Catégories
PolitiqueSociété

Décentraliser : une contradiction française

L’Histoire d’un peuple est inséparable de la contrée qu’il habite.

Cette affirmation paraîtrait évidente aujourd’hui, mais ne l’était pas du tout en 1903, lorsque Paul Vidal de la Blache, historien et géographe, écrit ces mots dans son Tableau de la géographie de la France.

Vidal de la Blache, considéré par beaucoup comme le père de la géographie moderne, tentait de comprendre comment et dans quelle mesure le territoire jouait un rôle dans la sociologie, le mode de vie et même l’Histoire d’une population. Sa méthode est devenue le fondement de toute recherche géographique, c’est-à-dire s’intéressant à tous les aspects d’un milieu (paysages, transports, traditions…) afin d’en tirer une analyse éclairante. Mais sur cette question comme sur beaucoup d’autres, la France se retrouve travaillée d’une inévitable contradiction.



Paul Vidal de la Blache (1845-1918), père de la géographie moderne.

A l’inverse de ces innovations dans les domaines de la géographie et de la sociologie, la politique française a longtemps été marquée par un modèle centralisateur, qui prend sa forme définitive sous la Révolution française avec l’idéal jacobin. La Constitution de 1958, fondement des institutions françaises, reprend cet idéal dans son premier article : « La France est une République indivisible », avant même d’être « laïque, démocratique et sociale ». L’ordre des termes est marquant et la messe est dite. Là où les sciences humaines montreront que l’individu vit d’abord dans un territoire, la politique française prendra le parti d’un système de pouvoir descendant, de la capitale vers les provinces et plus tard de l’Elysée vers la mairie de village.

Les dernières élections régionales et départementales ont montré la prégnance importante de ce jacobinisme, où Paris représente l’alpha et l’oméga de la politique française : à peine 30% des électeurs se sont rendus aux urnes, marquant un record historique d’abstention dans toute l’histoire électorale française. Les causes sont multiples et diverses, mais l’une d’elle est sans conteste la méconnaissance des institutions locales que sont les régions ainsi que les départements, méconnaissance dont l’origine se trouve dans leur place plus que réduite dans l’espace médiatique français et dans le débat public. Ainsi, les travaux de Vidal de la Blache se seront cantonnés derrière les murs des universités sans prendre racine dans la conscience des populations. Et pourtant, régions et départements sont les espaces politiques les plus proches des citoyens, aidés en cela depuis quarante ans par un affaiblissement du jacobinisme historique et le début d’une politique de décentralisation.

Décentralisation et centralisation, une histoire millénaire

Une précision sur les termes, tout d’abord. On a souvent tendance à confondre décentralisation et déconcentration. Pourtant, ces deux notions désignent des termes très différents voire totalement opposés. Là où la déconcentration désigne le processus de déplacement du pouvoir central vers les régions, par exemple avec l’institution de préfets qui représentent directement le gouvernement, la décentralisation se caractérise au contraire par le délaissement de certaines attributions normalement dévolues au pouvoir exécutif et leur attribution aux collectivités territoriales, les conseils régionaux et départementaux.

L’on pourrait remonter à la France médiévale pour retrouver une forme de décentralisation poussée à son paroxysme : la féodalité. Le roi de France, s’il est le suzerain théorique des différents seigneurs contrôlant le territoire, n’a en fait presque aucun voire pas du tout de pouvoir sur les différents domaines de son royaume (à part ceux lui appartenant en propre). Cette situation évoluera peu à peu avec la transformation du pouvoir royal et la fin de la féodalité. Toutefois, l’Ancien Régime reste marqué par la prédominance d’un système décentralisé : les assemblées provinciales sont très puissantes et le roi ne peut gouverner en autocrate.

La Révolution française transforme profondément cet état de fait et la politique s’évapore des régions pour se retrouver dans les mains de l’Assemblée Constituante puis de la Convention Nationale. Napoléon Bonaparte, d’abord premier Consul puis Empereur des Français, continue encore sur cette lancée en établissant les préfets qui assurent l’influence de l’Etat dans les localités. Cette organisation jacobine du pouvoir français se perpétuera jusqu’à l’élection de François Mitterand à la présidence de la République, en 1982.

De la République parisienne vers la République des Régions

Le 2 mars 1982, Vidal de la Blache fait son grand retour – posthume – dans la politique française. Les lois Defferre votées ce jour sont les assises du grand processus décentralisateur français, encore en œuvre aujourd’hui. Autrefois sous la tutelle du préfet, les régions et les départements prennent leur autonomie politique. Elles n’ont pas encore toutes les compétences qu’on leur connaît aujourd’hui, mais un premier pas est fait vers une relocalisation de la politique. Avant ces lois, les décisions des différentes collectivités territoriales devaient être visées et approuvées par le préfet, représentant du gouvernement parisien. Mais avec ces mesures, ce contrôle administratif est donné aux juges, offrant aux régions et aux départements une indépendance légale claire.

Vingt ans plus tard, un deuxième coup de gong sonne le glas du centralisme à la française. Le 28 mars 2003, le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin déploie dans sa nouvelle loi constitutionnelle un principe de décentralisation pratique mais aussi symbolique. En même temps qu’elle donne aux collectivités territoriales leur indépendance financière dans la gestion des budgets, la loi de 2003 inscrit aussi le terme de << décentralisation >> dans la Constitution. Mort du jacobinisme, mort du bonapartisme.

Finalement, la troisième grande étape de ce processus de décentralisation, nous l’avons tous connue. C’est avec la loi NOTRe (pour Nouvelle Organisation Territoriale de la République) de 2015 que les anciennes régions Aquitaine, Limousin et Poitou-Charentes sont devenues Nouvelle-Aquitaine ou encore que les régions Alsace, Lorraine et Champagne-Ardennes ont fusionné sous le nom de Grand-Est. En plus de ces renforcements territoriaux, la loi NOTRe prévoit encore une dévolution des pouvoirs de l’Etat vers les régions notamment dans le domaine économique (comme les aides aux entreprises) ou dans le domaine des transports. C’est le couronnement d’un long chemin entamé quatre décennies plus tôt. La vie quotidienne des français n’est plus seulement décidée entre les murs du Palais Bourbon ou de l’Elysée mais aussi et surtout au sein des hôtels de région.

L’autoroute chaotique de la décentralisation

Et pourtant. Et pourtant, deux électeurs sur trois ne se sont pas rendus aux urnes pour le premier tour des élections régionales et départementales, dimanche 20 juin. Les militants de partis auront beau crier haro sur les abstentionnistes, mettant en cause leur inculture politique ou leur désintérêt malgré l’offre politique merveilleuse qui leur est offerte – disent-ils – les réalités sont, comme toujours, plus complexes.

La réalité est que ce processus de décentralisation est une autoroute, mais une autoroute dont on a retiré un sens de circulation bien définie. Dans un sens, il a bien rendu les régions plus capables, plus fortes et a sans conteste rapproché l’espace politique des citoyens notamment sur les questions les touchant le plus : l’éducation, les transports, le développement économique. Mais dans l’autre sens, la charge symbolique du pouvoir est à Paris. Les médias à grande audience ont les yeux rivés sur les échéances électorales nationales mais rechignent à accorder une quelconque visibilité à des institutions pourtant essentielles dans la vie politique du pays. Le pouvoir central donne d’une main mais reprend de l’autre. Il n’est donc pas surprenant que cette autoroute du chaos se transforme aujourd’hui en formidable carambolage. Nous connaissons tous les visages des candidats au trône républicain, mais connaissons-nous ne serait-ce que le nom de notre président de région ? La réponse est souvent non, alors même que celui-ci et le conseil régional ont en main des éléments essentiels de notre vie quotidienne. Il est révélateur que le record de participation à ces élections locales ait été atteint en Corse. Menée depuis 2015 par une formation régionaliste, Femu a Corsica, l’Île de Beauté a su construire ce lien entre une population et son territoire, aidée, il est vrai, par un sentiment national n’existant que résiduellement dans les régions de métropole. Les Corses ont d’ailleurs, lors de leurs élections territoriales, donné plus de 57 % des voix aux trois listes nationalistes en course.

Cette situation de désertion des élections locales en métropole n’est pas, loin s’en faut, un problème d’inculture des français ou de mauvaise volonté, n’en déplaise aux moralisateurs sortis de la cuisse de Jupiter. Elle est un dysfonctionnement profond de notre modèle institutionnel. A moins d’une refondation profonde de cette décentralisation si contradictoire, le lien entre les citoyens et leurs espaces de vie s’effondrera comme un château de cartes.

Pour aller plus loin

  • Paul VIDAL DE LA BLACHE, Tableau de la Géographie de la France, 1903, Hachette, Paris ¤ Philippe DELAIGUE, Chrystelle GAZEAU (dir.), Centre et périphérie, 2017, Mare et Martin, Paris
  • Décentralisation : où en est-on ?, www.gouvernement.fr
  • Décentralisation, dernier round, Le Monde Diplomatique, décembre 2015
  • Premier tour des régionales et départementales 2021 : l’abstention atteint un niveau record, entre 66,1% et 68,6%, Le Monde, 20 juin 2021
  • Territoriales 2021 en Corse : le taux de participation est de 55,9%, un record au niveau national, France 3 Régions, 20/06/2021