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Monde Contemporain

L’ « Amérique russe », quand la Russie possédait une partie des États-Unis 

Difficile d’imaginer aujourd’hui des colonies russes sur le continent américain, trente ans après la fin de la Guerre froide. Et pourtant, pendant près de cent ans, Pétersbourg a étendu son influence et ses comptoirs sur un territoire s’étirant du détroit de Béring à la Californie. Retour sur une histoire méconnue. 

Cela fait près d’un an que Vladimir Poutine mène en Ukraine une guerre qui devait restaurer en partie les frontières de l’empire russe. Mais il est une frontière de ce même empire dont on parle rarement. Une frontière située sur un autre continent, en Amérique du nord, et qui s’étendait de l’Alaska aux environs de San Francisco. À l’origine de cette colonisation, l’expansionnisme des tsars successifs et un attrait pour les fourrures du Pacifique, en particulier celle des loutres de mer. La disparition de ces dernières et le coût du maintien de possessions si lointaines finissent par mettre fin à l’établissement russe en Amérique, suspendant une histoire à même d’inspirer de nombreuses uchronies. 

Si les contacts et les échanges vers l’est sont anciens en Russie, tout s’accélère au XVIIIe siècle. Pierre le Grand, qui meurt en 1725, étend ce qui devient l’empire de Russie tous azimuts, à l’ouest où il fonde Saint-Pétersbourg, comme à l’est. Il est notamment à l’origine de l’expédition du danois Vitus Béring, qui a donné son nom au détroit séparant l’Asie et l’Amérique. Cette expédition, qui a finalement débuté après la mort du tsar, visait à explorer l’est de la Sibérie, et notamment la péninsule du Kamchatka. Cette poussée vers l’extrême-orient amène logiquement les chasseurs et commerçants russes à traverser le Pacifique et poser le pied en Alaska. L’un d’eux, Grigori Chelikhov, y fonde un premier comptoir en 1784. Quinze ans plus tard, en 1799, il participe à la fondation d’une « Compagnie russe d’Amérique », sur le modèle des Compagnies européennes qui ont pris possession d’une partie de l’Asie du Sud-est, et financée par le pouvoir russe. 

Cette compagnie détient le monopole de la chasse et du négoce en Amérique, et accompagne le développement de comptoirs en Amérique. Au fil du temps, face à l’épuisement progressif de la ressource des fourrures et à la pauvreté des terres en Alaska, les colons russes poussent au sud. Ils longent la côte Ouest, pas encore intégrée aux États-Unis nés en 1776, à travers les actuels Colombie Britannique, État de Washington, Oregon et Californie. Un comptoir, du nom de Fort Ross, est même fondé tout près de San Francisco en 1812. Mais ces colonies russes en Amériques sont fragiles. Éloignées du cœur du pouvoir russe, elles sont difficiles à tenir. Et leur économie reposant sur les fourrures périclite rapidement, à mesure que s’épuisent les populations animales. Certains facteurs extérieurs jouent aussi. En 1839, l’uniforme des officiers russes est changé et perd son col de loutre, privant une économie déclinante d’un de ses débouchés.

La question de l’avenir de ce qu’on appelle alors l’ « Amérique russe » n’a pas toujours suscité l’unanimité. Il a même été question d’une expansion durable sur le continent, à partir de Fort Ross. Mais les tenants locaux de cette ligne, appartenant à la mouvance décembriste – du nom d’une insurrection datant de 1825 qui voulait réformer le régime tsariste autocrate -, sont écartés par le tsar Nicolas 1er. Ce dernier se désintéresse de ces colonies jugées trop lointaines, alors que la Compagnie russe d’Amérique voit ses revenus fondre. Le Fort Ross est vendu en 1842, au moment où l’on commence à trouver de l’or en Californie, prélude à la fameuse ruée vers l’or. Les États-Unis quant à eux poursuivent l’achat et la conquête de nouveaux états, et convoitent notamment le Canada. Pétersbourg voit là un moyen de se débarrasser de ses encombrantes colonies tout en en tirant des revenus. On laisse entendre à la fin des années 1850 à Washington qu’une vente de l’Alaska est possible, et les négociations se concrétisent au sortir de la guerre civile américaine (1861-1865). Certains s’opposent à l’achat d’une terre pauvre en ressources – on n’y découvre de l’or qu’en 1896 -, qui plus est à un prix élevé comparé par exemple à celui de l’achat de la Louisiane en 1803. Mais la vente de l’Alaska a bien lieu en 1867, pour 7,2 millions de dollars, mettant ainsi fin à l’éphémère existence de l’« Amérique russe ». L’histoire ne dit pas ce que serait devenu le monde si Nicolas 1er et ses successeurs avaient choisi de pérenniser leur présence sur la côte Ouest-Américaine. Une question qui reste ouverte car aucun auteur ne s’est encore emparé du sujet…