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La directive CSRD : la comptabilité comme acteur de la lutte contre le réchauffement climatique

La comptabilité, souvent perçue comme une science poussiéreuse et rigide, pourrait se révéler comme ayant un rôle crucial dans la transformation de l’économie pour lutter contre le réchauffement climatique. 

Les normes comptables, qui sont partagées par toutes les entreprises, constituent en effet en quelque sorte les règles du jeu. Comme l’explique Maurice Levy, ancien président de Publicis Group, « De telles règles ne sont jamais neutres. Elle peuvent avoir des conséquences qui influencent en définitive les stratégies et les décisions des entreprises. C’est pourquoi les normes comptables, les concepts sous-jacents et leurs fondements logiques revêtent une importance décisive. » Pour Levy, celles-ci vont même jusqu’à influencer « la compréhension et le pilotage de l’activité des entreprises, et donc potentiellement la marche de l’économie entière ». La comptabilité est donc, plutôt qu’un ensemble de techniques « froides » de gestion, une science très politique. Cette influence de la comptabilité sur le reste de la société, c’est bien ce que les promoteurs de la CSRD, la nouvelle directive sur le reporting extra-financier de l’Union Européenne, s’attellent à défendre. 

La comptabilité extra-financière des entreprises, un enjeu crucial pour lutter contre le réchauffement climatique.

Traditionnellement la comptabilité s’attache à quantifier les performances financières des entreprises. Ce « reporting financier » a pour but d’informer les actionnaires et autres investisseurs potentiels de l’état financier d’une entreprise. Depuis quelques années déjà, la législation européenne impose à certaines grandes entreprises de transmettre des informations sur la façon dont elles répondent aux enjeux sociaux et environnementaux de notre société. Ces rapport « extra-financiers » sont encadrés par la « Non-Financial Reporting Directive » (NFDR). Jusqu’alors ceci aidait principalement les investisseurs à évaluer les performances extra-financières des grandes entreprises, tout en les encourageant à développer des stratégies plus respectueuses de l’environnement.  

La CSRD: une responsabilité étendue des entreprises.

En novembre 2022, le parlement de l’Union Européen a adopté une nouvelle directive sur le reporting extra-financier, la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui entrera en vigueur début janvier 2024. La CSRD ambitionne d’encadrer au mieux le « reporting extra-financier » des entreprises en venant combler plusieurs manques des NFDR, parmi lesquels la très grande hétérogénéité des informations fournies par les différentes entreprises, et leur grande incomplétude. Plus encore, la CSRD exige des données précises, complètes avec des indicateurs et des normes standardisées. La marge de manoeuvre en matière de reporting extra-financier sera donc considérablement réduite pour les entreprises. La CSRD prévoit de s’appliquer aux grandes entreprises avant de s’étendre progressivement aux Petites et Moyennes Entreprises (PME). 

La CSRD affiche ainsi trois ambitions principales : 

  1. Rediriger les capitaux vers des investissements plus durables. 
  2. Proposer une gestion des risques renforcée, pour anticiper et traiter les risques liés au réchauffement climatique. 
  3. Proposer des informations extra-financières plus transparentes et une vision sur des perspectives long-termes. 

Pour ce faire, la CSRD introduit un nouveau concept dans le reporting extra-financier : l’analyse de la double matérialité. Cette dernière, pierre angulaire de la CSRD, comprend : 

  • Une matérialité financière. Son calcul permet de mesurer les impacts des enjeux économiques, sociaux et environnementaux sur la pérennité économique de l’entreprise. Par exemple, en mesurant les impacts de canicules répétées pendant l’été sur les activités de l’entreprise.
  • Une matérialité d’impact. Son calcul permet de mesurer l’impact de l’activité de l’entreprise sur les personnes et l’environnement. Il s’agit ici de mesurer directement les effet positifs et négatifs de l’entreprise sur le climat et sur la société. 

Une entreprise qui déciderait de ne publier aucune information à ce sujet se verrait dans l’obligation de prouver que son activité n’a aucune répercussion sur le climat. A l’inverse, en contrepartie pour les entreprises dont l’impact sur l’environnement et la société est positif, les avantages financiers et fiscaux seront nombreux (par exemple en bénéficiant de taux d’intérêts moins importants).

Cette évaluation par les entreprises de leurs impacts extra-financiers va nécessiter un recours multiplié aux cabinets spécialisés. Scientifiques, ingénieurs et experts seront donc mobilisés massivement par les entreprises afin d’évaluer au mieux les impacts positifs et surtout négatifs générés : pollution des sols, déforestation etc. In fine, ces dégâts devront être monétarisés afin d’estimer leur coût et de pouvoir donc l’afficher dans le bilan extra-financier de l’entreprise. Cette vision implique donc de fixer un coût à l’impact environnemental et social d’une entreprise.

La CSRD est donc une réforme notable car elle étend la responsabilité des entreprises aux enjeux environnementaux et sociaux, tout en créant un rapprochement entre le financier et l’extra-financier, ces deux types de bilan devant être publiés sur un même document.

Comme le présente sur Linkedin Alexandre Rambaud, maitre de conférence à AgroParisTech spécialisé en comptabilité financière et écologique, avec la CSRD, la nature est désormais considérée comme « une partie prenante silencieuse » du monde économique plutôt que représentée « par le biais des services qu’elle procure aux entreprises, et en fait aux actionnaires en termes de gains ou de risques sur la productivité. » comme c’est le cas dans le reporting extra-financier actuel. 

Un enjeu de souveraineté européen face aux Etats-Unis.

Si la CSRD semble être un premier pas vers une responsabilité étendue des entreprises vis-à-vis de la nature, c’est également un moyen pour l’Union Européenne de s’affirmer face aux Etats-Unis, qui défendent un autre modèle de comptabilité extra-financière : l’ISSB (International Sustainability Standards Board).

L’ISSB, présidée par le très médiatique Emmanuel Faber, ancien PDG de Danone, se concentre uniquement sur la matérialité financière, en promouvant la transparence et l’harmonisation des normes de comptabilité environnementale pour permettre aux investisseurs d’avoir le plus d’informations possible pour affiner leur stratégie financière.  Contrairement à la CSRD, l’ISSB ne veut en rien imposer le reporting extra-financier, mais planche essentiellement sur des incitations venant de la part des investisseurs. En bref, pour l’ISSB l’investisseur est roi, il est le seul à pouvoir obliger les entreprises à « se mettre au vert », et aucune norme ne pourra égaler ce pouvoir. En plus d’un enjeu de souveraineté de l’Union Européenne, c’est donc également l’ambition du projet de la CSRD par rapport à l’ISSB qui doit être souligné.

Ce premier pas important vers une responsabilité étendue des entreprises vis-à-vis des enjeux environnementaux et sociaux permet d’ouvrir l’horizon vers de nouveaux modèles comptables. Parmi ceux-ci, la CARE (Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement), promue par Jacques Richard et Alexandre Rambaud, propose notamment d’inclure dans le bilan financier les éléments extra-financiers. Dans cette approche, l’impact néfaste d’une entreprise sur l’environnement pourrait donc avoir des répercussions directes sur son profit.