée par ces deux groupes d’âge, tout en faisant preuve d’une belle solidarité entre générations.

Une démarche solidaire

Comme son nom l’indique, l’idée n’est pas de se contenter de se loger, mais de cohabiter. La cohabitation intergénérationnelle solidaire (à ne pas confondre avec l’habitat intergénérationnel abritant des générations qui ne partagent pas le même toit mais vivent dans un même ensemble résidentiel) est basée sur un principe simple : un senior accueille un jeune dans son logement, en contrepartie d’une contribution financière modeste ou de services. Plus le service rendu est grand, moins l’étudiant paie. Pour illustrer ce principe, le site présente les 3 formules les plus répandues : (1) la colocation avec un loyer d’occupation sans engagement de service du jeune envers le senior (ce qui revient 20% moins cher que les prix du marché de location immobilière), (2) la colocation gratuite contre une présence le soir, (3) le loyer réduit contre quelques services rendus comme des courses, des démarches administratives ou du nettoyage.

Un cadre juridique pour protéger les parties-prenantes

La loi Elan du 23 novembre 2018 incluse dans le Code de la construction et de l’habitation donne à la cohabitation intergénérationnelle solidaire une existence juridique. Elle fixe l’âge maximum du jeune à trente ans, et l’âge minimum du senior à soixante, afin de mettre en avant le caractère intergénérationnel de l’initiative. Elle précise certaines zones qui étaient jusqu’alors dans le flou : la loi fixe par exemple un préavis d’un mois ; elle tranche qu’en signant un tel contrat, les deux parties peuvent percevoir les Aides Personnalisées au Logement ; et elle institue l’obligation pour le senior, s’il est locataire de son logement, d’informer le bailleur de son intention de sous-louer dans le cadre d’un contrat de cohabitation intergénérationnelle solidaire, ce dernier ne pouvant pas refuser. Mais le cadre juridique s’attache également à la protection des droits du jeune, en rendant claire l’absence de « lien de subordination » entre les parties, l’impossibilité de « requalification en contrat de travail » et le fait que les « menus services » rendus n’interviennent en aucun cas en remplacement des services autrement dispensés par des services d’aide à la personne. Une charte de la cohabitation intergénérationnelle solidaire est définie par l’arrêté du 30 janvier 2020, précisant certaines modalités pratiques.

Un secteur multiforme

Certains organismes mettent en relation des jeunes et des personnes âgées dans le cadre de la cohabitation intergénérationnelle solidaire. Ils rencontrent les parties, forment les binômes, et assurent un suivi pour garantir le bon déroulement du dispositif. Une quarantaine de structures tierces sont recensées par le réseau Cohabilis, partenaire notamment de la Cnaf et du ministère de la cohésion des territoires. Ces structures intermédiaires peuvent être des associations (« le Pari Solidaire », « Ensemble 2 Générations »), des startups (« Homerci ») ou encore des plateformes numériques qui se présentent comme des sites de rencontre où l’on créé son profil et l’on « matche » avec un binôme qui partage certains de nos centres d’intérêts (« Colibree Intergénération »). Le dispositif ne s’arrête pas au plan national : le projet européen « WeShareWeCare » lui donne une portée internationale. Ce dernier a pour but de développer l’initiative entre des jeunes étrangers et des seniors locaux, afin d’ajouter aux liens intergénérationnels des liens interculturels.

Renforcer le lien social pour éviter « la guerre des générations »

L’objectif du dispositif est décrit par la loi Elan comme étant le « renforcement du lien social ». En effet, les sociologues s’interrogent de plus en plus sur le délitement de ce dernier (Serge Paugam et les différents types de ruptures sociales) et sur l’individualisation de nos sociétés (Emile Durkheim et le passage de la solidarité mécanique à organique). Le creusement du fossé entre générations est observable par la diminution flagrante de la cohabitation familiale avec les proches de plus de 85 ans. Ainsi, le sociologue Edgar Morin insiste sur le besoin de « relier ». La « reliance » a pour but de tisser des liens entre acteurs isolés, et serait d’autant plus nécessaire que certains craignent une « guerre des générations ». Louis Chauvel décrit une société française fracturée par la question générationnelle, entrevoit le remplacement de la lutte des classes par la lutte des âges, et va même jusqu’à parler de « quasi-esclavagisme générationnel ». L’affrontement entre générations est relativisé par plusieurs auteurs dont Serge Guérin qui qualifie la « guerre des générations » de « spectre que l’on agite » mais qui n’aura pas lieu. Toujours est-il que si l’on est loin de les voir s’affronter dans une improbable « guerre des générations », les individus de plus de trente ans d’écart se côtoient rarement en dehors du cercle familial, et passent peut-être à côté de liens forts et d’expériences enrichissantes.

Une initiative qui s’attaque à nombre de défis sociétaux

La cohabitation intergénérationnelle solidaire est un réel enjeu de société, en témoigne la décision prise en 2018 d’attribuer à Aude Messéan, initiatrice du dispositif en France, la Légion d’Honneur. Outre la réinjection de lien social et le problème de la solitude, l’initiative présente une solution à plusieurs défis majeurs.

  • Lutte contre la précarité :En proposant des loyers inférieurs à ceux proposés sur le marché, la cohabitation intergénérationnelle solidaire offre aux étudiants un relatif confort financier. De plus, le « bon état d’usage » et les « conditions d’hygiène et de confort » exigées par la charte mentionnée plus haut évitent aux jeunes d’avoir à loger dans des logements insalubres, faute de moyens. La lutte contre la précarité ne vise pas uniquement les jeunes : le loyer, même si peu élevé, peut également constituer un apport supplémentaire à la personne âgée et venir compléter sa retraite, parfois maigre.
  • Atténuation de la pénurie de logement dans les grandes villes : L’initiative apporte une solution partielle à la pénurie de logement touchant certaines grandes villes. Elle permet de désengorger le système tout en s’attaquant au problème du sous-peuplement des logements.
  • Autonomisation des aînés : La cohabitation intergénérationnelle solidaire répond à la problématique de la longévité de nos aînés. Grâce aux moments de présence du jeune, certains seniors sont en mesure de continuer à vivre dans leur domicile, au lieu de se voir placés en instituts médico-sociaux. 53% des seniors déclarent qu’ils auraient rencontré des difficultés pour rester dans leur logement s’ils n’avaient pas eu recours à ce dispositif.
  • Apaisement de la charge de la génération pivot : Également appelée génération « sandwich », cette tranche de la population active supporte la charge tant de ses enfants que de ses parents. Grâce à la cohabitation intergénérationnelle solidaire, elle peut voir ses responsabilités réduites.
  • Optimisation de la consommation énergétique : Cela peut paraître surprenant, mais l’une des façons les plus simples de faire un geste pour la préservation de l’environnement est de vivre en colocation : ainsi, on réduit considérablement notre consommation énergétique, puisqu’au lieu de chauffer deux logements, on n’en chauffe qu’un. Cela évite également la construction de nouveaux habitats, qui prennent la plupart du temps la place des espaces verts.

Une idée qui séduit mais des freins à la mise en application

Bien que permettant de résoudre partiellement plusieurs problèmes de société, la cohabitation intergénérationnelle solidaire n’est pas un dispositif pour tout le monde. La différence entre les générations peut parfois être difficile à vivre, le jeune peut ne pas se sentir totalement chez soi, et les règles de présence à respecter peuvent parfois être contraignantes : dans la plupart des contrats, pour que le jeune soit logé gratuitement, il s’engage à une « présence bienveillante » six soirs par semaine à partir de 20 heures et un week-end sur deux. La crise sanitaire actuelle n’arrange rien, puisque les personnes âgées vulnérables à la Covid-19 tentent d’éviter au maximum les contacts qui ne sont pas nécessaires, et leur volonté d’accueillir un jeune qui maintient une vie sociale active et a donc plus de chances d’être porteur du virus peut présenter un frein à l’initiative. Une enquête Ifop pour le groupe d’agences immobilières Nestenn datant de 2019 montre que les seniors sont plus dubitatifs que les jeunes : tandis que seulement 23% des premiers disent être intéressés, 46% des seconds le sont. La crainte qui empêche la plupart du temps de franchir le pas est celle de la mésentente avec le futur colocataire. Ainsi, si une part de plus en plus importante de la population semble trouver des avantages à la cohabitation intergénérationnelle solidaire, sa mise en application reste tout de même limitée.