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Entretien avec Salò Tomoe, femme trans et poétesse péruvienne

« J’ai un cœur, mon cœur est travesti, et mon corps est travesti, et mon sang est travesti, et ma voix est travestie, et la peau de mes mains, et mon âme, mes cheveux, et mes lèvres, mes ongles, et mes épaules, ma bouche, mon silence est travesti, ma joie est travestie et ma colère l’est aussi, ma douleur, mes entrailles, et mon cri millénaire, ma faim et ma soif, mon abondance, mon vide, tout cela aussi est travesti. »


À seulement 22 ans, Salò Tomoe a déjà le courage de publier ses poèmes et de revendiquer son identité de femme trans dans un monde littéraire qui se montre hostile au changement. Chercheuse en poésie péruvienne du XXe siècle, son œuvre se nourrit d’influences aussi diverses que la musique d’Indochine ou la poésie de l’âge d’or espagnol. Salò explore des thèmes universels tels que l’amour ou la religion, mais aussi des questions plus intimes comme la transidentité ou l’expérience féminine du monde.

Salò Tomoe a grandi à Chancay sur la côte péruvienne, et s’est installée à Lima, capitale du Pérou, pour étudier. Mais elle avoue être également venue y chercher des perspectives de vie que sa ville natale ne lui offrait pas en tant que femme trans : « Il est plus facile de transitionner à Lima. » Aujourd’hui, Salò travaille dans un supermarché pour subvenir à ses besoins, mais elle a plusieurs cordes à son arc : écrivaine, traductrice, chercheuse en poésie péruvienne du XXe siècle, et surtout, poétesse. Son amour pour la littérature est né entre les pages du journal intime que sa mère lui avait offert quand elle était enfant, et où elle a commencé à écrire la moindre chose qui lui venait à l’esprit. « J’ai commencé à écrire comme pour m’introspecter, pour ordonner toutes les idées et les sentiments que j’avais en moi et qui échappaient souvent au langage quotidien. Je me demandais comment formuler tout ça pour que les gens me comprennent. Je sentais que la seule façon de le faire, c’était la poésie ».

À 17 ans, elle entame des études de littérature à l’Université Nationale de San Marcos à Lima et commence à écrire plus régulièrement. En 2020, elle reçoit une mention honorable à la Biennale de Poésie avec son premier recueil de poèmes intitulé Historia General del Amor. En 2021, elle publie Diarios del Armagedon et La Destrucción y la Música, et début 2023 elle publie son dernier recueil de poèmes, El Evangelio de Circe, qui explore l’expérience féminine. « Il me semble que vivre en tant que femme est très différent, non pas que l’on soit inférieures ou supérieures, mais je crois qu’on éprouve le monde différemment, et c’est une chose dont j’avais envie de parler. »

Salò Tomoe présente son dernier recueil, El Evangelio de Circe

Pour Salò Tomoe, la poésie est à la fois un besoin et une compagne qui l’a aidée pendant son processus de transition : « La poésie a toujours été un moyen de me comprendre moi-même et de formuler des choses que je ne pourrais pas dire autrement. L’expérience de vie trans est quelque chose de très complexe à comprendre, même moi qui suis une femme trans depuis près de deux ans, je continue à me découvrir et à me surprendre. » Pour la poétesse, il existe un lien profond et privilégié entre poésie et expérience de vie trans, car ce sont deux quêtes qui cherchent la réponse à une même question : qui suis-je en tant qu’être humain ?  « Savoir que je suis trans signifie avoir une pleine conscience de ma propre humanité, et je crois que c’est aussi ça la poésie, être consciente de qui je suis dans le monde et essayer d’explorer cela. Pour moi, la poésie ne consiste pas seulement à créer des images et à rendre un texte joli, ce qui fait sa force c’est avant tout la profondeur que l’on lui confère à partir de ce que l’on vit. »

Dans le poème « Manifiesto Contranatura », Salò Tomoe s’approprie le mot « travesti », utilisé pendant longtemps de façon dépréciative, et commence à se nommer ainsi avec fierté. « J’ai un cœur, mon cœur est travesti, et mon corps est travesti, et mon sang est travesti, et ma voix est travestie, et la peau de mes mains, et mon âme, mes cheveux, et mes lèvres, mes ongles, et mes épaules, ma bouche, mon silence est travesti, ma joie est travestie et ma colère l’est aussi, ma douleur, mes entrailles, et mon cri millénaire, ma faim et ma soif, mon abondance, mon vide, tout cela aussi est travesti. »

MANIFIESTO CONTRANATURA

No me pidan que sea

la mujer solitaria

que ha adorado a sus hijos más que a nada en la vida,

ni la reina que llora en el centro del mundo

o la sirena que arroja su vientre a una hoguera

No me pidan que sea otro hombre ocupado,

el que carga un planeta de oro en los hombros,

el que no sabe más que del peso de un puño

y ha lanzado una piedra contra un ángel pequeño

No me pidan que tenga la voz coronada

de palabras hermosas

y esperanzas vacías,

no me pidan que ame a cada ser en la tierra

hasta dejar mi esqueleto como un niño en la nada.

 Porque nada de eso

realmente nada de eso

puede darme la vida que me han prometido;

porque nada de eso me ha llevado a la cena

en que escucho una voz sollozar de alegría.

Y más bien todo eso

me ha golpeado en la cara

hasta hacerme sangrar y llorar de amargura,

me ha quitado la voz, me ha arrastrado a la mesa

en que he visto morir a la virtud y la gloria

 No me lo pidan jamás

Yo tengo un corazón

mi corazón es travesti

y mi cuerpo es travesti

Y mi sangre es travesti

y mi voz es travesti

Y la piel de mis manos, y mi alma, mi pelo

Y mis labios, mis uñas,

Y mis hombros, mi boca,

mi silencio es travesti

mi alegría es travesti

y también lo es mi furia, mi dolor, mis entrañas

y mi llanto milenario, y mi hambre y mi sed,

y mi abundancia, mi vacío

son travestis también;

mi alimento, mi carne, el agua de mi fuente,

los animales de oro que beso día a día

las flores que arranco de mi tumba, cada una

como un torrente de estrellas

son travestis también

las letras de mi nombre, mi morada y mi sombra,

las mujeres que amo

son travestis también

las palabras que pronuncio, mi oración de la tarde,

mi fe y mi palabra, mi amor por la vida

mi religión es travesti

mi dios es travesti,

la juventud que atesoro, durante siglos y siglos

como una hermosa medalla, mi muerte primera

y entre todas, la última; y mi mundo, mi cielo,

mi paraíso de plata y mi Edén prometido

a cada ser en la Tierra

es travesti también

Dans cet espace masculin et fermé qu’est le monde littéraire, Salò, en tant que femme trans, a dû faire preuve de beaucoup de courage pour s’affirmer et publier son art : « La première fois que j’ai lu en public, c’était l’année dernière, au Centre Culturel Espagnol, et j’avais très peur. Je me souviens que j’étais très nerveuse. Je n’avais commencé ma transition que depuis quatre mois, je n’avais pas confiance en moi, et j’étais la seule personne trans. » La poétesse relate la double discrimination qu’elle subit en tant que femme trans dans un monde littéraire surtout masculin, et dans un pays où la prégnance de la religion catholique freine les avancées sociales : « Au Pérou, les barrières légales sont très fortes. Pour publier avec des maisons d’édition, votre prénom social sera enregistré comme un pseudonyme. Personnellement, cela ne me dérange pas car je comprends que le Pérou n’est pas encore prêt pour cela. Il y a encore beaucoup de travail à faire, non seulement pour les femmes trans, mais aussi pour les femmes cis. » Mais la poétesse ne manque pas de souligner le fait que le manque de considération des maisons d’édition ainsi que la crainte de la réception de leur œuvre fait que de nombreux artistes trans restent dans l’ombre.  « En général, la place qui nous est accordée est périphérique. »

A l’occasion du mois des fiertés 2023, le Lieu de la Mémoire, de la Tolérance et de l’Inclusion sociale à Lima a organisé une lecture de « poésie non hétérosexuelle », à laquelle Salò a participé.

Quand on aborde la question de la dimension politique de son œuvre, Salò Tomoe répond que la poésie pamphlétaire ne lui a jamais plu. « Cependant, je crois que chaque poète a une obligation politique. J’ai toujours pensé que le travail d’un artiste est de comprendre sa position dans le monde, ce qu’il peut changer, de quoi il doit parler. » Mais la poétesse ne souhaite pas que toute son œuvre soit réduite à sa transidentité. Elle affirme qu’il serait plus juste de parler de poésie écrite par une personne trans, que d’une poésie trans, car elle aborde des thèmes aussi divers que l’amour, la religion ou encore l’expérience féminine.

Salò Tomoe me quitte en exprimant un regret : dans notre monde consumériste, dit-elle, la poésie est de plus en plus perçue comme un art dépassé et futile. « On oublie qu’aujourd’hui encore beaucoup écrivent de la poésie, y compris des personnes trans. Mais c’est un véritable travail d’archéologue que de déterrer tout ça. Du moins au Pérou, je sais qu’il y a des poètes trans, mais encore faut-il les trouver ». Pour finir, elle encourage les lecteurs à abandonner leurs préjugés sur la poésie, en affirmant que « la poésie, c’est le présent ».