Responsabilité pénale et politique : l’exemple de la gestion de crise de la COVID-19
Le Président de la République, premier des citoyens, et les membres du gouvernement, ne répondent pas à la justice pénale de droit commun. La Constitution de la Vème République établit des régimes pénaux dérogatoires distincts pour le chef de l’Etat et le Gouvernement. Entre irresponsabilité totale ou temporaire et inviolabilité, regardons de plus près comment sont jugés ceux qui nous dirigent.
Haute Cour, irresponsabilité et inviolabilité : le Président de la République et son immunité
Le chef de l’Etat, en raison du caractère essentiel et stratégique de la fonction qu’il occupe sous la Vème République, bénéficie de la plus forte des protections juridiques, puisque celui-ci est à la fois inviolable et irresponsable. Inviolable, puisqu’il est impossible de le poursuivre devant un tribunal. Irresponsable, puisqu’il n’a pas à répondre de ses actes commis dans l’exercice de ses fonctions. Ces deux caractéristiques ne sont valables que pour la durée du ou des mandats. Ainsi, l’inviolabilité et l’irresponsabilité débutent à l’entrée au palais de l’Elysée et se terminent le jour du départ.
L’article 67 de la Constitution française reconnaît deux exceptions au principe d’irresponsabilité pénale du Président de la République. Celui-ci peut tout à fait faire l’objet de condamnations si elles ont été prononcées par la Cour Pénale Internationale (l’article 53-2 de la Constitution la reconnaissant) ou s’il a été destitué par le Parlement constitué en Haute Cour en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat.
La Haute Cour est une juridiction d’exception qui, depuis la réforme constitutionnelle de 2007, a pour unique mission de prononcer la destitution du Président de la République. Bien que considérée par les textes comme une juridiction, la Haute Cour est une instance avant tout politique. Elle est composée des membres de l’Assemblée Nationale et du Sénat réunis en Parlement, sous la présidence du Président de la chambre basse. Ainsi, pour pouvoir destituer un Président de la République, il faut que celui-ci ait commis un manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. Ensuite, un dixième des députés ou des sénateurs doivent signer une proposition de réunion de la Haute Cour et celle-ci doit être approuvée par la majorité des deux-tiers du Parlement. Enfin, après 48h de débats auxquels peuvent assister le Premier Ministre et le Président, le Parlement se doit d’approuver au deux-tiers cette destitution. Pour arriver à un tel résultat, il est nécessaire que les planètes s’alignent. Aucune destitution n’a été prononcée par la Haute Cour. Elle ne s’est même jamais réunie.
Au cours de la Vème République, la fonction présidentielle a profondément mué. Bien qu’officiellement le chef du Gouvernement dirige et conduit la politique de la nation (article 20 de la Constitution), il s’avère que le chef de l’Etat endosse désormais ce rôle[1]. Pourtant, c’est bel et bien le Premier Ministre qui demeure responsable politiquement et qui peut être renversé par l’Assemblée Nationale, dont il émane. Ainsi, les seuls moments où un Président peut voir sa responsabilité politique engagée sont lorsqu’il l’engage à l’occasion d’un référendum (comme l’a fait Charles De Gaulle en 1969) ou d’une réélection. Cependant, un Président peut échapper la sanction de l’élection en refusant de se représenter (comme François Hollande en 2017) ou ne pas être élu quand bien même son mandat fut satisfaisant. Cette responsabilité politique, à dissocier de la responsabilité pénale qui est inexistante pour un chef de l’Etat dans l’exercice de ses fonctions, est presque inopérante. Le chef de l’Etat frôle, dans les faits, une irresponsabilité globale pour les faits commis à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, puisque seul un acte suffisamment grave associé à un degré minimum de volonté politique (notamment le retournement de la majorité présidentielle) peuvent entraîner la destitution du Président.
Pourtant, la France a déjà vu un de ses chefs d’Etat être condamné. Cela est bien entendu possible, puisque le régime dérogatoire ne concerne que les faits commis durant le mandat et n’empêche d’être traduit en justice qu’au cours du mandat. Ainsi, les actes de malversations commis par l’ancien Président Jacques Chirac ont pu être sanctionnés car ils étaient antérieurs à son élection. Il a cependant fallu attendre la fin de son mandat pour qu’il soit jugé. C’est d’ailleurs en raison de la situation inconfortable dans laquelle se trouva J. Chirac que furent consacrés par la loi constitutionnelle du 23 février 2007 les trois privilèges présidentiels : l’irresponsabilité pénale pour les faits commis durant le mandat, l’inviolabilité durant tout le mandat (même en cas de renouvellement) et l’irresponsabilité pénale provisoire pour les faits antérieurs au mandat. C’est notamment ce qui a fait que J. Chirac fut jugé à 79 ans, 34 ans après les faits.
La commission « Jospin », du nom de l’ancien Premier Ministre, fut mandatée par François Hollande au début de son mandat pour réfléchir sur le statut pénal du chef de l’Etat. Celle-ci était arrivée aux conclusions selon lesquelles la Haute Cour devait assumer son caractère éminemment politique, et même être renommée en Congrès. Également, elle préconisa de mettre fin à l’inviolabilité pénale provisoire pour les actes antérieurs. Enfin, selon cette commission, le Président devrait être jugé en matière civile par des juridictions ordinaires. Cependant, bien qu’empreintes de bon sens, ces propositions ne furent pas même débattues à l’Assemblée Nationale en raison de la vive opposition des sénateurs dès le dépôt du projet de loi constitutionnelle.
La remise en cause de la Cour de Justice de la République
Le Gouvernement, en charge de la politique de la nation, est une émanation de l’Assemblée Nationale. Il assume donc l’entière responsabilité politique devant les députés qui peuvent le renverser (motion de censure, article 49 de la Constitution). Ainsi, le Gouvernement fait office de « fusible » concernant la responsabilité politique de l’exécutif, le Président ne pouvant faire l’objet d’une motion de censure. La responsabilité est collégiale, un Ministre ne peut être renversé seul.
Le régime de responsabilité pénale des membres du gouvernement diffère également de la responsabilité pénale du Président puisque ceux-ci sont responsables des actes délictueux et criminels commis lors de l’exercice de leur fonctions (article 68 alinéa 2 de la Constitution). Pour autant, un privilège de juridiction est accordé aux membres du Gouvernement puisqu’ils ne seront pas poursuivis devant les juridictions pénales ordinaires mais devant la Cour de Justice de la République. Cette instance fut créée par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 intitulée « de la responsabilité pénale des membres du gouvernement » à la suite de l’affaire du « sang contaminé ». Elle remplaça la Haute Cour de Justice (qui est également l’ancêtre de la Haute Cour) puisque cette instance politique, composée d’acteurs semblables à ceux pouvant être mis en accusation, n’a jamais souhaité juger ses pairs. Ce nouvel organe est composé de six députés, six sénateurs et trois juges de la Cour de Cassation et en cela elle peut être comparée à une Cour d’Assises. La Cour de Justice de la République peut être saisie par tout citoyen. La plainte va être adressée à la commission des requêtes, composée de magistrats, qui décidera ou non de saisir la Cour. Contrairement à la Haute Cour, cet organe n’est pas politique puisqu’il applique les règles du droit pénal.
Depuis sa création, la Cour de Justice de la République a jugé sept Ministres à l’occasion de six affaires différentes[2] :
- Affaire du sang contaminée (1999) : Laurent Fabius et Georgina Dufoix
- Diffamation du corps enseignant (2000) : Ségolène Royal
- Escroquerie au préjudice de l’Etat (2004) : Michel Gilibert
- Recel et abus de bien sociaux (2010) : Charles Pasqua
- Arbitrage Tapie (2011) : Christine Lagarde
- Violation du secret professionnel (2018) : Jean-Jacques Urvoas
Pourtant, sa légitimité est fortement contestée. Bien que juger des Ministres dans l’exercice de leurs fonctions peut s’avérer délicat, la Cour de Justice de la République n’a procédé qu’à des condamnations avec sursis ou a accordé des dispenses de peine. Cela relève plus du jugement moral que du jugement pénal. De plus, les collaborateurs des Ministres sont eux jugés par des juridictions ordinaires, ce qui occasionne une justice a deux vitesses et fait perdre sa cohérence aux jugements[3]. Pourtant établie à l’origine pour réconcilier l’opinion publique avec ses responsables politiques, la Cour de Justice de la République semble aujourd’hui ne plus être que le symbole d’une justice d’exception qui n’a plus lieu d’être.
Les Ministres seront souvent dénoncés, accusés quelques fois, condamnés rarement, punis presque jamais.
Benjamin Constant
Pour remédier à cette situation, François Hollande avait déjà fait de la suppression de la Cour de Justice de la République une promesse de campagne. La commission Jospin la reprend à son compte et ainsi le projet de loi constitutionnelle, bien qu’abandonné en 2013, prévoyait que les Ministres soient jugés par des juridictions pénales de droit commun, après accord de la commission des requêtes. Cette proposition n’ayant pas abouti, l’idée de supprimer la Cour de Justice de la République, elle, n’a pas disparu. Lors de la présentation du projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique lors du Conseil des Ministres du 28 août 2018, Emmanuel Macron a fait part de sa volonté de supprimer la Cour de Justice de la République et de faire juger les crimes et délits commis par les Ministres à l’occasion de leur fonction par la Cour d’Appel de Paris.
La responsabilité du gouvernement pour sa gestion de la crise de la COVID-19
La gestion par l’exécutif de la COVID-19 a occasionné de nombreuses critiques et accusations. En-dehors de la responsabilité politique – une destitution n’est pas envisageable et une motion de censure très peu probable – les Ministres peuvent voir leur responsabilité pénale engagée devant la Cour de Justice de la République.
L’Assemblée Nationale a mis en place en juin dernier une commission d’enquête sur la gestion de la crise qui a pour but de pointer les défaillances et de proposer des solutions. Les députés Damien Abad et Eric Ciotti précisent qu’ils ne souhaitent pas « que ce rapport soit un tribunal populaire. Nous voulions au contraire que cette commission d’enquête soit le lieu de la révélation de la vérité aux Français»[4]. Le rapport de la commission a été rendu public et pointe un « pilotage défaillant » de la part du Gouvernement. A l’occasion de son travail d’enquête, si il s’avère que des faits pénalement répréhensibles ont été mis à jour, ceux-ci pourront faire l’objet de sanctions. Cependant, elle ne peut pas les sanctionner directement.
En ce qui concerne la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, seule la Cour de Justice de la République est compétente. L’avocat Arié Alimi précise cependant que le filtrage des plaintes par la commission des requêtes peut rendre difficile l’engagement de la responsabilité pénale. Il n’y a donc rien d’évident à voir une plainte être jugée. Celle-ci doit être fondée sur une infraction contenue dans le Code Pénal, comme par exemple le délit d’abstention volontaire au moment de la survenance d’un sinistre (ici la pandémie est entendue comme le sinistre), et sur l’intentionnalité, il faudrait donc prouver la connaissance du danger préalable à l’inaction. Les propos de l’ancienne Ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, dans une tribune du Monde[5], et les déclarations de l’OMS d’une urgence de santé publique, pourront permettre de déterminer le caractère intentionnel. De nombreuses plaintes visant les principaux Ministres en charge de la gestion de la crise ont été déposées à la Cour de Justice de la République. Une information judiciaire a donc été ouverte en juillet sur la gestion de la crise sanitaire visant Edouard Philippe, Agnès Buzyn et Olivier Véran afin de déterminer si des infractions ont été commises. Le 22 octobre, quatre nouvelles plaintes ont été déposées contre les ministres et jugées recevables. Elles ont été jointes à l’enquête initiale. Récemment, une plainte a également été déposée à l’encontre de Jean Castex mais sa recevabilité n’a pas encore été examinée.
Récemment, la contamination du Président de la République à la COVID-19 a conduit, suite à un repas organisé à l’Elysée durant les horaires de couvre-feu sans respecter la consigne gouvernementale sur le nombre de participants, à placer le Premier Ministre et le Président de l’Assemblée Nationale en isolement en raison des contacts que ceux-ci ont eu avec le chef de l’Etat. Ce repas informel a motivé deux associations[6] à déposer une plainte pour mise en danger de la vie d’autrui contre X visant plus particulièrement les participants à ce dîner à l’exclusion du Président de la République et du Premier Ministre. Ces exclusions témoignent des régimes exceptionnels dont bénéficient ces deux acteurs. En effet, cette plainte déposée devant les juridictions pénales ordinaires ne peut concerner que les individus présents lors de ce dîner, puisque le Président est pénalement irresponsable et le Premier Ministre ne peut-être jugé que par la Cour de Justice de la République. Une plainte a d’ailleurs été déposée devant celle-ci le concernant, sa recevabilité n’a pas encore été examinée.
Il est difficile d’anticiper si les instructions permettront de conclure ou non à la commission d’une infraction par les différents Ministres ou si même, dans ce cas, ils seront condamnés. La jurisprudence de la Cour de Justice de la République tend à montrer que les accusés ne courent pas un grand risque de condamnation. La façon dont seront traitées ces affaires pourrait être le dernier clou du cercueil de la Cour de Justice de la République.
De son côté, le Président de la République, bien que premier décisionnaire dans la gestion de la crise sanitaire – en raison de son rôle institutionnel, sa présence aux Conseil de Défense et Conseil des Ministres – ne pourra pas être pénalement inquiété en raison de son irresponsabilité. Cette protection accordée à la fonction présidentielle est compréhensible mais peut apparaître comme injuste vis-à-vis de la responsabilité pénale du Gouvernement qui peut parfois n’être qu’un simple exécutant de la volonté présidentielle. Mais cette irresponsabilité peut également apparaître comme incompréhensible pour les administrés qui ne verront jamais le Président répondre des actes commis dans cette fonction. On voit ici la limite que peut connaître le régime semiprésidentiel à la française.
[1] Il s’agit d’une des conséquences de l’élection au suffrage universel direct du Président de la République confortant la prééminence de celui-ci vis-à-vis des autres institutions. Ce changement est inscrit dans la Constitution suite à la révision constitutionnelle de 1962. La première élection présidentielle au suffrage universel direct aura lieu en 1965 reconduisant De Gaulle dans ses fonctions.
[2] La Cour de justice de la République : une institution contestée. Vie Publique. URL
[3] Selon Cécile Guérin-Bargues, professeure de droit public à l’Université Paris-Nanterre (propos rapportés dans l’article de Vie publique mentionné au [2]).
[4] Covid-19 : la commission d’enquête dénonce le «pilotage défaillant» du gouvernement. Libération. 2 décembre 2020
[5] Les regrets d’Agnès Buzyn : « On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade ». Le Monde. 17 mars 2020
[6] Coronavirus : deux associations portent plainte après le dîner d’Emmanuel Macron à l’Elysée, Jade Peychieras, France Bleu, 18 décembre 2020