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Pas de fatalité dans notre système de protection sociale

Lors des débats autour du recul de l’âge de départ à la retraite, l’argument de la nécessité de maintenir le système en équilibre revenait sans cesse, présentant la réforme du quatrième gouvernement Macron comme indispensable, et surtout comme l’unique solution. La protection sociale doit, certes, faire preuve d’adaptabilité face aux changements sociétaux qui « entraînent un renouvellement ou une modification des besoins de couverture collective » (1), mais il est trompeur de la dépeindre comme étant le fruit d’une adaptation mécanique à la société. Elle est telle qu’on l’a construite, et telle qu’on la construit encore.

La protection sociale recouvre « l’ensemble des systèmes qui ont pour finalité de protéger les individus contre les conséquences financières des risques sociaux » (2). Des logiques de prévoyance collective et de solidarité s’entremêlent au sein de systèmes qui renvoient dans des proportions diverses à une volonté d’assurance ou d’assistance, la tendance étant à l’universalisation des droits à la protection sociale.

Il s’agit ici d’interroger les liens entre protection sociale et transformation de la société, afin de mettre en perspective la fatalité qui légitimise trop souvent nombre de décisions prises par les pouvoirs publics. Même si les transformations auxquelles est soumise la société obligent la protection sociale à s’adapter, la manière dont elle le fait relève de choix politiques, d’arbitrages concernant les outils à utiliser, etc.

Choisir de collectiviser le risque : les origines de la protection sociale comme reflet des préoccupations du pouvoir

La prise en charge de la question sociale a elle-même été le fruit et le reflet de transformations de la société, et des préoccupations du moment. Durant l’Antiquité, « le pain et les jeux », prémisses de la protection sociale, suivaient la logique selon laquelle nourrir le peuple, c’est éviter les révoltes, nous livrant une vision bien pessimiste de la protection sociale. Cette dernière a revêtu au XIIIème siècle une dimension morale, qui témoignait de l’influence de la religion chrétienne sur la société, la charité étant l’un de ses piliers. Au XVIIème siècle, sous le règne de Louis XIV, la prise en charge des indigents par l’Etat reflète la dynamique de centralisation du royaume qui se joue ; et enfin, la révolution industrielle a été la transformation centrale des sociétés occidentales ayant poussé les gouvernements à mettre en place de réels mécanismes de protection sociale. Celle-ci fait naître la pauvreté laborieuse, à cause du déracinement des populations qu’elle cause et des forts risques d’accident du travail dont elle créé les conditions. De par ses transformations successives, la société a façonné la façon de percevoir la protection sociale, de la charité à l’assistance, puis de l’assistance à l’assurance ; dépendant toujours du bon vouloir de prise en charge de la question sociale par les pouvoirs en place.

Choisir quels risques méritent d’être couverts : l’élargissement des domaines d’intervention des pouvoirs publics

La protection sociale est supposée refléter les réalités de la société, puisqu’elle entend couvrir ses membres des risques produits par celle-ci. Elle est ainsi régulièrement tenue d’intégrer de nouveaux risques dans son champ de compétences, certains restant volontairement à la charge de l’individu, tandis que d’autres sont jugés légitimes à faire l’objet d’une couverture collective. Le premier à en avoir bénéficié, grâce à une loi de 1898, est l’accident du travail. Dans l’entre-deux guerres, le risque familial trouve sa traduction dans des prestations familiales, adossé à l’idée nataliste ayant longtemps hanté la France. Plus récemment, et dans un souci d’inclusion caractéristique des dernières décennies, le handicap et la dépendance se voient intégrés dans le champ d’action de la protection sociale. La dépendance, reflétant la situation des baby-boomers, première génération à avoir à s’occuper à la fois de ses parents et de ses enfants, est gérée par une nouvelle branche créée par la loi du 7 août 2020. Il est possible d’envisager que, par le futur, d’autres risques exerçant une pression grandissante sur la société, comme le risque épidémiologique, numérique ou encore environnemental, soient intégrés au périmètre de la protection sociale. Ainsi, nous faisons le choix conscient d’accepter ou non certains risques, de les couvrir ou non… Eriger au statut de « risque » une situation correspond réellement à un choix politique.

Choisir d’accompagner les dynamiques familiales : la modification des modalités de traitement de la question sociale

Au-delà de cette prise en charge par la protection sociale sans cesse élargie, les transformations de la société enjoignent les pouvoirs publics de faire évoluer les modalités de mise en œuvre de celle-ci : « Pour rester efficient et équitable, ce qui conditionne sa légitimité, le système de protection sociale doit s’adapter à la façon dont vivent les couples et les familles. » (3). En effet, la famille est une construction sociale, et l’émancipation des femmes qui a marqué la seconde moitié du XXème siècle a bousculé les modèles familiaux (4) et donc la façon de « faire de la protection sociale ». Leur « mise au travail » massive (5) a nécessité le déploiement conséquent de modes de garde, et de mesures contribuant à la conciliation entre vie familiale et professionnelle, dont le Complément de Libre Choix d’Activité (6), le financement d’Etablissements d’accueil du jeune enfant, le congé paternité, etc. sont de bons exemples (7). Autre dynamique familiale ayant soulevé des questions nouvelles pour le système de protection sociale : « les sociologues s’accordent […] à noter la perte de sacralité de l’institution du mariage » (8). Ainsi, les divorces se multiplient, ce qui accroît mécaniquement le nombre de familles dites « monoparentales », dont le taux de pauvreté était supérieur de 22 points à celui des couples avec enfant en 2018 (9). La problématique du soutien à la parentalité a donc émergé, l’Allocation de Soutien Familial étant une des solutions proposées pour « contribuer à élever un enfant privé de l’aide financière de l’un ou de ses deux parents » (10). L’adaptation du système de protection sociale à l’évolution des mœurs et des modes de vie oscille entre nécessité imposée aux pouvoirs publics et choix conscient de ceux-ci.

Choisir de promouvoir une certaine vision du travail : l’inadéquation des structures économiques actuelles avec le système de protection sociale

A l’inverse, d’autres changements sociétaux, moins relatifs aux modes de vie qu’à l’organisation du système productif, ne font pas l’objet d’une réorganisation du système de protection sociale autour de ces nouveaux enjeux. Que ce choix soit volontaire ou que les pouvoirs publics échouent simplement à faire transitionner le modèle, il n’en reste pas moins l’inadéquation de l’organisation actuelle du travail avec les modalités de couverture par la protection sociale. Le modèle issu de la révolution industrielle est adossé au statut de salarié, or, l’homogénéité du salariat tend à être remise en cause, puisque « la période 1997-2000 a connu une stabilisation des emplois atypiques, après leur essor à partir de 1982 » (11). En effet, pour faire face à des problématiques d’insertion depuis les années 70, se sont diffusés le travail à temps partiel, les emplois subventionnés ne permettant qu’un mi-temps, etc. Les contrats atypiques, qui font émerger une nouvelle classe de « working poor », ont pour conséquence de morceler les parcours des travailleurs, entre périodes transitoires précaires, périodes multi-activité, périodes de chômage, etc. Il s’agirait donc pour la protection sociale de repenser son articulation avec le système productif en passant d’une logique de statut à une logique de parcours, voire en rattachant les droits à la personne « en vue de favoriser la portabilité et la transférabilité dans une logique de sécurisation des parcours professionnels » (12). Le compte personnel d’activité, institué en 2016, s’inscrit dans cette logique, mais peu d’autres initiatives témoignent de la volonté des pouvoirs publics de s’y inscrire sur le long terme. Encore une fois : tout est un choix, et les modalités de protection sociale en place témoignent de la vision du travail qui souhaite être promue.

Choisir de questionner (ou non) le cadre idéologique : les impératifs environnementaux et la nécessaire remise en question du modèle

Questionner le cadre idéologique, la raison d’être et la pertinence du mécanisme de protection sociale en soulevant des interrogations relatives à sa soutenabilité relève également d’un choix. Le contexte de prise de conscience de la finitude des ressources et du ralentissement de la croissance laisse penser qu’une réforme systémique pourrait être nécessaire, mais la facilité serait d’ignorer ces considérations. « La protection sociale, et notamment la Sécurité sociale, est, dans sa forme actuelle, un pur produit de la société productionniste et de l’abondance industrielle » (13). En effet, son financement est principalement assis sur des prélèvements ciblant le travail, et la protection sociale a été pensée en s’inscrivant dans le paradigme productionniste de l’après-guerre, en misant sur des dépenses toujours plus grandes, supportées par un Produit Intérieur Brut croissant (14). Or, « Le ralentissement de la croissance de long terme, aujourd’hui lié au vieillissement de la population, à la hausse de l’épargne de précaution et aux faibles gains de productivité des services, demain lié aux trajectoires de transition écologique, pourrait déboucher sur une croissance durablement faible, nulle voire même négative. » (15), ce qui nous mène à devoir considérer un risque d’insoutenabilité fiscale et de non-solvabilité du système. L’une des façons de repenser le modèle de protection sociale au vu des transformations sociales serait via la notion d’« investissement social », qui perçoit les dépenses sociales non plus comme des charges, mais comme des « facteurs productifs, favorisant l’accroissement quantitatif et qualitatif du capital humain » (16). Mais, comme toujours, repenser les fondements-mêmes d’un système relève du bon vouloir du pouvoir en place.

Choisir de renouveler (ou non) notre confiance en le système : la montée de l’individualisme et la crise de légitimité de la protection sociale

Les choix dont la protection sociale est l’objet ne sont pas uniquement le fait des politiques. En tant que citoyens, chacun d’entre nous décide de renouveler ou non la confiance qu’il place dans le système. Celui-ci, basé sur une logique de prise en charge collective de risques individuels, voit sa légitimité remise en question par la montée de valeurs individualistes, et par l’émergence d’une volonté accrue de surveillance des « assistés ». La diffusion d’idéaux individualistes se traduit notamment par la « résurgence d’un ressentiment généralisé et d’un discours de stigmatisation des « assistés » » (17) observable dans les pays développés. Ce discours s’accompagne de l’« activation des politiques sociales », correspondant au « conditionnement du versement d’une prestation à un effort du bénéficiaire pour sortir de sa condition de receveur « passif » » (18), et tranche avec l’idéal du versement sans contrepartie. A la logique du « welfare » succède celle de « workfare », se traduisant notamment, selon la prestation, par la nécessité d’apporter une preuve de recherche active d’emploi pour les bénéficiaires de l’assurance chômage, la possible cumulation du RSA avec un emploi, etc. Pour Vincent Dubois, auteur de Contrôler les assistés, cette stigmatisation des « assistés », qui profite au cadre néolibéral marqué par une volonté de réduction des dépenses sociales, est consacrée par les médias, dont le discours journalistique vient renforcer la tendance à l’individualisme parcourant déjà l’opinion publique pour constituer la fraude sociale en problème public majeur. Or, dans la réalité, le non-recours à certaines prestations sociales (19) semble indiquer que la dynamique de diabolisation des personnes touchant des minima sociaux est quelque peu extrême. Nos mécanismes de protection sociale ne peuvent être efficaces que s’ils sont largement acceptés. Si nous faisons le choix de ne plus souhaiter couvrir collectivement certains risques du fait d’une peur des « assistés », et que nous ne nous soumettons plus à cette sorte de contrat social, l’avenir du système de protection sociale n’est pas garanti.

Ainsi, la protection sociale est « toujours le fruit de décisions politiques et non d’adaptations « mécaniques » aux changements démographiques et sociaux » (20).


(1) https://iheps.com/les-cycles-detudes/2014-2015-cycle-6-la-protection-sociale-et-les-evolutions-recentes-de-la-societe-quels-enjeux-et-quelles-interactions/

(2) De Montalembert, M. (2013). La protection sociale en France – La documentation Française – 6ème édition, p27.

(3) Barbier, J., Zemmour, M. & Théret, B. (2021). Le système français de protection sociale. La Découverte, p47.

(4) Martinache, I. (2013). Les transformations de la société française depuis 1945. In La protection sociale en France – La documentation Française – 6ème édition, p13.

(5) Le taux d’activité des femmes de 25 à 49 ans, de 50% à la fin des années 1960, a atteint 82,5% en 2020.

(6) Permet de réduire ou cesser l’activité professionnelle jusqu’aux trois ans de l’enfant.

(7) Barbier, J., Zemmour, M. & Théret, B. (2021). Le système français de protection sociale. La Découverte.

(8) Martinache, I. (2013). Les transformations de la société française depuis 1945. In La protection sociale en France – La documentation Française – 6ème édition, p14.

(9) Barbier, J., Zemmour, M. & Théret, B. (2021). Le système français de protection sociale. La Découverte.

(10) https://solidarites.gouv.fr/accompagner-les-familles-monoparentales-0

(11) Barbier, J., Zemmour, M. & Théret, B. (2021). Le système français de protection sociale. La Découverte, p49.

(12) Bonnand, G. (2019). Les évolutions de l’emploi et leurs conséquences sur la protection sociale. Regards, 55, 75-86.

(13) Charbonnier, P. (2020). Abondance et liberté: Une histoire environnementale des idées politiques. La Découverte.

(14) Bien que la tendance néolibérale actuelle soit à la réduction des dépenses.

(15) Viennot, M. (2020). Notre modèle de protection sociale est-il soutenable ?. Regards, 58, 85-94.

(16) Nezosi, G. (2021), La protection sociale – Découverte de la vie publique – 2ème édition, p31.

(17) Martinache, I. (2013). Les transformations de la société française depuis 1945. In La protection sociale en France – La documentation Française – 6ème édition, p22.

(18) Nezosi, G. (2021), La protection sociale – Découverte de la vie publique – 2ème édition, p345.

(19) 36% de non-recours pour le RSA socle et 68% pour le RSA activité, selon Dubois, V. (2021). Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre – Raisons d’agir, p12.

(20) Barbier, J., Zemmour, M. & Théret, B. (2021). Le système français de protection sociale. La Découverte, p43.