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L’arrêt Uber : Véritable évolution des droits des travailleurs VTC ou simple jurisprudence casuistique ?

Nombreux sont les travailleurs dont l’essentiel des revenus proviennent de leur activité auprès de société gestionnaires de plateformes numériques telles Uber, Deliveroo ou encore Just Eat. En effet, la prestation de coursier au sein de ces services est devenue pour beaucoup un travail à plein temps. Pour autant, jusqu’à très récemment, ces coursiers ne bénéficiaient pas des garanties offertes par le code du travail, et ce en raison de leur qualité d’auto entrepreneur. Les plateformes numériques exigent ce statut de leur prestataire, et ce dans le but de former un contrat de partenariat. Cette exigence est fondamentale en ce qu’elle permet à ces sociétés de déroger à la qualité d’employeur, et par conséquent, d’éviter l’application des règles relatives au droit du travail. En conséquence, ces sociétés ne sont pas tenues, par exemple, de verser des indemnités en raison de la rupture de la relation de travail avec leur « partenaire ». Cependant, le 4 mars 2020, la Cour de Cassation a rendu un arrêt marquant à ce sujet. En effet, la chambre sociale de la juridiction précitée a reconnu la qualité de salarié à un coursier partenaire de la plateforme numérique Uber. Ce coursier a donc pu recevoir les garanties offertes par le droit du travail. Cet arrêt semble alors initier une évolution importante des droits des travailleurs VTC, dont nous étudierons les fondements juridiques et les limites.

Restituons brièvement les faits et la procédure ayant précédé l’arrêt du 4 mars 2020. Un auto entrepreneur ayant formé un contrat de partenariat avec la plateforme numérique « Uber », s’est vu désactiver définitivement son compte, et ce, sans aucune justification de la part de la société gestionnaire. Celui-ci a saisi la juridiction prud’homale pour se voir reconnaître la qualité de salarié et ainsi obtenir des indemnités pour licenciement abusif. Par un jugement du 28 juin 2018, le conseil des prud’hommes a décliné sa compétence en raison du caractère prétendument commercial du contrat liant le coursier envers la société Uber. L’auto entrepreneur a donc fait appel de ce jugement. La Cour d’Appel de Paris, à l’occasion d’un arrêt du 10 janvier 2019, a fait droit aux prétentions de l’appelant et qualifie le dit contrat de contrat de travail. En effet, selon la juridiction de deuxième instance, le coursier ne saurait être considéré comme un travailleur indépendant dès lors qu’il ne pouvait fixer librement ses tarifs ainsi que les conditions d’exercice de sa profession, ni même constituer de clientèle propre. Cet arrêt constate que la société Uber exerçait un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction l’égard du coursier partenaire et reconnaît ainsi à ce dernier la qualité de salarié.

La société Uber a ainsi formé un pourvoi en cassation. La demande au pourvoi (ici, la société Uber) faisait grief à l’arrêt attaqué d’avoir requalifié le contrat de partenariat en contrat de travail alors que la société n’exerçait aucun lien de subordination sur son partenaire. En effet, le demandeur au pourvoi avançait que le coursier partenaire était libre de ses horaires, d’accepter et de refuser les courses qui lui étaient proposées et ne recevait aucun ordre ou directives de la part de la plateforme numérique. De ce fait, le coursier partenaire ne serait être assimilé à un salarié employé par la société Uber dans le cadre d’un contrat de travail.

La Haute juridiction a rejeté le pourvoi de la société Uber et a reconnu au coursier la qualité de salarié. La chambre sociale a en effet identifié un lien de subordination exercé par la société Uber sur le coursier partenaire et a ainsi appliqué le principe de réalité tout en renversant la présomption de non salariant affectant l’auto entrepreneur. La portée de la solution sur la situation juridique des travailleurs VTC semble toutefois limitée.

L’identification d’un lien de subordination

La chambre sociale fait ici une application classique de la jurisprudence relative au lien de subordination. En effet, la Haute juridiction caractérise ce lien par l’exercice d’un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction par la société Uber sur son partenaire. Ce procédé n’est pas sans rappeler l’arrêt « Société Générale » de 1996, qui définit le lien de subordination comme « l’exercice d’une prestation de travail, sous l’autorité d’un employeur, qui a le pouvoir de donner des ordres, des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». L’arrêt du 4 mars 2020 reprend cette interprétation et établit successivement l’existence de telles prérogatives à l’égard de la société Uber.

D’une part, la chambre sociale établit le pouvoir de direction. Celle-ci interprète que le fait, pour une plateforme numérique, d’imposer au coursier un itinéraire fixe, relève du pouvoir de donner des ordres et des directives. Le pouvoir de direction est d’autant plus établi que la destination n’est pas systématiquement connue du coursier, qui ne peut donc pas choisir librement son trajet comme le ferait un chauffeur indépendant. Le premier critère relatif au lien de subordination est donc établi.

D’autre part, la Haute Juridiction identifie le pouvoir de contrôle. Celle-ci constate que le coursier se voit imposer des corrections tarifaires en cas de déviation de l’itinéraire imposé par la plateforme. Ce dont il résulte que ladite société emploie un système de géolocalisation afin de surveiller les déplacements de ses coursiers. Cette interprétation n’est pas sans rappeler l’arrêt du 28 novembre 2018. Dans cet arrêt, la chambre sociale avait identifié le pouvoir de contrôle exercé par la plateforme numérique « Take It Easy », en raison du système de géolocalisation intégré à l’application. Ce système permettait à la société de suivre en temps réel la position du coursier et de comptabiliser le nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci. L’arrêt du 4 mars 2020 semble ici reprendre cette interprétation pour caractériser le pouvoir de contrôle exercé par la société Uber sur ses prestataires.

Cour de Cassation

De même, la Cour de Cassation détermine le pouvoir de sanction. Pour la Haute Juridiction, cette prérogative est caractérisée par la faculté de la plateforme numérique de déconnecter temporairement le chauffeur de son application en cas de trois refus de courses consécutifs. La société Uber se réserve aussi le pouvoir de supprimer définitivement le compte du coursier en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques ». Le dernier critère relatif à la caractérisation du lien de subordination est donc établi.

Enfin, pour confirmer l’existence d’un lien de subordination, la chambre sociale de la Cour de Cassation recours à la notion de service organisé. L’arrêt « Société Générale » de 1996 la définit comme un ensemble de contraintes liées à l’organisation du travail dont l’employeur a unilatéralement fixé les conditions. Dans le cas de l’arrêt Uber, le service organisé est caractérisé par l’impossibilité pour le coursier de fixer librement ses tarifs, de constituer sa propre clientèle ou de choisir librement ses fournisseurs. Précisons que la caractérisation du seul service organisé permet d’établir le lien de subordination.

Cependant, deux difficultés font face à la qualification du contrat de travail. D’abord, le contrat de partenariat exclue l’existence d’un lien de subordination entre les parties. Aussi, le coursier fait l’objet d’une présomption de non salariat. Étudions l’analyse adoptée par la Haute Juridiction afin de surmonter ces obstacles.

L’application du principe de réalité et le renversement de la présomption de non salariat

Tout d’abord, la Cour de Cassation invoque le principe de réalité afin d’écarter les stipulations du contrat excluant l’existence d’un lien de subordination entre les parties. Ce principe repose sur l’article 12 du code de procédure civile selon lequel le juge doit redonner leur qualification exacte aux faits qui lui sont présentés sans s’arrêter à la dénomination convenue par les parties. En application de cet article, la chambre sociale avait interprété, par un arrêt du 28 avril 2011, que l’ « existence d’une relation de travail dépend des conditions de fait dans lesquelles sont exercées l’activité du travailleur, et non pas de la volonté exprimée par les parties ou de la dénomination qu’elles ont données à leur convention ». L’arrêt Uber reprend ce principe afin d’écarter les stipulations contractuelles faisant obstacle à l’identification d’un lien de subordination.

Ensuite, La chambre social opère un renversement de la présomption de non salariat qui affecte le coursier. En effet, l’article L. 8221-6 du code du travail dispose que les personnes physiques exerçant une activité donnant lieux à une immatriculation ou une inscription sur un registre officiel sont présumées ne pas être liées avec leur donneur d’ordre par un contrat de travail. L’article ajoute cependant que cette présomption est susceptible d’être renversée dès lors que la personne qui en fait l’objet fournit une prestation de travail à un donneur d’ordre dans des conditions qui la place dans un liens de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci. Or, en l’espèce, le coursier a été contraint de s’inscrire au registre des métiers afin de devenir partenaire de la plateforme numérique Uber. Il est ainsi présumé ne pas être lié par un contrat de travail avec son donneur d’ordre. Cependant, comme nous l’avons établi ci-dessus, le coursier fait l’objet d’un lien de subordination à l’égard de la société Uber. Celui-ci peut donc s’en prévaloir afin de renverser la présomption de non salariat. La chambre sociale adopte le même raisonnement et renverse ladite présomption afin de qualifier le coursier de salarié.

Une portée toutefois limitée concernant la situation juridique des travailleurs VTC

Bien que l’arrêt Uber consacre une évolution remarquable des droits des travailleurs VTC, sa portée reste toutefois limitée, notamment au regard des solutions rendues par les juridictions anglophones. D’abord, le traitement médiatique de cette affaire laisse à penser que l’arrêt du 4 mars 2020 est le premier à reconnaître le statut de salarié à un travailleur VTC. Or, une solution identique a été rendue un an plus tôt par l’arrêt « Take It Easy » qui qualifie de salarié un coursier contractuel de la plate-forme numérique éponyme. De plus, pour Fabien Masson, avocat du coursier requalifié en salarié, l’arrêt Uber ne remet pas concrètement en cause le système économique des plateformes numériques. Selon lui, la solution rendue par la Cour de Cassation reste casuistique et n’est pas destinée à s’appliquer de façon générale et immédiate à l’ensemble des travailleurs VTC. Le seul moyen offert aux coursiers pour obtenir la qualification de salarié reste le recours au contentieux.

Bâtiment de la Cour Suprême du Royaume-Uni

Or, il est financièrement difficile, pour la plupart des travailleurs concernés, d’assumer les frais occasionnés par une procédure judiciaire, même si la jurisprudence récente leur est favorable. Les juridictions anglophones, quant à elles, ont rendues des solutions plus avantageuses pour les travailleurs VTC. En effet, le 19 février 2021, la Cour Suprême du Royaume-Uni a imposé à la société Uber de reconnaître purement et simplement la qualité de salarié à l’ensemble de ses coursiers. De même, le 22 octobre 2020, une cour d’appel californienne a imposé à la société Uber de reconnaître le statut de salarié à l’ensemble de ses chauffeurs. Enfin, la Floride a récemment promulgué la loi « AB5 », entrée en vigueur le 1er février 2020, qui qualifie de salarié l’ensemble des chauffeurs contractuels des plateformes numériques. Il serait alors souhaitable qu’une proposition ou un projet de loi similaire soit introduit en France afin de généraliser le statut de salarié à l’ensemble des prestataires des plateformes numériques.