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La France d’en bas dans « Leurs enfants après eux » de Nicolas Mathieu

Dix mois séparent la sortie d’album « La fête est finie » du rappeur Orelsan et la parution du roman « Leurs enfants après eux » de Nicolas Mathieu. Le premier sera certifié double disque de diamant, et le second remportera ni plus ni moins le prestigieux prix Goncourt. L’un grandit dans une famille de la classe moyenne de Caen avec « la campagne et ses gros sabots », l’autre est issu d’un horizon similaire mais de l’autre côté de la France, dans les Vosges, territoire se vidant de ses ouvriers. Ces deux œuvres décrivent une France à deux vitesses, écartelée entre des grandes villes gentrifiées et dirigeantes, et « l’autre côté du périphérique », couvrant tant les couronnes périurbaines que la campagne profonde.

Le théâtre d’un déterminisme social

La fresque sociale mettant en scène l’histoire d’un adolescent franchement antipathique prénommé Anthony se déroule dans les années 90 dans la ville « d’Haillange, dans la vallée de la Henne » (l’écrivain s’est inspiré de la ville d’Hayange en Moselle). C’est l’été, le jeune homme a quatorze ans et, pour ne pas employer de termes injurieux, il s’ennuie beaucoup. A travers son roman, Nicolas Mathieu nous embarque dans la vie du garçon, pour ensuite prendre de la hauteur et nous montrer le cadre dans lequel il évolue : une petite ville de la diagonale du vide où « les hauts-fourneaux ne brûlent plus ». Sa mère est la ménagère modèle décrite par Orelsan dans « La pluie » et son père enchaîne les travaux manuels et ne semble ne pas être insensible aux doctrines qui animent les gens des milieux périurbains. Entre scepticisme vis-à-vis des immigrés et attitude résignée au regard de leurs situations professionnelles, une rage sourde les anime, mais elle est comme anesthésiée, reléguée au second plan par « leur petite place au soleil » comme disait Annie Ernaux : ils se contentent d’apprécier la chance qu’ils ont d’avoir leur pavillon.

Au delà de la vie molle d’Anthony, Nicolas Mathieu peint une France que le géographe français Christophe Guilluy a qualifiée de « périphérique ». Il s’agit de territoires tels qu’Haillange, fragilisés, voire à l’abandon (tant d’un point de vue social que politique), et qui remettent en cause la traditionnelle division urbain/rural. Les travaux de Christophe Guilluy s’attachent à démontrer que le modèle économique actuel et le découpage territorial français, qui font le succès des grandes zones urbaines, mènent à exclure les trois quarts des catégories populaires de la création de richesse. On n’entend presque pas parler de politique dans le roman de Nicolas Mathieu. Pourtant, Christophe Guilluy explique qu’il y a, dans cette France laissée à l’abandon, un moyen de comprendre les phénomènes d’abstention croissante et de vote aux extrêmes. Lire cet essai serait sans doute un meilleur point de départ pour les élites au pouvoir que de réprimander les Français pour leur tendance à l’abstention à chaque élection.

Nicolas Mathieu fait montre d’une extrême précision des réalités sociales du milieu et des phénomènes de reproduction sociale, de destins déçus, animés par les jeunes personnages dont certains reprendront le « flambeau familial » et d’autres, chanceux, quitteront la vallée pour réussir de brillantes études. C’est le cas de Stéphanie, fille de bonne famille dont le père était un des notables de la ville, et dont Anthony est amoureux. Ce dernier, lui, restera à Haillange. Au delà de ces deux personnages principaux, d’autres plus anecdotiques illustrent tout aussi bien ces aspirations à l’ascension sociale : « Clem », l’amie de Stéphanie, réussit elle aussi de bonnes études. Quant à Romain, issu d’une famille financièrement plus aisée, se contente avec snobisme de rejoindre une école de commerce. De manière générale, l’entièreté de son récit montre des personnages réels, presque hagards et surtout ayant une vision individuelle d’un même problème collectif. Au sein de leur petite ville, ils n’attendent rien d’autre qu’un sursaut (ou pas) de leur part et seulement de leur part pour améliorer leur situation. Mais de toute façon, les enfants « après leurs parents » font à peu près la même chose de leurs vies. Usés par leurs rébellions constantes, ils finissent par capituler.

Au final, si certaines critiques regrettent le léger excès de longueur du livre (six cents pages en version poche), ce sont les seules critiques négatives du roman d’un écrivain jusqu’alors très peu connu ayant remporté haut la main le prix Goncourt.

… aux spectateurs éparpillés

Cette thèse de la France périphérique a été recentrée dans le domaine de la géographie électorale par Jérôme Fourquet dans son essai « L’Archipel français » paru en 2019. Ce dernier prend les élections présidentielles de 2017 comme point central dans la redéfinition des tendances électorales françaises, et son titre est révélateur : au sein d’un même pays, un fossé semble s’être creusé entre les différentes îles, les plus grosses représentant les grandes villes et les petites les bassins ruraux.

Pour comprendre l’idée d’« archipellisation » du territoire français où des élites déconnectées et centralisées ne communiquent plus avec le reste de la population éparpillée, Jérôme Fourquet analyse différents facteurs. Parmi eux, la disparition du rythme de vie catholique en France entre le XIXè et XXè siècle, le déclin du communisme, du syndicalisme et la montée des sympathisants aux théories du complot. Une partie de la population initialement à gauche ne se reconnait plus dans les nouveautés du parti socialiste qui a considérablement muté ces dernières années en priorisant les sujets sociétaux aux préoccupations économiques nationales. On parle d’une frange de la France « oubliée », mais en réalité l’Etat tente déjà de s’emparer de la question, comme c’était le cas avec le projet de réforme constitutionnelle de 2019 qui avait pour but de réformer la représentation nationale, et de faciliter la participation politique des citoyens.

Le titre de cet article n’a rien d’hasardeux. Christophe Guilluy lui-même parle de « sécession du haut contre le bas à qui il ne parle plus ». Ce que décrivent le romancier et les chercheurs correspond à l’accouchement d’une situation qui se prépare depuis maintenant quarante ans avec la financiarisation du monde. Quelle question se poser ? Est-ce encore possible d’intégrer à la machine infernale de la mondialisation les plus petits territoires ? Ou bien pouvons nous oser rêver de s’en émanciper ? Il n’est pas haineux ou extrême de parler d’une redéfinition du modèle économique, et de nombreux commentateurs hétéroclites sont intervenus sur le sujet, de Bernie Sanders aux États-Unis jusqu’à Jean Lassalle chez nous.


Nicolas Mathieu, invité avec Christophe Guilluy dans l’émission « la Grande table » sur France Culture