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Le bracelet électronique et les Balkany, ou la justice face au politique

Énième rebondissement dans l’Affaire Balkany. Alors que le couple était assigné à résidence dans leur propriété de Giverny, sous bracelet électronique depuis mars 2021, Médiapart a révélé en début d’année la révocation de cette mesure par le tribunal d’application des peines d’Evreux, information confirmée par la procureure d’Evreux qui a précisé que la suspension du placement sous bracelet a été prononcée le 17 décembre 2021. Par-delà la simple chronique judiciaire suscitée par le procès Balkany, c’est toute une interrogation autour des rapports entre la justice et le politique qui se pose en creux de cette nouvelle décision contestée en appel par les époux Balkany eux-mêmes.

L’Affaire Balkany ou la chute des Loups de Levallois

Ah Levallois ! Ses berges de Seine, sa presqu’île de la Jatte, son imposante mairie et… les Balkany. Pendant près de quarante ans, le couple formé par Patrick et Isabelle a dirigé la ville d’une main de fer enveloppée dans un gant de velours. Ancien bastion communiste (oui, vous avez bien lu), la ville a été le théâtre du “système Balkany”, consistant à fournir des services de qualité et en nombre aux Levalloisiens pour s’assurer de leur soutien électoral. Ce clientélisme assumé a certes contribué à rendre la commune attractive pour les habitants et les entreprises, mais celui-ci s’est accompagné de pratiques frauduleuses de la part du couple accusé entre autres de détournement de fonds publics et de fraude fiscale, qui font de Levallois une des villes les plus endettées de France. C’est donc sur fond de corruption et d’accusations de blanchiment d’argent que s’est construit peu à peu ce que l’on appelle désormais “ l’Affaire Balkany”.

L’Affaire Balkany n’est qu’une formule toute faite pour désigner en réalité plusieurs affaires, entre autres de corruption et de fraude fiscale, dont sont accusés les époux Balkany depuis le début des années 1990, mais qui a commencé à intéresser la justice en 2013 suite à la déposition de documents accablants le couple par Didier Schuller, ancien élu des Hauts de Seine. Régulièrement auditionnés, mis en examen dès 2014, le tribunal correctionnel de Paris condamne pour fraude fiscale les époux à quatre ans de prison ferme assorti d’une peine de dix ans d’inéligibilité en 2019. Le jugement, confirmé en appel, conduit à l’incarcération de Patrick Balkany à la prison de la Santé le 13 septembre 2019, qu’il quittera en février 2020 pour raisons de santé (mais quel soulagement de l’avoir vu en pleine forme danser dans les rues de Levallois le soir de la fête de la musique !). Condamné en mars 2020 à trois ans de prison ferme, le couple s’est vu accorder la possibilité de s’acquitter de sa peine à domicile sous bracelet électronique, et sous conditions, en mars 2021.

On aurait pu croire que le feuilleton judiciaire s’arrêterait sur cette fin finalement heureuse. Il n’en est rien aujourd’hui puisqu’à la suite de nombreux incidents rapportés dans la presse, notamment par le Monde qui titre Le placement sous bracelet électronique révoqué par la justice après de nombreux “incidents”, les Balkany font appel de la décision prise par le tribunal d’application des peines d’Evreux . Avec un possible retour à la case prison pour les époux Balkany ? s’interroge RTL. Jusqu’à ce jeudi 3 février, les Balkany pouvaient se déplacer sans restriction, alors que la révocation du bracelet électronique aurait dû s’accompagner, comme c’est habituellement la procédure, d’un placement immédiat en détention (cette révocation ayant été confirmée par la Cour d’appel de Rouen, les Balkany seront prochainement incarcérés).

Cette précision est intéressante à bien des égards, en ce qu’elle permet de montrer que le politique n’est pas un justiciable ordinaire : la justice a dû adapter son contrôle pour éviter les accusations – récurrentes et réductrices – de gouvernement des juges, expression partagée par une partie de la classe politique voire des Français. On se souvient de Nicolas Sarkozy, condamné en première instance en mars 2021 à trois ans de prison dont un an ferme dans l’affaire des “écoutes” (ou affaire “Paul Bismuth”), fustigeant une décision qu’il qualifie d’injuste et de politique quelques jours plus tard au Journal de 20h de TF1. Ainsi, au-delà de cette courte chronologie des évènements ayant conduit à la révocation du placement sous bracelet électronique du couple, et par-delà la simple Affaire Balkany,  se pose la question des liens souvent complexes entre la justice et le politique.

Le juge et le politique, David contre Goliath ?

Mais, que recouvre en réalité l’expression gouvernement des juges régulièrement employée dans le débat public ? Tout d’abord, il faut souligner que la formule n’est pas nouvelle. En effet, on peut retrouver dans De l’esprit des lois (1748) de Montesquieu cette même idée énoncée différemment, lorsqu’il explique dans sa théorie de la séparation des pouvoirs que les juges ne sont que la bouche de la loi. C’est au nom de cette même séparation des pouvoirs que pendant longtemps, on a cherché à circonscrire l’action du juge. Ainsi, l’interdiction faite par les lois des 16 et 24 août 1790, aux juges ordinaires de connaître des litiges relatifs à l’administration, a conduit à ce que le pouvoir politique (sous la forme des pouvoirs exécutifs et législatifs) soit un temps soustrait au contrôle du juge avant que ne se développe la justice administrative au nom de la dualité des ordres juridictionnels. 

La loi est la même pour tous, soit qu’elle protège soit qu’elle punisse, nous édicte l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. De ce principe d’égalité devant la loi, le juge se retrouve en réalité à devoir moduler son jugement et donc à ne pas appliquer strictement la loi au litige en l’espèce, compte tenu des particularités de l’affaire portée devant lui. Mais le principe est et reste que tout justiciable doit être jugé dans les mêmes conditions que tout autre. Pour autant, le contrôle juridictionnel du politique n’est pas celui d’un citoyen ordinaire confronté à la justice. Si l’on dépasse la simple remarque consistant à dire que le statut de politique présente certains avantages, comme des peines aménagées ou des conditions d’incarcération plus “confortables” que la moyenne des détenus en France, on peut toutefois constater que le statut d’élu donne droit à des adaptations du droit compte tenue de l’importance des fonctions exercées. Ainsi, si en principe le politique peut être jugé dans les mêmes conditions qu’un citoyen ordinaire pour tous les actes de la vie privée, il s’avère qu’il bénéficie d’un certain privilège du fait de ses fonctions, qui peuvent l’amener à se soustraire à la justice ordinaire des tribunaux. Aussi, existe-t-il certaines juridictions politiques qui sont saisies pour tous les actes délictueux commis dans l’exercice de la fonction politique.

C’est le cas de la Cour de Justice de la République instituée en 1993 suite à l’affaire du sang contaminé : juridiction dérogatoire au droit commun, elle permet d’engager la responsabilité pénale des ministres pour tous les actes qui ont un rapport direct avec la conduite des affaires de l’Etat. Cependant, les condamnations sont rares, du fait notamment d’une procédure lente et complexe. C’est ce qui fait dire à Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences au département de science politique de l’Université Paris 8 que la Cour de justice de la République favorise l’impunité des politiques, un constat également partagé par Bernard Lamizet, ancien professeur émérite de l’IEP de Lyon pour qui la justice doit être la même pour tous, et toutes ses institutions doivent être les mêmes pour tous, sans qu’existe des institutions comme cette Cour de justice qui semble soumise aux pouvoirs et aux élus qu’elle devrait contrôler.

Néanmoins, le juge est amené à intervenir plus régulièrement sur certaines affaires politiques. Ainsi, le Conseil constitutionnel, dans une décision du 4 juillet 2013, a invalidé les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy. De même, les juges n’ont pas hésité à ouvrir une information judiciaire pour détournement de fonds publics, à l’encontre de François Fillon alors en pleine campagne présidentielle de 2017. Le juge investit de plus en plus la sphère politique, mais faut-il y voir le signe d’un possible gouvernement des juges, comme le dénoncent certains? Pour Bernard Lamizet toujours, ce qui importe, c’est que la justice ne prenne pas parti, c’est que, dans sa décision, la justice demeure neutre, objective, ne fasse pas pencher d’un côté ou de l’autre la balance (rappelons-nous que la justice est souvent figurée porteuse d’une balance) exprimée dans le jugement. Ce qui est importe, c’est l’indépendance de la justice, c’est que loi ne soit soumise à personne.