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Deux récits d’avortement dans un Chili qui le condamne

Au Chili, l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol, de danger pour la mère ou de malformation du fœtus, ce qui ne représente que 3% des milliers d’avortements clandestins qui ont lieu chaque année dans le pays. En juin 2022, un référendum obligatoire a été soumis au peuple chilien, sur la question de l’inscription ou non du droit à l’IGV dans la Constitution. Le verdict a été sans appel : 61,9% des électeurs ont voté non. Un gros recul pour ce pays qui s’était lancé en 2017 sur une voie progressiste en dépénalisant l’avortement sous certaines conditions. Aujourd’hui je vous livre le récit de deux jeunes femmes chiliennes qui ont avorté clandestinement, et pâti d’un système privant les femmes d’un encadrement professionnel et nuisant à leur santé physique et mentale.

Luna et Emilia ont beaucoup en commun. A l’âge de 23 ans, elles font toutes les deux des études d’anthropologie à Santiago du Chili, et ont chacune subi un avortement clandestin. Mais leurs expériences sont assez différentes : l’une a avorté à 15 ans, l’autre à 20. L’une a avorté seule, l’autre était accompagnée. Pourtant ce sont les mêmes mots qui ponctuent leurs récits, et c’est la même volonté de visibiliser et de légitimer un acte qui ne devrait pas être criminalisé, qui les a poussées à conter leur histoire.

Image du film « L’évènement », 2021

*Le nom des deux jeunes femmes a été modifié pour protéger leur anonymat.

Luna est une jeune femme chilienne âgée de 23 ans. Elle fait des études d’anthropologie à Santiago du Chili, sa ville de naissance. Une aura de douceur et de sérénité l’entoure, et un sourire se dessine sur son visage quand elle me dit qu’elle aime danser, broder et faire la fête avec ses amis. Pourtant, elle est venue me raconter une expérience intime et douloureuse, celle de son avortement, vécue alors qu’elle n’avait que 15 ans. « Ça ne me pose pas de problème d’en parler parce que ça me permet d’avancer. C’est une forme de réparation pour toutes ces années où je n’en ai parlé à personne. C’est aussi une façon de rendre visible ce vécu, parce que c’est quelque chose de naturel. Je me rappelle qu’à l’époque où je cherchais la meilleure façon d’avorter, j’avais lu beaucoup de témoignages de femmes qui avaient avorté, et ça me donnait l’impression que ce que j’étais en train de traverser n’était pas complètement anormal ».

Luna est tombée enceinte de son premier copain, avec lequel elle était dans une relation plutôt instable. Elle me raconte la jalousie, la violence psychologique, la domination, l’idée candide que la jeune Luna se faisait de l’amour. « J’essayais de faire en sorte qu’on se protège à chaque fois, mais il me mettait souvent la pression pour qu’on le fasse sans protection, et je finissais par céder, pour lui faire plaisir. Je voulais juste le rendre heureux. Et une de ces fois où on l’a fait sans se protéger, je suis tombée enceinte. »

Luna a commencé à ressentir des changements physiques et émotionnels, et quand elle a remarqué que ses règles tardaient à arriver, elle a fait un test, convaincue qu’il allait être positif. « J’ai tout de suite dit que je ne voulais pas le garder. Je m’en sortais bien au collège et j’avais beaucoup de projets d’avenir. Je voyais mes amies qui ne fréquentaient même pas de garçons, elles avaient des préoccupations bien plus adaptées à leur âge. » La jeune Luna a donc décidé de n’en parler à personne et de gérer seule son avortement. « Je ne sais pas si c’était la meilleure décision à prendre, mais c’est celle que j’ai prise. Le faire seule. Bon, mon copain était au courant, mais il n’a pas vraiment été d’un grand soutien. Il m’a même quittée à ce moment-là. Je ne voulais pas non plus en parler à ma mère parce qu’elle n’allait pas bien à cette époque. Aussi parce que j’étais sûre de ma décision, et je ne voulais pas qu’on me fasse douter ».

Commencent alors pour Luna des nuits de recherche pour trouver la meilleure façon d’avorter. « Je savais que ce n’était pas une situation dépourvue de risques. Je ne voulais pas me vider de mon sang. Et en plus il y avait toute la question de l’illégalité, alors j’ai dû trouver la meilleure façon de le faire en secret. » Elle finit par décider d’acheter des pilules abortives, un peu au hasard parmi toutes les options disponibles et les arnaques potentielles, qui sont nombreuses dans ce commerce illégal.

« J’étais un peu deux personnes à la fois. Quand je me retrouvais seule je me disais, ça y est, je peux souffrir »

Luna doit cacher sa grossesse, et surtout sa douleur, jusqu’au jour de son avortement : « Je me souviens que je me sentais vraiment mal physiquement, mais que je voulais continuer à avoir une vie normale. J’étais un peu deux personnes à la fois. Quand je me retrouvais seule je me disais, ça y est, je peux souffrir. » Elle me confie qu’elle ne voulait surtout pas créer de lien affectif avec « l’être qu’elle était en train de créer », puisqu’elle savait qu’elle ne mènerait pas sa grossesse à terme. « Mais oui, il y avait des moments où j’étais seule dans le bus, où je me sentais mal et où je lui parlais. C’était un peu une façon de me calmer et de me sentir moins seule. »

Luna décide d’avorter chez son copain, un lieu plus intime que sa maison où vivent alors sa mère et sa grand-mère. « Je pense que c’est la pire douleur que j’aie jamais ressentie. Je me revois dans mon lit, avec des crampes terribles, mais en espérant très fort que ça fonctionne. Parce que c’est possible que ça ne fonctionne pas, et alors tu te retrouves à aller dans un centre où ils te demandent ce qu’il s’est passé. Une fois encore la question de l’illégalité est toujours présente. » Une fois les pilules avalées, voyant qu’il ne se passe rien, Luna décide de rentrer chez elle. « Sur la route pour arriver chez moi je sens quelque chose tomber et je tâche tout mon pantalon. Mathias m’a donné un pull pour le nouer autour de ma taille, et je lui ai demandé de parler avec ma mère pendant que j’allais aux toilettes pour pas qu’elle s’en rende compte. C’était vraiment le pire scénario possible. »

« La question de l’illégalité est toujours présente »

« Je perdais du sang, encore et encore. Et pendant ce temps j’entendais ma mère qui frappait à la porte parce qu’elle voulait aller aux toilettes. Mais j’ai senti un soulagement immédiat, pas seulement mental mais aussi physique, comme si mon corps était redevenu normal. » Luna sourit en me racontant que cette nuit-là, le festival de Viña, très populaire au Chili, était diffusé à la télé et que son groupe préféré y participait. « Je l’ai regardé, et c’était un peu une façon de célébrer la fin de tout ça ».

Ce n’est que récemment que Luna a commencé à partager son expérience avec ses amies. « A chaque fois que je parle de cette histoire, je cherche le réconfort que je n’ai jamais pu trouver. Evidemment je ne leur en veux pas, puisque c’est moi qui ai décidé de ne pas en parler, mais à chaque fois que je le raconte je sens bien que ça n’a pas le même poids pour eux que pour moi. C’est quelque chose de très difficile à comprendre par quelqu’un qui ne l’a pas vécu. » Il y a deux ans, la mère de Luna lui a appris que sa grand-mère avait connu deux avortements dans sa vie. « Ça m’a donné l’impression que c’était une expérience qui m’était proche, et je me suis dit que si ma grand-mère avait avorté deux fois, alors pourquoi pas moi. D’une certaine façon, ça a validé ce que j’avais vécu. Alors j’ai décidé de le dire à ma mère. Et elle a eu la meilleure réaction possible. »

« J’ai l’impression de ne pas avoir pu clôturer tout ça, que c’est quelque chose qui me suit encore. » L’anecdote qu’elle me raconte montre la prégnance qu’a encore son avortement dans sa vie. Le lapin de compagnie qu’elle avait depuis huit ans est mort il y a peu. Sa grand-mère, qui s’en occupait à ce moment-là a jeté son corps à la poubelle. « Ça m’a fait réfléchir à notre rapport aux déchets ou à la mort. Là quand je pense à mon lapin, j’aimerais bien me dire qu’il est enterré et que son énergie revient à la terre. Mais je l’imagine dans un tas de déchets et ça me rappelle l’image de moi jetant ce fœtus dans les toilettes. Je ne sais pas où il a atterri. J’ai découvert plus tard des avortements beaucoup plus ritualisés, où on enterre le fœtus, et je pense que ça peut apaiser l’esprit. Après, je ne me suis jamais dit que j’avais tué quelqu’un, pour moi l’énergie se transforme. Je ne sais pas si je me dis ça pour me sentir mieux ou si je le crois vraiment, mais je pense que rien ne se perd, et que toute énergie se transforme. Et puis, ce n’était pas mon moment. »

« On te dit toujours que si tu le fais, tu seras hantée par la culpabilité. Ce n’est pas le cas »

Avant de la quitter, je demande à Luna ce qui l’a poussée à partager son expérience : « Je crois que c’est une façon de tirer un trait sur tout ça, mais aussi de le rendre visible. Je me revois en train de chercher sur internet des témoignages de femmes qui avaient avorté pour me valider moi-même. On te dit toujours que si tu le fais, tu seras hantée par la culpabilité. Ce n’est pas le cas. Enfin ça dépend de chaque personne, mais si tu es sûre de ta décision, alors tu n’as aucune raison de te sentir coupable, puisque tu n’avais pas d’autre choix. Je suppose aussi qu’on recherche toujours une forme de validation, qu’on te dise que tu as été courageuse, qu’on te donne ce réconfort dont tu avais besoin à ce moment-là. Je pense que c’est en partie pour ça que j’en parle. Mais aussi parce que je n’avais jamais eu une occasion un peu officielle d’en parler et de dire, voilà, c’est mon histoire, et elle est aussi valable qu’une autre ».

“L’avortement”, Ernest-Pignon Ernest, 1974

« La mère comme la décrit la société, avec un instinct maternel sorti de nulle part, jamais je ne me suis sentie comme ça. Je me suis sentie horriblement enceinte »

Emilia a 23 ans. Elle vit elle aussi à Santiago du Chili, où elle fait des études d’anthropologie en profitant pleinement des joies de la vie étudiante. En mars 2020, après une relation non protégée, elle tombe enceinte de son copain avec qui elle est depuis trois ans. « Je ne l’ai pas dit à ma mère, ni à mon père, ni à personne, juste à mon mec. Et à partir de ce moment-là je n’ai jamais douté de ma décision de ne pas vouloir ce bébé. Aujourd’hui encore j’ai d’autres priorités dans la vie, comme ma santé physique et mentale. Je prends très au sérieux l’arrivée d’un bébé, et je suis encore à une période de ma vie où je me forge en tant qu’individu. »

Emilie me confie que son copain lui a été d’une grande aide dans ce processus : « On avait l’habitude de parler de nos projets d’avenir, et il savait que j’avorterais si je tombais enceinte. Il a toujours respecté ma décision, et il m’a toujours soutenue. Pourtant je sais que ça l’a affecté, et que s’il avait pu choisir, il aurait choisi d’être père. » Emilia a contacté l’association féministe « Con las amigas y en casa », qui accompagne les femmes dans leur processus d’avortement. « Les nausées étaient horribles. J’ai commencé à planifier l’avortement en cachette, dans le dos de mon père, de ma mère, de ma famille. Mais j’ai décidé d’en parler à mes amies ».

« Ils m’ont traitée comme si j’étais déjà mère. Ils m’ont fait écouter les battements de son cœur, c’était horrible »

L’organisation demande à Luna de faire une échographie et un examen sanguin, une expérience émotionnellement très difficile. « Ils m’ont traitée comme si j’étais déjà mère. Ils m’ont fait écouter les battements de son cœur, c’était horrible. A aucun moment ils m’ont demandé si je voulais les écouter. Personne ne m’a demandé si j’étais sûre, comment je me sentais, même si, bon, je comprends, puisqu’au Chili l’avortement n’est autorisé que dans trois circonstances. Et après l’échographie j’ai eu un petit entretien avec une infirmière qui m’a donné des conseils pour être une bonne mère. Je devais juste faire semblant et attendre que ça passe. Je me sentais tellement mal. C’était comme savoir que j’étais enceinte et devoir le cacher à ma famille, et à ma mère surtout. »

Emilia me raconte les deux semaines qui ont précédé son avortement, et qui ont été marquées par les changements physiques, et le poids de devoir garder sa situation cachée. « Les douleurs étaient très fortes. J’avais l’impression d’être différente, de ne plus être moi-même, d’être passée un peu au second plan dans mon propre corps. Quand on te dit que dès que tu sais que t’es enceinte, ça y est tu es maman et tu te sens maman, c’est n’importe quoi. Je ne me suis jamais sentie mère. La mère comme la décrit la société, avec un instinct maternel sorti de nulle part, jamais je ne me suis sentie comme ça. Je me suis sentie horriblement enceinte. Oui, c’était horrible d’être enceinte, avant tout parce que je ne voulais pas l’être. »

Finalement, l’organisation qu’Emilia avait contactée n’a pas pu l’aider en raison du début de la pandémie de Covid-19. Elle a donc décidé d’avorter chez une de ses amies. « Je me suis procuré les pastilles grâce à un contact que mes amies m’ont donné. C’était une bénévole de l’organisation féministe « Aldea Mujer ». On s’est donné rendez-vous dans le métro puis elle m’a raccompagnée jusque chez mon copain. Une fois que j’avais payé les pilules, qui n’étaient d’ailleurs pas du tout données, elle m’a envoyé un livre d’information sur l’avortement. »

Emilia se souvient qu’elle avait le projet de louer une chambre pour la journée avec son copain et ses amies. Mais le confinement a été déclaré dans toute la région. « Mon monde s’est effondré parce que j’ai dû le dire à ma mère, alors que je ne voulais pas. Je voulais gérer ça toute seule. Je voulais désespérément avorter, alors je suis allée voir ma mère et je lui ai dit. Je lui ai dit, maman je dois t’avouer quelque chose. Elle m’a regardée et m’a dit tu es enceinte. Je lui ai dit oui, et j’ai pu libérer toutes les émotions que j’avais réprimées. Je lui ai dit que j’avais les pilules et elle m’a dit allez on le fait maintenant, on le fait maintenant. On le fait maintenant et je me chargerai de le dire à ton père, ne t’en fais pas. »

« Je suis allée dans ma chambre et j’ai pris les pilules. J’ai commencé à avoir mal au ventre. J’ai dû me lever du lit, aller aux toilettes, et j’ai senti que je commençais à perdre du sang. Je me sentais tellement mal. Je me suis évanouie, mais je savais que ma mère était là pour s’occuper de moi, alors ça m’a donné la force de résister. J’avais extrêmement mal. Je me revois, agrippée à la main de ma mère, les yeux fermés. C’était très douloureux, physiquement, et mentalement. Mais ma mère était là, avec moi. Je pense souvent à cette phrase « j’ai avorté avec ma mère, agrippée à la main de ma mère », et j’aimerais que toutes les femmes puissent être accompagnées à ce moment-là. Dès que j’ai su que ma mère serait là, je me suis sentie en sécurité. Je n’oublierai jamais les images de ce moment, de ma main dans la sienne. Elle était là, et je savais qu’au moins je n’allais pas mourir. C’était douloureux oui, mais ça allait se terminer, et j’allais me sentir bien à nouveau ».

«Je suis tombée enceinte, et je ne crois pas mériter d’être punie où condamnée pour ça »

Au cours de son récit, Emilia s’insurge contre la pénalisation de l’avortement dans son pays, qui nuit à la santé physique et mentale des femmes. « Je suis tombée enceinte, et je ne crois pas mériter d’être punie où condamnée pour ça. Je me rappelle qu’après tout ça j’avais écrit ce que je ressentais, et je m’étais promis de ne plus jamais en passer par là. Pourtant je pense que si je retombais enceinte, j’avorterais encore une fois, je m’infligerais encore ce processus. Et c’est triste, parce qu’on devrait pouvoir aller dans un centre et avorter simplement, dans un lieu sécurisé, où on nous traite bien, avec soin et tendresse. C’est horrible pour moi de me dire qu’il y a des femmes pour qui ça s’est bien plus mal passé parce qu’elles n’avaient pas ma condition physique et économique. »

Emilia me quitte en me confiant que c’est un thème dont elle veut parler, pour visibiliser et décriminaliser toutes ces femmes qui partagent son expérience. « J’essaye de faire en sorte que ça ne soit pas un thème tabou, j’essaye d’en parler librement. A part avec quelques personnes de ma famille qui sont plus vieilles et avec qui je n’ai juste pas envie d’en parler. Mais en général j’en parle librement, je reconnais que j’ai été enceinte, que je ne le voulais pas et que j’ai avorté. Et j’essaye de ne pas avoir peur d’en parler, parce qu’on ne mérite pas ça. On mérite que ça se sache. C’est dingue la quantité de femmes qui ont avorté, et on n’en a pas la moindre idée. Et il ne faut pas que ça reste caché. »