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Entretien avec Frédérique Matonti : « Ils ne peuvent plus rien dire mais ils le disent partout »

A l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Comment sommes-nous devenus réacs ? (Fayard, 2021), Frédérique Matonti, professeure de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, revient dans cet entretien sur l’hégémonie réactionnaire, ses arguments et l’incapacité de la gauche à opposer un contre-discours.

Comment une professeure de science politique comme vous a été amenée à écrire cet ouvrage d’intervention ? Quelles étaient les motivations de celui-ci ?

La motivation première n’est pas scientifique. C’était de l’exaspération par rapport à ce que j’entendais notamment sur les chaînes d’informations en continu. Mais aussi parce que je constatais que des discours de plus en plus réactionnaires devenaient progressivement des idées reçues et n’étaient plus remis en question. Qu’il y avait des experts omniprésents ou des journalistes et des éditorialistes qui, pour certains, étaient de plus en plus à droite, voire à l’extrême droite, sur les plateaux. Du coup, je voulais comprendre comment on avait pu en arriver là. C’était vraiment ma première motivation. Après, quand je comparais avec les années 1960 et 1970, sur lesquelles j’ai pas mal écrit mais de manière académique, le basculement était très net et je me demandais comment l’expliquer. Cela rejoignait pour moi une question de recherche ancienne. Quand j’ai travaillé sur Mai 68 avec Pudal (Bernard), Damamme (Dominique) et Gobille (Boris) on s’est aperçus qu’il y avait beaucoup de choses qui commençaient à se refermer au milieu des années 1970. Et l’on s’interrogeait : comment se referme une conjoncture idéologico-politique ? Avec certains de mes doctorants, on a été confrontés à propos de leurs thèses, à la même interrogation.  Elle a cheminé sans doute un peu souterrainement et je m’y suis finalement attaquée pour ce livre.

Qu’est-ce que vous attendez de cet ouvrage ?

Faire entendre une voix dissonante. Peut-être aussi essayer d’apporter de la compréhension, parce que cette sidération face à certaines chaînes de télévision, je ne suis sûrement pas la seule à la ressentir (pensons à la récente pitrerie de l’invitation d’Éric Zemmour chez Hanouna sur CNews). Cela vaut aussi le coup de se demander non seulement comment on en est arrivés là, mais aussi qu’est-ce qu’on pourrait faire pour renverser cette hégémonie politico-culturelle. Et puis aussi, j’avais envie de raconter une histoire. Celle qui court des années 1980 à aujourd’hui et qui permet que les idées réactionnaires deviennent dominantes.

Qu’est-ce qu’être réactionnaire, être « un réac » ?

Le terme « réac », c’était un peu le nom de code quand j’ai commencé à écrire le livre. Puis après, avec la directrice de collection (Najat Vallaud-Belkacem) et l’éditrice (Diane Feyel), on l’a gardé, car ça accrochait bien. Mais plus sérieusement, un réactionnaire c’est quelqu’un qui veut revenir en arrière, vers un passé qui n’a jamais existé, un passé complètement idéalisé. C’est très sensible, par exemple avec Zemmour que l’on peut qualifier d’extrême droite et qui est entouré de fascistes au sens propre du terme (le groupe Les Zouaves, par exemple). Mais il y a chez lui cette nostalgie d’un univers qui n’a jamais existé. Les images qu’il a montrées de la France dans son clip de déclaration de campagne, ce sont des images qui n’existent pas, sauf dans son imagination.

On peut donc reconnaître un réac à la fameuse phrase « C’était mieux avant » ?

Oui, en ajoutant cette seconde phrase qui est très présente chez les réactionnaires d’aujourd’hui : « On ne peut plus rien dire ». Il y a chez eux cette obsession du « On ne peut plus rien dire », de ce que leurs paroles seraient menacées par la censure, le « politiquement correct »… C’est un leitmotiv. Mais, paradoxalement, ils ne peuvent plus rien dire mais ils le disent partout. Le « politiquement correct », c’est quasiment une invention des néo-conservateurs étatsuniens qui été importée en France sans presque aucun contrepoint à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Quand je dis « sans aucun contrepoint », c’est qu’il y a, pour reprendre les termes d’Éric Fassin, la construction d’un véritable « épouvantail américain ». Le politiquement correct, c’est ce qui ferait que des mots et des débats deviendraient tabous, que le canon des textes classiques serait menacé. Même Libération s’était inquiété de ce politiquement correct sur les campus américains qui aurait menacé de gagner aussi la France. Aujourd’hui, on retrouve la même dynamique avec la panique morale autour de la cancel culture ou des woke. Une partie de la gauche tombe dans le panneau et s’inquiète de ces supposées menaces tandis que certains les instrumentalisent à droite ou au gouvernement comme la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal. Il y a une importation de ces guerres culturelles étasuniennes sans précaution et toujours dans une très grande dramatisation et alors qu’il y a vraiment des urgences plus pressantes pour qui est soucieux de justice et de démocratie.

Plus on est « réac », plus les sciences sociales sont vues comme la culture de l’excuse.

Est-ce que vous pouvez revenir sur les outils d’observation et la méthode que vous avez mobilisé pour produire cette analyse ?

J’ai travaillé en essayant de mener une histoire sociale des idées. C’est-à-dire considérer qu’il y a des penseurs et des textes dont il faut observer leur manière d’être diffusés pour comprendre leur influence, et ne pas s’en tenir à la seule magie de leur contenu. Un livre comme celui de Finkielkraut, La Défaite de la pensée, en 1987, est très bien reçu par la presse puis relayé dans des versions plus trivialisées par d’autres auteurs. Lui-même radicalise de plus en plus ses positions et se retrouve de plus en plus présent (revues, émissions de radios, directions de collection, etc). J’ai bien sûr relu ces textes (ceux d’Alain Finkielkraut, ceux de Paul Yonnet, de Marcel Gauchet, de Jean-Pierre Le Goff, de Luc Ferry, etc…) et j’ai été frappée par leur virulence. Mais aussi parce que ce qu’ils racontent a fini par s’imposer comme autant d’idées reçues. Et j’ai aussi voulu à chaque fois opposer à ces diagnostics rapides sur la société française, de vrais travaux de sciences humaines et sociales. Aux discours des fast thinkers sur la responsabilité des antiracistes dans la montée du FN, j’ai opposé les travaux d’Abdelmalek Sayad sur l’immigration (par exemple). Aux textes qui réduisent mai 68 au « gauchisme culturel », j’ai opposé des recherches récentes et nombreuses sur les années 68. Sur le politiquement correct, j’ai plutôt été chercher ce qu’écrivaient les spécialistes des États-Unis. C’était crucial pour moi d’opposer des travaux basés sur des enquêtes longues et épistémologiquement armées à des pamphlets souvent peu argumentés et intuitifs. Il s’agissait aussi de montrer aux professionnels de la politique qu’il y a un réservoir d’expertises solides en sciences humaines et sociales dont la plupart ne se servent pas, voire qu’ils craignent car souvent ils les connaissent mal, mais aussi car il n’ont pas le temps de les lire ou d’en prendre connaissance ! Et puis les partis politiques ont changé, ils ont moins de capacité interne d’expertise. Du coup, certains éprouvent vis-à-vis des sciences sociales de la méfiance. Plus on est « réac », plus les sciences sociales sont vues comme la culture de l’excuse.

Quel est le traitement réservé aux femmes dans différents discours qui, sous différents prétextes, comme la question de l’islam, de l’identité ou encore des relations sexuelles et amoureuses tente d’assigner les femmes à une place, un rôle, une esthétique ? Pourquoi ?

C’est vrai que cela m’a surprise de voir que le discours sur les femmes était au cœur de cette pensée réactionnaire. Mon livre précédent (Le Genre présidentiel) reposait sur une très longue enquête sur les effets de l’instauration de la parité sur l’espace public. J’avais constaté qu’avec l’augmentation du nombre de femmes en politique entraînée mécaniquement par la loi, les discours stéréotypés s’étaient multipliés. Évidemment, c’était très visible pendant les campagnes électorales, par exemple celle de Ségolène Royal, mais c’était vrai aussi au moment du « mariage pour tous » qui a promu une vision très archaïque de la famille  (un papa, une maman, les petits garçons en bleu, les petites filles en rose), et bien sûr avec les discours hostiles à une supposée « théorie du genre »… J’écrivais à la fin du livre que peut-être ce backlash était une phase transitoire, que plus il y aurait de femmes en politique, plus il y en aurait dans les secteurs économiques et moins le discours antiféministe serait persistant. C’était peut-être optimiste…

Ça m’intéressait du coup de regarder comment les discours réactionnaires traitaient des femmes. Il y a trois chapitres dans le livre où j’en parle, à propos de Mai 68 et de ses suites, à propos du voile et à propos de l’opposition construite à partir des années 2000 entre une politique à destination des classes populaires et une politique à destination des minorités. Fausse opposition, bien sûr. Il y a évidemment des femmes dans les classes populaires, comme des gays et des lesbiennes, et bien sûr des personnes racisées… Opposition très débattue à partir de l’échec de Lionel Jospin à la présidentielle de 2002 et qui a conduit une partie de la gauche à s’empêtrer dans ce faux dilemme. Au moment où Jospin est Premier ministre sont en effet votées à la fois la réforme sur la parité et celle sur le PACS (Pacte civil de solidarité, principalement à destination des couples de même sexe) qui n’ont pas de coût économique, même si elles peuvent voir un coût symbolique. Et comme le gouvernement n’a sans doute pas assez profité de la croissance pour mener une politique redistributive, on voit comment peut naitre ce dilemme classes populaires vs minorités. Mais il ne s’agit pas de choisir entre deux politiques, ce sont les deux que doivent mener les partis de gauche.

Zemmour est tellement misogyne que sa peur des femmes lui fait accepter la parole d’un prédicateur qu’il devrait logiquement trouver redoutable.

On retrouve également les femmes dans le discours réactionnaire avec l’importation des querelles étatsuniennes sur le « politiquement correct » et surtout sur le « sexuellement correct ». En gros, il s’agit de l’interrogation très bienvenue sur le consentement, notamment partie des campus : est-ce que les femmes étaient vraiment consentantes ou est-ce qu’elles se sont finalement senties quasiment tenues de coucher ? Pour les réactionnaires français, les rapports entre les hommes et les femmes aux États-Unis ne seraient pas des rapports de séduction comme en France, mais de la guerre des sexes teintée de puritanisme. Un des risques de du « sexuellement correct », aux yeux par exemple d’auteurs de la revue Le Débat, ce serait d’importer un mauvais féminisme, un féminisme radical. Certains réacs opposent même un bon féminisme, comme celui de Simone de Beauvoir ou de Gisèle Halimi et le féminisme actuel, qualifié de néo-féminisme. C’est évidemment une absurdité quand on a lu Le Deuxième sexe ou les plaidoiries de Gisèle Halimi, a fortiori les féministes matérialistes. Cette opposition s’est construite autour des années 1990, on l’a retrouvée avec l’affaire Strauss-Kahn en 2011 (les mêmes ont argumenté que c’était un séducteur et donc pas un violeur), et elle est très présente aujourd’hui à propos de « Me Too » et « Balance ton porc ». L’une des dernières couvertures de Valeurs Actuelles c’est « La menace féministe : elles hystérisent la campagne présidentielle ». C’est typique de cette panique des réactionnaire face au féminisme. Au-delà du vocabulaire (« elles hystérisent », faut oser quand même !), on se demande bien quel est le pouvoir des féministes sur une campagne électorale qui, pour le moment ,se joue à droite et à l’extrême droite.

Le deuxième moment où j’en traite dans le livre c’est à propos de la critique de Mai 68. Le MLF aurait été trop radical. Et puis j’en parle bien sûr à propos de la laïcité. Ce qui me frappe dans les affaires autour du voile — la première, et elle est fondatrice, c’est en 1989 dans un collège de Creil — c’est que c’est toujours le corps des femmes qu’il s’agit de régenter. Le voile, le burkini, ce n’est jamais elles qui le choisiraient mais les frères, les maris, les pères qui leur imposeraient. Les femmes sont vues comme des éternelles mineures qu’il faut protéger. Alors, bien sûr, que cette contrainte peut exister en France. Et si on regarde vers l’Iran, l’Afghanistan, ou l’Algérie pendant la décennie noire, bien sûr que le voile ou la burqa sont imposés par la force et la répression, voire par la menace de mort pour celles qui se rebellent. Mais je ne crois pas que ce soit la bonne manière de comprendre les choses ici de supposer que le voile ne signifie que la soumission. Il peut y avoir des compromis (« Tu me laisses faire des études et j’accepte d’être voilée ») et cela ne signifie pas que le voile sera toujours porté par ces jeunes femmes — c’est même le pari de la laïcité de supposer que l’éducation éloigne du religieux. Comme le montrent les sociologues des religions, le sens du voile est pluriel. Surtout, jamais on ne regarde le corps des hommes, jamais il n’est suspect et pourtant il peut porter aussi des signes de religiosité. Ceux-là ne sont jamais évoqués, jamais contrôlés. Éric Zemmour est obsédé par la religion musulmane, ça on le sait, mais dans un de ses livres, il explique que Tariq Ramadan, lorsqu’il a été accusé d’emprise sexuelle, a été piégé par ses accusatrices. Sa détestation de l’Islam recule face à sa détestation des femmes. Zemmour est tellement misogyne que sa peur des femmes lui fait accepter la parole d’un prédicateur qu’il devrait logiquement trouver redoutable.

Dans votre livre vous pointez l’échec de la gauche dans cette bataille des idées. Quelles ont été les principales erreurs commises par cette « gauche » qui ont amené au renversement progressif de l’hégémonie des années 70 ?

Les passages de la gauche au pouvoir sont des moments où elle se transforme en parti de gouvernement, qu’elle soit plurielle ou pas, et ce sont toujours des épreuves très compliquées. Elle est obligée de composer avec ses aspirations réelles et elle est intimement persuadée que sa marge de manœuvre est beaucoup plus faible qu’elle ne l’est réellement, d’autant qu’il y a des réactions très fortes à son accession au pouvoir toujours présentée comme illégitime. Le début du septennat de François Mitterrand est marqué par des attaques très virulentes. La police est dans la rue, sous les fenêtres du ministre de la Justice, Robert Badinter. Il y a des alliances au milieu des années 80 entre le FN et la droite traditionnelle, pas très nombreuses, mais il y en a dans des élections régionales ou municipales. Face à ce forcing, la réaction à gauche, c’est de composer plutôt que d’affirmer. Ce n’est pas certes pas facile de réformer l’économie autant que l’avait souhaité le Programme commun ou le programme socialiste en 1981 — il s’agissait quand même de rompre avec le capitalisme et de nationaliser des secteurs-clés. Je veux bien le croire. Mais, par exemple, je suis persuadée qu’avoir reculé comme la gauche l’a fait, tout le temps et encore récemment, sur le droit de vote des immigrés est une erreur. Ne pas l’avoir accordé aux municipales, c’est par exemple se désintéresser d’une partie des habitants d’une commune : des politiques publiques, urbaines, par exemple, ne sont pas entreprises car ce ne sont pas des électeurs potentiels qui en seraient les premiers bénéficiaires. L’état des « quartiers », malgré quelques tentatives de rénovation superficielles, s’en ressent constamment.

Et c’est la même chose pour la demande des droits civiques de la génération des enfants de ces immigrés dans les années 80, des demandes de reconnaissance et de justice qui n’avaient rien d’exorbitantes, face aux discriminations, aux violences policières et aux crimes racistes, mais vis-à-vis desquelles il y a eu des reculs constants. D’abord la gauche a mené des réformes moins ambitieuses que ce qu’elle aurait pu faire — par exemple à la suite de « La marche pour l’égalité et contre le racisme » en 1983 — mais surtout la droite au pouvoir pendant les cohabitations de 1986 et 1993 a saisi l’occasion de faire de l’accession à la nationalité par le droit du sol un enjeu. Ces tentatives ont souvent été corrigées par la gauche, mais l’idée que la nationalité française ne doit pas être automatique, qu’elle se mérite, et que l’on peut en être déchu s’est quasiment imposée. De même, alors qu’une grande loi comme la légalisation de l’IVG a été votée sous un gouvernement de droite (en 1975) mais grâce aux votes des députés de toute la gauche, par comparaison, il y a eu des hésitations sur le PACS ou le mariage pour tous. Lors de la bataille pour le PACS, le gouvernement de gauche plurielle a exclu le droit à l’adoption pour les couples de même sexe. Lors du premier débat parlementaire sur le PACS en 1998, le texte n’a pas pu être voté car les députés de gauche n’étaient pas suffisamment nombreux en séance. Il est en allé de même à propos du « mariage pour tous ». Certains leaders de gauche auraient pu éviter de se demander s’il fallait permettre aux maires d’avoir une sorte de clause de conscience, et surtout le quinquennat de François Hollande aurait dû être l’occasion d’accorder la PMA aux couples de lesbiennes ou aux femmes seules dans la foulée de la loi sur le mariage pour tous, et conformément à son programme. Dans les deux cas, au moment du PACS comme du mariage pour tous, la gauche a trop tergiversé face à l’opposition quasi unanime de la droite, face à la violence des arguments homophobes et aux manifestations de la droite, notamment catholique.

Quant à la laïcité, c’est depuis la loi de 1905 une valeur de gauche — je renvoie aux travaux de Jean Baubérot ou de Patrick Weil. La gauche s’est pourtant progressivement laissée déposséder par la droite et l’extrême droite (Marine Le Pen se dit laïque), parce que pour la droite et l’extrême droite, la laïcité entend avant tout réguler les pratiques des Musulmans, c’est-à-dire qu’ils soient aussi peu visibles que possible dans l’espace public, ce qui n’est pas l’objectif de la loi de 1905 qui était avant tout celui du respect de la liberté de conscience et de l’absence de main mise d’une religion sur l’État. Et plus encore, la gauche a « réussi » à se diviser entre un camp de laïcs intransigeants (le Printemps républicain, par exemple), option refusée par les auteurs socialistes de la loi de 1905, et un camp de « pragmatiques » dans l’esprit de cette même loi (par exemple, l’Observatoire de la laïcité présidé par Jean-Louis Bianco, supprimé par Marlène Schiappa).

Pour quelles raisons les événements de mai 68 représentent-ils un tel catalyseur de la critique, plutôt facile, de la part des réactionnaires ?

Parce que Mai 68 est souvent ramené à un simple enjeu de valeurs, alors que c’est aussi un très grand mouvement social avec des avancées considérables, en matière d’augmentation des salaires ou de durée du travail. Donc Mai 68, par exemple pour Jean-Pierre Le Goff, ce serait seulement le gauchisme culturel : le laxisme en manière de mœurs, la tyrannie des féministes, le laxisme en matière de justice, le pédagogisme à l’école. Plusieurs auteurs ont ramené mai 68 uniquement à cet aspect. Ne parler que du culturel pour en faire un épouvantail. Il y a un accélérateur très fort : le passage de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République. Sarkozy a été beaucoup conseillé par Patrick Buisson, réactionnaire hostile à la pensée des Lumières, qui l’a poussé à dénoncer Mai 68. Quand on traite uniquement mai 68 par ce gauchisme culturel, on peut jeter la pierre à un certain nombre de catégories voire d’institutions : tout le secteur de l’éducation nationale, les féministes trop radicales, les avocats et la justice trop cléments vis-à-vis des criminels, etc…

Comment serait-il possible de contrer ces fast thinkers et leur désinformation dans un monde toujours plus rapide, notamment en ce qui concerne l’information et un verrouillage idéologique des médias en partie causée par leur concentration ?

C’est une question extraordinairement difficile car les plateaux de télévision et la radio sont de plus en plus « grignotés » par les fast thinkers et surtout par les éditorialistes les plus réactionnaires — il suffit de penser à la manière dont Bolloré a pris le contrôle d’Europe 1. Après, il existe quelques autres espaces. La technique offre des moyens de communication comme les podcasts, les plateformes etc. j’ai découvert, en faisant la promotion du livre de « petits » médias, parfois animés par des personnes très jeunes qui ont un peu d’audience. Il s’agit de semer des graines.

Désormais le discours réactionnaire est en place et domine. Il aura fallu 40 ans. Est-ce que la rue serait un moyen de contrer cette idéologie ?

C’est très compliqué à savoir. C’est sûr qu’on voit sur certains sujets le poids de la rue, en matière d’écologie avec des jeunes voire des très jeunes inquiets par la catastrophe climatique. Même chose avec le renouveau des manifestations féministes ou des manifestations antiracistes autour de l’affaire Adama Traoré, mais la rue ne suffit pas. Elle peut pousser à prendre conscience mais tant que les gens de votent pas, cela ne change rien.

Il faut réinvestir les urnes mais que pour cela il faut que les partis politiques et surtout les partis de gauche se remettent au travail et à un travail commun.

Le dernier livre de Vincent Tiberj et François Lardeux, Générations désenchantées, montre très bien qu’il y a des jeunes citoyens qui sont soucieux de donner des droits aux femmes, aux étrangers, aux LGBTQI+, qui sont aussi favorables à une économie beaucoup plus redistributive… Mais qu’ils ne sont pas forcément inscrits sur les listes électorales et surtout, et ce n’est pas de leur faute, qui ne trouvent pas dans l’offre politique de quoi avoir envie de voter. Je pense donc qu’il faut réinvestir les urnes mais que pour cela il faut que les partis politiques et surtout les partis de gauche se remettent au travail et à un travail commun. Des candidats incapables de s’entendre donnent une image désastreuse. Et l’offre électorale n’est pas à la hauteur de ce que vous appelez « la rue ». Le champ politique est en proie à de très grands bouleversements qui ne facilitent pas ces processus de recomposition d’une offre politique qui soit attractive et pas uniquement pour les électeurs les plus âgés et les plus conservateurs. À droite, les Républicains ont certes réussi à choisir une candidate, mais bien que Pécresse ait soutenu la « Manif pour  tous » et promu une loi d’autonomie des universités qui les a plongées dans les difficultés que nous connaissons, bien qu’elle soit donc très à droite, elle n’a été choisie qu’avec moins de 61% des voix contre un candidat encore plus à droite qu’elle, Éric Ciotti. Pas sûre que tous les électorats de droite s’y retrouvent. Même l’extrême droite avec ses deux candidats (Marine Le Pen, Éric Zemmour) aux potentiels pour le moment quasi équivalents est en proie à l’incertitude. Du Parti communiste il ne reste quasiment rien, le PS conserve des fiefs mais présente une candidate qui ne dépassera peut-être pas le 5%, si Anne Hidalgo se maintient. La France Insoumise, c’est avant tout une organisation autour d’un chef, avec des militants dans une grande remise de soi vis-à-vis de Mélenchon, quelles que soient les positions qu’il prend. De ce point de vue, LFI et LREM se ressemblent. Et même du point de vue de l’absence d’ancrage local. Quant aux Verts, la conjoncture devrait leur profiter, ce sont eux qui sont les plus en phase avec une bonne partie des revendications de la rue, et pourtant pour l’instant ça ne prend pas.

Mais plus encore, rien ne sera possible sans réforme fiscale, sans restauration de l’État-providence et des services publics.

Pour 2022, peut-on espérer une union de la gauche ? Est-ce que la gauche suffirait ?

Les principaux candidats à gauche sont clivants. On peut imaginer (sauf si la mayonnaise Taubira prenait, mais bon…) qu’une candidature unique devrait se jouer entre les deux premiers dans les sondages : Jadot ou Mélenchon. Je ne suis pas sûre, même si par hypothèse peu réaliste l’un des deux acceptait de se retirer, que tout l’électorat de gauche puisse se retrouver derrière Mélenchon (qui d’ailleurs s’applique à répéter qu’il n’est pas de gauche…), il serait peut-être plus facile qu’il se retrouve derrière Jadot. À voir. Mais franchement, nous sommes mal partis. Que l’état du paysage politique ne provoque toujours aucun sursaut chez les chefs de partis fait que la situation me paraît désespérée. Pourtant, le ticket du deuxième tour est autour de 17%… sauf s’il y avait un rapprochement entre Éric Zemmour et Marine Le Pen.

Le discours réactionnaire, notamment en accusant la science politique américaine d’avoir envahi les universités françaises, s’attaque au monde académique. Qu’en est-il réellement, notamment dans votre travail de tous les jours ?

Pour le moment, ces polémiques ne perturbent pas concrètement mon travail, bien que j’enseigne les gender studies et notamment les recherches sur l’intersectionnalité. C’est évidemment, néanmoins, très agaçant de voir comment des polémiques autour de cas exceptionnels peuvent être pris comme argent comptant par la quasi-totalité de la presse, ou comment les politiques mettent de l’huile sur le feu. Frédérique Vidal et Jean-Michel Blanquer manipulent ces épouvantails mais ne s’attaquent évidemment pas aux difficultés réelles et profondes de l’Université. Plus inquiétant quand même : l’annonce par le Président de la région Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, de ce qu’il retire ses subventions à l’IEP de Grenoble, parce qu’il désapprouve la sanction disciplinaire à l’égard d’un enseignant. Cet enseignant, qui est l’un des bras armés de la lutte contre le « décolonialisme », bien qu’il ne soit en rien spécialiste de ce sujet, a été sanctionné parce qu’il a critiqué publiquement et à plusieurs reprises son propre établissement. Cette intervention politique de Laurent Wauquiez est un précédent, en tout cas bien sûr pour les dernières décennies. Elle peut annoncer une politique beaucoup plus insidieuse et répressive.

Mais, finalement, que faire ?

Il n’y a pas de recettes miracles. Il a fallu environ quarante ans pour composer ce paysage idéologico-politique. Qui plus est, cette vague réactionnaire n’est pas propre à la France (que l’on pense à Trump, à Poutine ou à Bolsonaro…). Il y a des secteurs sur lesquels il est difficile de peser comme la concentration des médias et leurs recherches, avant tout pour des raisons économiques, du buzz. Côté partis politiques, la contre-hégémonie ne pourra se construire que par l’élaboration patiente et collective d’un véritable programme de gouvernement. Celui-ci suppose au moins deux conditions. La première est difficile à réussir. Il faudrait que les partis parviennent à retisser patiemment des liens avec les associations, les syndicats, les mobilisations collectives, les intellectuels et bien évidemment leurs militants. La deuxième consiste à reconstituer un socle idéologique et à en finir avec les fausses oppositions créées par les controverses. Il ne s’agit plus d’opposer féminisme et néo-féminisme, antiracisme universaliste et antiracisme intersectionnel, lutte contre les discriminations et lutte contre les inégalités, défense des classes populaires et défense des minorités. Mais plus encore, rien ne sera possible sans réforme fiscale, sans restauration de l’État-providence et des services publics.