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Rentrée des classes : reconnaître les enseignants à leur juste valeur

La pénurie d’enseignants a fait les gros titres en cette semaine de rentrée, avec plus de 4 000 postes restés inoccupés sur les 27 000 à pourvoir à l’annonce des résultats du concours. Les rangs de la profession enseignante se font moins denses en France, mais également dans plusieurs pays d’Europe. Pour faire face à cette situation inédite, les académies se tournent vers des enseignants contractuels très peu formés. Seul problème, pour reprendre les mots du vice-président de la fédération des Parents d’élèves de l’enseignement public Laurent Zameczkowski : « Enseigner ça s’apprend ».

La difficulté qu’éprouve l’Education Nationale à redonner à ce métier l’image positive dont il jouissait autrefois – le maître d’école ayant par le passé été une personnalité très importante dans la vie du village dans lequel il faisait la classe[1] – s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs. La rémunération insuffisante est souvent mentionnée en tête de liste, malgré la récente promesse de l’exécutif de faire en sorte que d’ici 2023 aucun enseignant ne débute sa carrière en dessous de 2000 euros nets. Le manque de moyens dont souffrent beaucoup d’établissements et les conditions de travail dégradées font le reste – en France, 12 % des professeurs ont subi des attaques ou des insultes.

Et si, à l’origine de cette crise du métier enseignant, se trouvait le problème de la valeur que l’on attache collectivement à la tâche éducative ? La crise de la Covid a eu en ceci de positif qu’elle a permis une prise de conscience collective du caractère essentiel – voire même héroïque – des métiers de l’alimentaire – bien que les conditions de travail de ceux qui les exercent n’aient guère changé depuis. Ne serait-il pas temps qu’une prise de conscience similaire – cette fois-ci suivie d’actions réelles – mette en évidence le caractère fondamental du travail fourni par les enseignants ?

La « valeur ajoutée » du métier d’enseignant : petit historique du Travail et de sa perception

La perception du Travail en lui-même a évolué en fonction des époques. De son origine latine « tripalium » faisant référence à un instrument de torture, à l’idée biblique du travail comme punition ; ce dernier a longtemps été connoté péjorativement. Les économistes – et notamment Adam Smith – ont ensuite accolé au concept de « travail » la notion de « valeur ajoutée », théorisant l’idée selon laquelle celui-ci, en tant que facteur de production, donnerait sa valeur au bien produit. A la même époque, Karl Marx constitue le Travail en « l’essence de l’homme[2] ». Si dans nos sociétés occidentales contemporaines, le questionnement de la place que doit occuper le Travail dans nos vies prend le pas sur la théorie marxiste, retenons le caractère indissociable du Travail et de la production de valeur – qu’elle soit matérielle ou non, dans notre cas on parle de connaissance, de compétences, de savoir-vivre… Au sein de l’activité « travail », des sous-catégories par secteur se voient attribuer des valeurs bien différentes. La valeur associée à un métier est – en théorie – estimée grâce à la mesure dans laquelle un individu contribue à la société. Or, s’il ne devait exister qu’un seul métier pour lequel il serait difficile de douter de la « richesse » créée, je me risquerais à citer le corps enseignant. Le crédit qu’on leur accorde semble déconnecté de la réalité des fonctions qu’ils occupent, faisant régulièrement office de travailleurs sociaux, psychologues, voire personnel administratif.

Une reconnaissance du métier ébranlée par des discours politiques dévalorisants, une démocratisation du savoir, et l’émergence d’un consumérisme à l’école

Seul 25% des professeurs des pays de l’OCDE estiment être valorisés au sein de la société, et ce chiffre diminue pour atteindre 6% du côté des salles de classes françaises. Ce manque de considération peut s’expliquer par plusieurs facteurs : les politiques ont leur part de responsabilité en ce que certains d’entre eux ont perpétué un discours très dévalorisant et ont ancré un mépris quasi-institutionnel pour la profession – il suffit pour s’en convaincre de se rappeler les propos polémiques de Xavier Darcos en 2009, alors ministre du Travail : « Est ce qu’il est vraiment logique […] que nous fassions passer des concours bac +5 à des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants ou de leur changer les couches ? ». D’autre part, la démocratisation du savoir par les nouvelles technologies rend la connaissance moins rare, et par conséquent, laisse à croire – à tort évidemment – que les enseignants seraient moins dignes du respect qu’on leur octroyait il y a de cela moins d’un siècle. Pour finir, on assiste ces dernières décennies à ce que l’on pourrait qualifier de tendance au consumérisme à l’école. Un nombre grandissant de parents considère l’école comme un service comme les autres, pour lequel ils payent par le biais des impôts, et dont ils doivent retirer entière satisfaction, ce qui force les enseignants à justifier constamment leurs méthodes de travail, sans arrêt questionnées. Le besoin de reconnaissance est pourtant un aspect essentiel, et tout à fait naturel, du travail. Et pour preuve : combien de fois les enseignants s’entendent-ils dire qu’ils ont de la chance d’avoir autant de vacances, que finalement, « je devrais peut-être devenir maîtresse moi aussi ». Mais dans les faits, lorsque l’on réfléchit vraiment à la reconnaissance qui nous attend, combien s’engagent dans cette voie ? Si peu que cette année, les cellules de rentrée enchaînent les entretiens d’embauche pour recruter des contractuels …

La rémunération, symptôme de ce manque de considération

L’annonce récente de Pap Ndiaye, ministre de l’Education Nationale, de reporter à 2023 l’augmentation prévue pour les enseignants a provoqué de la colère dans la profession et a été à l’origine du #PasDeRentréeEnSeptembre. Si l’on tient compte de l’inflation, leur salaire diminue depuis 20 ans, illustration du manque de prestige attaché, dans l’imaginaire collectif, à la fonction d’enseignant. Pour reprendre un raisonnement économique, la valeur du travail dépend du niveau de richesse produite par ce dernier – nous avons déjà établi qu’il était extrêmement élevé pour les enseignants – et également de la rareté du travailleur. C’est à l’aide du facteur « rareté » que Philippe Villemus explique la différence de paie entre les footballeurs « stars » et les infirmières[3]. Les mots parlent d’eux même : la « pénurie » d’enseignants fait les gros titres. Le fait qu’une « ressource » soit en pénurie ne suffit-il pas à la qualifier de « rare » ? Si l’on suit le raisonnement économique de fixation des prix, la rémunération actuelle des enseignants est totalement inadéquate, non seulement par rapport à la valeur qu’ils produisent, mais également par rapport à leur niveau de rareté. Mais l’enjeu n’est pas seulement d’augmenter leur rémunération. L’enjeu est surtout d’augmenter les salaires parce que l’on juge cela nécessaire au vu de l’effort fourni et du rôle capital joué par les enseignants dans notre société, parce qu’on les tient en haute estime. Reconnaître les enseignants à leur juste valeur placerait nécessairement la question de leur rémunération et du budget alloué aux établissements scolaires à l’agenda politique, tout en palliant la perte de la culture du respect de l’autorité associée au métier : d’une pierre, deux coups.


Pour en savoir plus sur l’historicité de la représentation de la valeur travail[4]


[1] Marcel, J. (2005). De l’évolution socio-historique du travail de l’enseignant du primaire. Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, 38, 31-59. https://doi.org/10.3917/lsdle.384.0031

[2] Pierre-Yves GOMEZ : Définition marxiste du travail [archive] , 03/2018, sur le site de Alternatives Economiques

[3] Philippe Villemus, Le patron, le footballeur et le smicard. Quel est la juste valeur du travail, éditions-dialogues.fr, 2011

[4] Dominique Méda, Le Travail. Une valeur en voie de disparition, Aubier, 1995 ; Id. Le Travail, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2007 ; François Vatin, Le Travail et ses valeurs.