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Le rachat du Crédit Suisse par l’UBS : séisme financier et politique pour la Suisse

C’est un choc dans le monde de la finance mondiale. Le dimanche 19 mars 2023 est annoncé par le Conseil Fédéral, l’organe exécutif de la Confédération suisse comptant 7 membres, le rachat de la deuxième banque du pays – Crédit Suisse, par la première – UBS.

Dans les médias et sur les réseaux sociaux, c’est une onde de choc. Bien plus qu’une banque c’est un symbole historique de la Suisse, présent dans le pays depuis 1856, qui s’est effondré. La nouvelle est telle que lors de l’ouverture de la session extraordinaire du conseil national, Alain Berset, président de la Confédération Helvétique, s’empresse de rappeler que « La disparition du Crédit Suisse n’est pas celle de la Suisse, c’est la disparition d’une banque uniquement, ni plus ni moins ».

Ce rachat, qui permet à UBS d’acquérir Crédit Suisse pour une bouchée de pain – 3 milliards de francs suisses, est l’épilogue d’une longue semaine où la stabilité de l’économie suisse et mondiale a été fortement ébranlée.

Chronologie d’une chute

Après plusieurs tentatives de redressement courant 2022, notamment par des levées de fond, Crédit Suisse essuie en février 2023 sa plus grosse perte annuelle depuis la crise financière de 2008. Début mars, lors de la publication de son rapport annuel, la banque admet des « faiblesses importantes » au niveau de ses contrôles financiers. Au même moment, les marchés financiers sont déjà fragilisés par la faillite de la Sillicon Valley Bank, petite banque californienne spécialisée dans le financement de start-up. En réaction à ces deux nouvelles, l’action Crédit Suisse, déjà volatile, perd alors lundi 13 mars 14% de sa valeur, et se vend à 2.11 CHF, un niveau historiquement bas.

Les dirigeants de Crédit Suisse tentent de rassurer à tout prix, mais mercredi 15 mars, son principal actionnaire, la Banque nationale Saoudienne (SNB), qui possède 9.88% de la banque, annonce ne pas vouloir investir davantage de capital pour stopper la chute du titre par peur « d’être soumise à une quantité plus importante de règles ». En effet, en Suisse, quand un actionnaire dépasse 10% d’actions, il est soumis à une réglementation plus stricte, et doit démontrer certaines garanties, ce que la Banque National Saoudienne n’avait pas l’intention de faire. Malgré les tentatives de la direction de rétablir le calme, l’action Crédit Suisse chute à 1.55 CHF.

Jeudi 16 mars, la Banque Nationale Suisse (BNS) annonce un plan de sauvetage important, dont l’objectif est de rassurer les investisseurs et in fine de faire remonter le cours en bourse. Elle accorde 50 milliards de prêts à Crédit Suisse, et l’action repasse au-dessus des 2 CHF. Mais cette courte accalmie ne dure pas longtemps : le vendredi, l’action de la banque retombe à 1.86 CHF. Le weekend du 18 et 19 mars, Crédit Suisse entame des négociations avec UBS pour un éventuel rachat, le tout encadré par le Conseil Fédéral, qui donne son feu vert.

Une volonté affichée par la Confédération de contenir les risques internationaux

Derrière le rachat pour 3 milliards de Crédit Suisse par UBS, un autre acteur a joué un rôle important : la Banque Nationale Suisse (BNS), en débloquant des sommes inédites pour le rachat. D’abord, cette dernière met à disposition 150 milliards de francs suisses, remboursables avec intérêts – ici la BNS est gagnante. En plus de ces 150 milliards, elle mobilise 100 milliards supplémentaires, remboursables également avec intérêts, mais cette fois-ci garantis par la Confédération. En d’autres termes, si UBS fait défaut et n’arrive pas à rembourser l’entièreté ou une partie des 100 milliards, c’est la Confédération Suisse qui s’en chargera, c’est à dire l’argent du contribuable. De plus, dans l’éventualité où le rachat engendrerait des pertes supérieures à 5 milliards, la Confédération prendrait en charge jusqu’à 9 milliards supplémentaires. La Confédération a donc mis sur la table 259 milliards, dont 109 milliards potentiels non soumis à remboursement, pour le sauvetage du Crédit Suisse. 259 milliards engagés pour sauver une banque qui en vaut 3 ? Telle était la question posée par la Radio Télévision Suisse dans un de ses reportages devant cette somme faramineuse.

Pour justifier le rachat et le plan de sauvetage qui en découle, l’argument premier avancé par le Conseil Fédéral est que la chute d’une banque aussi importante que Crédit Suisse aurait pu provoquer des conséquences nationales et internationales dramatiques, pouvant même précipiter un crash mondial de l’économie. Ceci, la conseillère fédérale en charge des finances Karine Keller-Sutter, l’a martelé : « La Suisse a dû assumer sa responsabilité au-delà de ses frontières », avant de répéter la même phrase en anglais, afin d’appuyer le caractère international de la décision. Le conseil fédéral assure avoir voulu éviter un effet domino mondial quasi assuré si Crédit Suisse venait à faire faillite.

Dès l’annonce du rachat, la décision est saluée à l’international, même le patron de la réserve fédérale américaine (la FED) exprime son soulagement et sa reconnaissance. Pourtant, malgré cette forme de « happy ending » de surface, le mal est fait et il s’agit désormais d’essayer de comprendre comment le secteur bancaire suisse a frôlé le désastre en mars dernier.

Des scandales à répétition et un modèle de culture du risque

Ce qui est sidérant dans la chute de Crédit Suisse, c’est que personne, pas même l’autorité de surveillance des marchés financiers (la FINMA), n’ait vu venir un effondrement aussi rapide et soudain. Pourtant Crédit Suisse n’en était pas à son premier coup d’éclat. Depuis 20 ans, la banque a été contrainte de payer un total de 11 milliards de dollars d’amendes, intégralement à l’étranger.

Parmi ces scandales, on retrouve notamment un prêt de 1 milliard de francs suisses au Mozambique, somme colossale censée financer le développement économique de ce pays du sud-est de l’Afrique. Or, c’est un fiasco, l’argent est dilapidé par la corruption. Crédit Suisse, s’abstenant bien de toute réaction, se contente d’empocher les intérêts. Le scandale est tel que le Fonds Monétaire International suspend son aide financière au Mozambique, ce qui a comme effet direct de plonger plusieurs millions de personnes dans la pauvreté. En octobre 2021, Crédit Suisse est contrainte de payer 475 millions de francs d’amendes. Crédit Suisse a accumulé un certain nombre de scandales similaires, comme par exemple les faillites en 2021 des sociétés Greensill capital et Archegos, proposant toutes deux des modèles risqués, complexe et opaques, faisant perdre à Crédit Suisse 2 milliards pour l’une et 4.4 milliards pour l’autre.

Au-delà des scandales en série, le Crédit Suisse, c’est aussi une culture de la prise de risque. C’est pour ses investissements dans des modèles très risqués que Marc Chesney, professeur de finance à l’EHTZ, a renommé Crédit Suisse « Casino Suisse », les dirigeants de la banque ayant pour lui plus d’affinités avec des joueurs de poker qu’avec des banquiers consciencieux. Ce qui est d’autant plus paradoxal, rajoute Chesney, c’est qu’au Crédit Suisse « les contreperformances ont été récompensées ». 32 milliards de francs ont été distribués aux dirigeants de Crédit Suisse ces 10 dernières années, alors que la banque multipliait les esclandres. Par ailleurs, un récent article de la Tribune de Genève révèle que Crédit Suisse distribuait une partie des bonus sans les déclarer. De nombreux cadres y compris les membres du conseil d’administration recevaient essentiellement leurs bonus… en cash ! Même si le Conseil fédéral a d’ores et déjà décidé de supprimer l’intégralité des bonus des hauts cadres de Crédit Suisse pour l’année 2022, le mal est fait. La confiance même dans le secteur bancaire suisse est fortement fragilisée.

Une gestion politique de la crise remise en cause

Mardi 11 avril 2023 quand débute la session parlementaire extraordinaire visant à faire la lumière sur la chute du Crédit Suisse, la tension est lisible sur les visages des conseillers fédéraux, en particulier le président de la confédération, Alain Berset, et la conseillère fédérale en charge de l’économie et des finances, Karine Keller-Sutter. La raison de cette tension : les parlementaires sont mécontents. Mécontents de n’avoir pas été consultés dans ce qui s’apparente à une débâcle, mais également du véhicule législatif utilisé par le Conseil Fédéral. Très peu de médias étrangers ont montré les réactions scandalisées des conseillers nationaux de tous bords politiques. Tous demandent des comptes dans ce qui a été unanimement perçu comme un fiasco politique.

Le mécontentement des parlementaires s’explique par plusieurs raisons. D’abord, la décision du Conseil Fédéral a complètement court-circuité le rôle du parlement, qui n’a été consulté à aucun moment du processus du rachat de Crédit Suisse par UBS. Deuxièmement, et c’est probablement le plus grave, le Conseil Fédéral n’a pas appliqué la loi qui avait été prévue spécifiquement pour ce genre de situation : la loi « Too Big to Fail ». Votée en 2012 en réaction à la crise financière de 2008, cette loi exige des grandes banques suisses comme UBS ou Crédit Suisse qu’elles possèdent des réserves en capital et en liquidité plus importantes que les petites banques. Ces grandes banques, considérées trop grosses pour faire faillite – « Too Big To Fail », tellement les répercussions nationales et internationales seraient importantes, doivent avoir des mécanismes de protection qui leur permettent de garantir leur survie en cas d’une crise financière importante. Par ailleurs, cette loi prévoit des scénarios pour chacune des banques à suivre en cas de crise. Le principal reproche fait au Conseil Fédéral est d’avoir composé dans l’urgence de la situation sans avoir tenu compte de cette loi. Comme le résume bien sur la RTS Carlo Lombardini, avocat et professeur de droit bancaire à l’Université de Lausanne, : « La jurisprudence suisse est très claire, quand il y a une loi qui a été adoptée pour régler une situation d’urgence, il n’y a pas de place pour le droit d’urgence du Conseil Fédéral ».

En quelques mots, le Conseil Fédéral aurait outrepassé ses pouvoirs, et surtout le rôle du conseil national, à l’origine de la loi « Too big to Fail », ce qui pousse même certains observateurs à parler d‘un « coup d’état institutionnel » du Conseil Fédéral sur ce dossier. Il n’empêche que, malgré tous les signaux d’alarme concernant la situation du Crédit Suisse ces 10 dernières années, ni les volets préventifs de la loi « Too Big to Fail » ni l’autorité suisse de la surveillance des marchés financiers (la FINMA) n’ont réussi à entériner son crash.

La naissance d’un monstre et l’impératif de la régulation

Nous venons d’assister, avec ce rachat, à la naissance d’un mastodonte de la finance qui devrait nous inquiéter. Il y a 40 ans, la Suisse comptait encore 4 grandes banques : l’UBS, le Crédit Suisse, la Société de banques suisses (SBS) et la Banque Populaire Suisse (BPS). Depuis, Crédit Suisse a englouti la BPS et UBS s’est chargée de la SBS. Il ne reste de ces 4 grandes banques plus qu’UBS, qui a donc finalement réussi à engloutir ses 3 concurrentes historiques et à devenir l’unique grande banque internationale suisse. Cette nouvelle UBS pèse désormais 5 trillons, 5000 milliards d’actifs investis, ce qui représente 2 fois le PIB de la Suisse. Cette « méga-banque » concentre maintenant tous les risques, et UBS, bien que meilleure élève que Crédit Suisse depuis quelques années, est loin d’être immaculée. En 2008, c’est le Conseil Fédéral qui a sauvé la banque du crash. Bien que ce sauvetage ait eu lieu dans le cadre d’une crise économique mondiale, le constat est clair : UBS a déjà failli, rien ne dit qu’elle ne flanchera pas à nouveau.

Par exemple, UBS a également perdu des plumes, 774 millions, dans le scandale Archegos qui avait surtout éclaboussé le Crédit Suisse. Certes, c’est toujours moins que son ex-rivale et ses 4.4 milliards de pertes, mais le pari sur une société risquée et opaque était le même. La solution est sans appel : pour s’assurer qu’UBS ne flanche pas, il faut renforcer l’encadrement des grandes banques systémiques par le biais de nouvelles règles et législations. Il est également évident que des questions vont devoir se poser au niveau du pouvoir et de l’influence d’UBS dans le secteur politique suisse. Comme le souligne Marc Chesney, le lobbying du secteur bancaire suisse, en particulier d’UBS est colossal : « Nous avons un 8ème conseiller fédéral en Suisse. Il n’a pas été élu, et il est plus puissant que les 7 autres. C’est le directeur d’UBS ».

Le parlement bien déterminé à reprendre la main

Pour faire lumière sur l’affaire Crédit Suisse, les groupes politiques du parlement national ont unanimement décidé de la création d’une commission d’enquête parlementaire, décision forte pour la Suisse. Si les commissions d’enquête parlementaire sont monnaie-courante dans des pays comme la France ou les Etats-Unis, la pratique est plutôt rare en Suisse. En 175 ans d’existence, la confédération helvétique n’en a connu que 4. Il s’agit donc désormais d’attendre patiemment que la procédure fasse son chemin afin de connaitre les conclusions de cette commission.

Derrière l’objectif d’éclaircir le rôle de chacun dans la chute du Crédit Suisse, la commission d’enquête aura également comme mission de restaurer la crédibilité du parlement. Il est évident que les conclusions de la commission devront alimenter des futurs textes de loi pour encadrer plus strictement l’unique banque suisse Too Big to Fail, et de permettre au parlement de reprendre la main sur le secteur bancaire suisse.

Dans une perspective plus large, les sommes colossales mises sur la table par la Confédération pour sauver Crédit Suisse, impliquant donc directement l’argent du contribuable, ravivent la même question qu’après chaque crash bancaire : comment en est-on arrivé à mutualiser les pertes des grandes banques alors qu’on privatise leurs profits ?


Radio Télévision Suisse (RTS)

Reportage de Temps Présent sur la Chute du Crédit Suisse https://www.rts.ch/play/tv/redirect/detail/14106043

https://www.rts.ch/play/tv/redirect/detail/13875151

https://www.rts.ch/info/economie/14122815-la-banque-nationale-suisse-entend-tirer-les-lecons-de-la-crise-de-credit-suisse.html

Articles de journaux :

https://www.letemps.ch/economie/bonus-cadres-credit-suisse-seront-supprimes-reduits

https://www.letemps.ch/economie/finance/finma-veut-tirer-lecons-crise-chez-credit-suisse

https://www.letemps.ch/opinions/editoriaux/credit-suisse-parlement-agir-sil-veut-rester-credible

https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/10/27/archegos-greensill-tuna-bonds-credit-suisse-la-banque-qui-enchaine-les-scandales_6100061_3234.html#xtor=AL-32280270-[default]-[ios]

https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/03/15/l-action-de-credit-suisse-chute-les-valeurs-bancaires-europeennes-en-forte-baisse_6165569_3234.html

https://www.tdg.ch/comment-credit-suisse-dissimulait-les-bonus-872427521916

https://www.capital.fr/entreprises-marches/credit-suisse-la-banque-pourrait-restituer-les-bonus-deja-verses-a-ses-dirigeants-1469224

https://www.morningstar.fr/fr/news/233226/disparition-de-credit-suisse–chronologie-dune-chute.aspx#:~:text=Credit%20Suisse%20était%20déjà%20sous,bancaire%20en%20Europe%20pour%20Morningstar.

https://www.lesechos.fr/1993/01/le-systeme-bancaire-suisse-a-lheure-des-concentrations-897070

https://agefi.com/actualites/entreprises/en-un-siecle-la-suisse-est-passee-de-huit-grandes-banques-a-une-seule

https://www.lecho.be/entreprises/banques/la-fusion-ubs-credit-suisse-cree-un-mastodonte-aux-pieds-d-argile/10455080.html

https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/banque/le-gouvernement-suisse-donne-un-serieux-coup-de-frein-aux-bonus-des-dirigeants-de-credit-suisse-963438.html

https://www.lefigaro.fr/conjoncture/la-disparition-du-credit-suisse-ce-n-est-pas-celle-de-la-suisse-20230411#:~:text=«La%20disparition%20du%20Credit%20Suisse%20n’est%20pas%20celle%20de,président%20de%20la%20confédération%20helvétique.

https://www.lefigaro.fr/flash-eco/credit-suisse-une-crise-bien-geree-mais-les-liquidites-des-banques-doivent-etre-renforcees-20230626