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La méritocratie : un mythe républicain

« Quand on veut, on peut ». A l’heure du développement personnel et des mythes du self-made man, ce dicton est devenu un véritable mantra qui exhorte au dépassement individuel et au travail acharné, clés de voûte de notre modèle productiviste . La volonté devient le secret du succès et le mérite la valeur suprême. Mais ce volontarisme outrancier est on ne peut plus hypocrite quand on sait que le destin social d’un individu est bien souvent déterminé dès sa naissance.

La question de l’idéal méritocratique est de plus en plus sujette au débat, et s’est même retrouvée au cœur de l’actualité quand, en octobre 2022, l’écrivaine française Annie Ernaux a reçu le Prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre, composée en grande partie de productions autobiographiques qui illustrent son parcours de « déclassée par le haut », comme elle aime à se définir. Fille d’ouvriers normands, nourrie de lectures bourdieusiennes, elle s’est employée à symboliser l’expérience du « transclasse » et à dévoiler les mécanismes rouillés de la mobilité sociale, dans un souci de « venger sa race ».  

Egalité des chances et illusion méritocratique : ceux qui méritent ou ceux qui héritent ?

En plaçant le mérite au cœur de la réussite individuelle, on estime que tout individu est en mesure d’accéder par son travail à des positions « d’élite », quelle que soit son origine sociale ou raciale. La manifestation la plus frappante de ce discours se retrouve au sein de l’institution scolaire, autour de la question de « l’égalité des chances », un mythe qui ne fait que transformer un privilège – par exemple celui d’être issu d’un milieu culturellement favorisé, en mérite – celui d’avoir réussi. Non seulement cette apparente égalité est hypocrite, mais elle est aussi mystificatrice et hautement culpabilisante, en ce sens qu’elle fait porter la responsabilité de l’injustice à celui qui la subit.

Comme l’analyse le sociologue Bourdieu dans son ouvrage Les Héritiers, l’école transforme « ceux qui héritent » en « ceux qui méritent » et fait passer les difficultés rencontrées par des élèves issus de milieux populaires pour des défauts de talent.  L’école devient alors le lieu d’une forte violence symbolique et participe à la reproduction sociale en légitimant les inégalités par un discours méritocratique. La notion de « violence symbolique », concept clé de la pensée bourdieusienne, renvoie précisément à l’idée que les groupes dominants imposent des représentations et des hiérarchies en les faisant passer pour légitimes, conduisant à une intériorisation de ces normes sociales par les dominés eux-mêmes.

En France, le système de classe est particulièrement hermétique à tout changement. Selon le rapport 2018 de l’OCDE « L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale », on estime que 7 enfants d’ouvriers sur 10 connaîtront le même sort que leurs parents, et il en va de même pour les enfants de cadres ou de chefs d’entreprise. Les diverses mesures prises pour tenter de relancer « l’ascenseur social » (quotas de boursiers dans les grandes écoles, suppression des épreuves de culture générale) peinent à convaincre et se font souvent sur fond d’illusion méritocratique et d’exhortation au travail. Quand, lors de sa visite dans un lycée professionnel de Clermont-Ferrand en 2020, Emmanuel Macron décrète vouloir « retrouver la sève du mérite », il s’inscrit dans cette conception libérale et individualisante de la justice sociale.

Le graphique ci-dessus étudie l’origine sociale des étudiants au sein des Grandes Ecoles françaises en 2020. Le constat est sans appel. Pour citer quelques chiffres, l’Ecole polytechnique compte environ 65% d’enfants de cadres supérieurs, contre moins de 5% d’enfants d’ouvriers. Même les classes préparatoires, qui sont soumises à des quotas de boursiers, accueillent en 2020 50% d’enfants de cadres supérieurs pour moins de 10% d’enfants d’ouvriers. De quoi faire douter de la bonne foi du principe d’« égalité des chances », véritable fer de lance de nos dirigeants politiques depuis plusieurs années. En partant du constat que les classes populaires sont très largement exclues des grandes écoles, incapables d’embrasser la diversité sociale de la société française, la journaliste Philippine Le Bret affirme, dans un entretien avec le sociologue Hugues Draelants, qu’il faudrait parler d’une « méritocratie de classes ». Une méritocratie, oui « mais seulement pour certaines classes sociales ».

Les « miraculés de la reproduction sociale » : piliers du système de classes

Certains trouveront bon de dire que ces chiffres montrent au contraire qu’il est possible pour un enfant d’ouvrier d’intégrer une grande école. En effet, les rares « transclasses » qui sont parvenus à dépasser leur condition sociale d’origine – les 5% d’enfants d’ouvriers de Polytechnique par exemple – sont très souvent exhibés comme des preuves du bon fonctionnement d’un système méritocratique qui donnerait les mêmes chances à tous, et servent d’alibi pour dénoncer l’immobilisme et la paresse des autres. On fait de leur parcours individuel une généralité et de leur cas exceptionnel une norme pour justifier la reproduction d’un système inégalitaire : puisque le mérite est la valeur suprême, et puisqu’un enfant d’ouvrier peut entrer à Polytechnique ou à l’ENS, alors celui qui a « échoué », le mauvais élève, ne doit son échec qu’à son manque de travail et de volonté et mérite ainsi son sort.

Mais penser ainsi revient à dire que les inégalités sociales sont acceptables, du moment qu’elles découlent de qualités individuelles telles que le travail ou la volonté et non pas d’héritages, comme l’origine sociale. Ainsi, le mythe méritocratique contribue à justifier et maintenir en l’état un système de classes.

Dans un ouvrage intitulé « Illégitimes » publié en 2021, la journaliste Nesrine Slaoui revient sur son parcours, depuis le quartier populaire d’Apt où elle est née jusqu’aux bancs de Sciences Po. Fille d’un père maçon et d’une mère femme de ménage, tous deux issus de l’immigration, elle raconte ses luttes et ce sentiment d’illégitimité dû à ses origines, raciales et sociales, qui ne l’a jamais quittée et qu’on lui fait encore ressentir aujourd’hui, alors même qu’elle est devenue une journaliste influente et accomplie.

C’est lors de sa rencontre avec le monde bourgeois de la classe préparatoire que Nesrine Slaoui s’est rendue compte avec une grande violence de ses propres origines sociales. Elle raconte comment, à son arrivée en classe prépa, elle notait dans la marge de ses cahiers toutes les références littéraires et artistiques qui lui manquaient en affirmant : « Je ne me suis jamais sentie aussi bête et incompétente ». Son livre s’inscrit dans la lignée des travaux qui analysent l’école comme un outil de la reproduction sociale et les grandes écoles comme des institutions élitistes créées par et pour une classe bourgeoise.

Par son parcours, elle témoigne aussi du fait qu’aucune trajectoire transclasse ne s’effectue sans son lot de renoncements, sans ces efforts constants d’adaptation et de conformisme à un monde qui n’est pas le sien. « Être bourgeois […] c’est une culture générale valorisée par les grandes écoles, un ensemble de savoirs, de savoir-être, de savoir-faire et de goûts qui n’ont rien de spontané. C’est une construction qui se pérennise dans le temps, léguée avec le reste du patrimoine de génération en génération. […] Ces différences sociales ne seraient pas dérangeantes si elles ne fabriquaient pas des inégalités. Si la réussite scolaire ne dépendait pas des pratiques à l’extérieur de l’école, peu importerait que vous ayez vu tous les ballets de Tchaïkovski ou des concerts de Patrick Sébastien. Mais la réalité est que pour changer de classe sociale, il faut épouser ses pratiques».

Si son roman s’articule autour du récit de son passage d’un milieu social à un autre, passage qu’elle refuse de qualifier d’« ascension », elle n’oublie pas de rappeler que sa trajectoire est l’exception et non pas la norme, et qu’elle ne doit pas occulter la réalité de ce qu’est la mobilité sociale. « Je suis une miraculée de la reproduction sociale, un accident, une erreur sociologique ».  

Mariam Sahraoui