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Le Genre du Capital (4/5) : Des textes de loi au neutre-masculin formellement égalitaire, des applications foncièrement défavorables aux femmes

Dans le sillage des épistémologies féministes du positionnement ou du point de vue (standpoint), il convient de s’intéresser, à un niveau plus macroscopique, au droit et à l’action publique, comme étant des productions socialement situées malgré un langage universel et sur le papier, strictement égalitaire.

Les statistiques par le ménage et le foyer, « cache-sexe de l’inégalité
patrimoniale »

L’un des principaux obstacles rencontrés par les chercheuses dans leur enquête réside dans les choix opérés par l’INSEE dans la catégorisation de ses enquêtes. En effet, l’enquête menée sur les patrimoines l’est au niveau du ménage, considéré comme cellule de base. Les estimations individualisées de patrimoine sont alors extrapolées par une division égale du patrimoine du ménage. De même, les données produites par l’administration fiscale se rapportent au foyer fiscal.

« Derrière le paravent statistique du ménage, tout se passe comme si une fois qu’ils vivaient ensemble, hommes et femmes partageaient le même niveau de vie et les mêmes biens. Concepts hérités de l’idéologie familialiste et patriarcale, le ménage et le foyer font écran à la connaissance des inégalités de richesse entre les hommes et les femmes. Ils constituent un ‘cache-sexe’ et un ‘cache-misère’ de la pauvreté des femmes. »

Cet aveuglement aux inégalités intrafamiliales a des conséquences majeures, la production de données fiables étant un préalable nécessaire à toute action publique. Céline Bessière et Sibylle Gollac soulignent ainsi que « du fait des difficultés d’accès aux données individuelles, la variable sexe est absente de l’ouvrage de 950 pages de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle. » De fait, les résultats obtenus par les deux chercheuses ont requis un fastidieux travail de recoupements de données à partir de l’enquête « Patrimoine » de l’INSEE, reposant en outre sur un échantillon plutôt restreint –10 000 ménages. Le constat est toutefois sans appel :

« […] les hommes détiennent davantage de capital que les femmes, quelle qu’en soit la forme : financière, immobilière, terrienne ou professionnelle […]. Loin de se résorber, cette inégalité patrimoniale s’accroît en France depuis deux décennies. […] Entre 1998 et 2015, l’écart de richesse entre les hommes et les femmes a quasiment doublé, passant de 9 % à 16 % de la richesse moyenne globale. »

L’absence d’indicateurs clairs et fiables dans les enquêtes statistiques conduit à l’invisibilisation de la problématique des inégalités intrafamiliales, et à sa non-prise en compte par les pouvoirs publics, et dans une moindre mesure par la recherche académique. Cet aveuglement au genre se retrouve en outre dans le droit de la famille, rédigé dans un neutre universel-masculin.

Le système des pensions alimentaires, des dispositions légales aux
nombreux impensés sexistes

La loi ne comporte aujourd’hui plus de mesures discriminatoires à l’égard des femmes quant à l’accumulation de richesses. Toutefois, rédigée au masculin-neutre par des législateurs et des juristes très majoritairement masculins, elle recèle de nombreux impensés sexistes.

L’un des exemples les plus flagrants concerne les pensions alimentaires, dont 97 % sont versées par des hommes. Ces pensions sont défiscalisées pour le débiteur et doivent à ce titre être déclarées par la créditrice, alors que cet argent destiné à l’entretien des enfants n’aurait pas été défiscalisé s’il était dépensé directement par le père, et surtout qu’il ne l’est pas pour la mère qui elle aussi effectue des dépenses pour l’entretien des enfants. Mystérieuse dans ses fondements, la fiscalisation des pensions alimentaires a des effets délétères sur les femmes, mais aussi sur les finances publiques :

« En raison de la progressivité de l’impôt et des inégalités de revenus entre hommes et femmes (les débiteurs de pensions alimentaires sont généralement plus riches que les créancières), le Québec a ainsi réalisé 75 millions de dollars de recettes fiscales supplémentaires en 1995 [en mettant fin à la défiscalisation des pensions alimentaires]. Impensé sexiste, la fiscalisation des pensions alimentaires constitue un cadeau de l’État français aux hommes des classes moyennes et supérieures, qui renforce l’inégalité économique avec leurs ex-conjointes. »

Au-delà de leur fiscalisation, les pensions alimentaires sont conçues « sur un inconscient sexiste », les hommes étant placés en position de « bons princes » alors que leurs ex-femmes sont transformées en « mendiantes ». En effet, alors que 20 à 40 % des pensions alimentaires prévues par la justice ne sont pas versées, il échoit aux femmes d’effectuer les démarches auprès des tribunaux et des administrations sociales (CAF), de réclamer le paiement mensuel et la revalorisation annuelle de la pension alimentaire… alors même que ces femmes se trouvent dans une position bien souvent fragilisée. Là encore peut être convoqué l’exemple du Québec, où fut instauré dès 1975 « un système de recouvrement public des pensions alimentaires [confié] au fisc, une administration autrement plus dissuasive et contraignante vis-à-vis des pères qui ne paient pas leur pension alimentaire (en particulier dans les classes supérieures). »

Le recouvrement public permet en outre d’éviter des contacts récurrents entre les femmes et leurs ex-conjoints au sujet des pensions alimentaires, alors même qu’un certain nombre d’entre elles se résignent à ne pas percevoir les pensions pour fuir un rapport de pouvoir instauré par l’ex-conjoint, ou plus dramatiquement pour éviter tout contact avec un ex-conjoint violent. A cet égard, les mécanismes légaux existants en France, qui confient aux CAF le recouvrement des pensions, semblent bien insuffisants, entre autres raisons du fait que le versement d’une aide provisoire le temps du recouvrement est conditionné au célibat de la femme. Dans une certaine mesure, cet inconscient sexiste qui vise à placer la femme sous la dépendance d’un homme ou de l’État, peut être rapproché des débats récents autour de la déconjugalisation de l’Allocation Adulte Handicapé.

Le même constat d’impensé sexiste des lois sur le divorce peut être dressé quant à la réforme de la prestation compensatoire :

« C’est une conséquence de la loi du 30 juin 2000, votée par une Assemblée nationale à majorité socialiste, qui a transformé les prestations compensatoires, jusque-là versées sous forme de rentes mensuelles en prestations versées une fois pour toutes sous forme de capital (article 276 du code civil). […] Ainsi, contrairement à d’autres pays comme le Canada, où la prestation compensatoire est pensée par les mouvements féministes comme un outil de rééquilibrage d’inégalités financières injustifiées entre hommes et femmes, selon une logique indemnitaire, c’est une lecture familialiste qui prévaut en France. Les obligations économiques entre ex-époux sont considérées, y compris dans les rangs féministes, comme la prolongation du devoir et des dépendances conjugales au-delà du mariage. »

Une fiscalité successorale domestiquée et défavorable aux femmes

L’impôt sur le succession est l’un des plus détestés, des plus surestimés et des moins compris. Il est en réalité organisé sur un principe contestable : bien que progressif – le taux d’imposition augmente en fonction du montant imposé – l’impôt est levé séparément sur chaque acte de donation ou d’héritage. Comme le soulignent les autrices :

« En pratique, cela conduit à limiter fortement le principe de la progressivité du système, puisqu’il n’y a pas de vision d’ensemble du patrimoine transmis ou reçu par les individus au cours d’une vie : il suffit d’anticiper sa succession en multipliant les donations pour éviter d’être imposable […] La fiscalité successorale avantage ainsi la transmission des patrimoines diversifiés, notamment composés de biens professionnels, et dont les propriétaires possèdent les ressources – économiques mais aussi culturelles – nécessaires pour l’étaler dans le temps. »

Alexis Spire a conceptualisé la « domestication de la contrainte fiscale » par les classes supérieures : « domestiquer l’impôt signifie se l’approprier, c’est-à-dire comprendre que la règle doit toujours être interprétée pour être appliquée à un cas particulier, l’enjeu étant d’orienter cette marge d’interprétation pour qu’elle coïncide au mieux avec ses propres intérêts ». Il est évident qu’un tel système bénéficie aux classes supérieures. Ses implications sexistes sont indirectes mais non moins réelles, puisque les arrangements familiaux d’optimisation fiscale se font très fréquemment au bénéfice quasi-exclusif des hommes, et puisque le rythme des donations et successions se fait essentiellement au rythme des nécessités de la vie du « bon héritier ».

Cette série d’articles est le fruit d’un travail réalisé en collaboration avec Louis B-F.