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Hen, d’un théâtre de marionnette érotique et comique à la nécessité pédagogique

« Je veux être aimée pour moi-même, et non pas pour mes ornements »

C’est ce que déclare Hen, marionnette éponyme de la pièce, en chantant, dans les premières minutes de son show. Lorsque l’on s’installe dans l’unique salle du théâtre du Mouffetard, on distingue, plongé dans l’obscurité, un rectangle de néons bleus sur un fond noir et une bâche plastifiée en arrière-scène. Deux musiciens vêtus de tenues transparentes arrivent sur le plateau et se placent, l’un à jardin, l’autre à cours. La bâche est fendue à un endroit, les néons deviennent rouges, Hen arrive.

Le personnage de Hen et la pièce du même nom sont imaginés par le marionnettiste et metteur en scène Johanny Bert, ancien dirigeant du théâtre de Montluçon de 2012 à 2016, actuellement installé à Clermont-Ferrand avec sa compagnie le Théâtre de Romette. Johanny Bert tend à créer un théâtre interactif qui propose des réflexions sur les questions de son temps, aussi diverses qu’elles soient, entre rêverie et sacré. Il n’hésite pas à briser le quatrième mur et montre parfois des personnages subversifs par leur discours et par le ton railleur et comique à l’encontre du public.

Son esthétique requiert une hybridité entre comédiens et marionnette. Pour cause, le metteur en scène ne choisit pas systématiquement des marionnettistes « professionnels » pour ses pièces. L’enjeux serait alors de permettre au comédien ou à la comédienne d’utiliser la marionnette comme outil « prolongeur » de son expression et continuité directe du jeu théâtral. Des matériaux plastiques divers sont au service de la dramaturgie, ainsi que différents médiums tels que la musique et la danse. Il est alors courant que Johanny Bert fasse intervenir des artistes plasticiens pour la conception de ses pièces qui deviennent des ateliers artistiques polyvalents. Le personnage de Hen, marionnette anthropomorphe de type « bunraku », est manipulé par Johanny Bert lui-même et Anthony Diaz. Les chansons qui apparaissent au sein du spectacle sont écrites par Prunella Rivière, Laurent Madiot, Alexis Morel, Yumma Ornelle, Pierre Notte, Marie Nimier, Gwendoline Soublin avec une reprise de « Eternelle » de Brigitte Fontaine.

Hen a pour particularité de n’incarner aucun genre. Son nom provient du suédois « Hen » prononcé « Heune » qui est le pronom neutre de la langue, souvent utilisé dans les manuels scolaires. L’enjeu est d’éduquer à propos de la question du genre dès le plus jeune âge. La démarche de Johanny Bert, qui peut sembler parfois déroutante, est plus ou moins la même, car son spectacle a pour vocation d’éveiller les esprits sur la question de l’identité de genre, de la sexualité et des manières de vivre le « queer ».

A la fois diva, reine de cabaret, strip-teaseuse, danseuse et chanteuse excentrique, cette marionnette incarne un personnage queer et heureux, éminemment euphorique qui chante et crie sa différence pour la porter en étendard. Hen présente des vêtements en cuir, en latex, des robes, ou ne porte pas de vêtement. En guise de maquillage la marionnette est parée de faux-cils, de mascara, de fard et de rouge à lèvres. L’usage d’un personnage totalement original et du médium de la marionnette permet de vulgariser le propos aux spectateurs les moins avertis. Hen établit une fonction phatique pendant l’intégralité de son show et permet une véritable interaction avec le public et un didactisme efficace (le spectacle est néanmoins interdit au moins de 14 ans en raison de l’humour érotique presque omniprésent). Nombreux sont les individus, aussi divers qu’ils soient qui sortent enthousiasmés par cette représentation rafraichissante, drôle et instruisante : un placere et docere moderne qui mérite d’être vu par tout le monde.


Hen, visage maquillé de la marionnette, capture d’écran de la vidéo : https://youtu.be/R9NiruasZzk publiée le 8 octobre 2019.

Euphorie, Humour, Tendresse, Peine, nombreuses sont les secousses que l’on peut ressentir au visionnage de ce show, une pièce qui propose un itinéraire émotionnel et un partage de diverses réflexions sur l’existence. Il s’agit parfois de pensées « en vrac », de blagues, de jeux de mots, d’invectives à l’encontre d’un tiers, ou d’introspections ouvertes au public.

D’abord Hen fait le choix d’être sarcastique. Le personnage utilise l’auto-dérision et montre l’ambivalence de son être, ambivalence identitaire mais aussi ambivalence physique. En effet, le médium marionnette offre des possibilités infaisables pour un comédien ordinaire. On voit alors Hen se démembrer, détacher des parties de son corps comme ses jambes, ses bras, ses seins et son sexe. Le but est aussi de créer un personnage hyperbolique, qui surprend par la voix et par le corps et qui, à travers sa parole retentissante, va nécessairement être retenu. A certains moments le show de Hen rappelle également les spectacles de drag-queen. Hen nous offre des moments de « reveal » qui se caractérisent par des changements de tenues presque instantanés et directement montrés au plateau, présentant la marionnette dans des styles totalement éblouissants et inattendus. Apparaissent aussi sur scène des formes phalliques surdimensionnées et des seins qui commencent à danser sur la musique. Ces parties corporelles se retrouvent parfois à la place de la tête de Hen, provoquant le rire du public et la surprise là où on ne l’attend pas. Le spectateur s’amuse de l’érotisme cru de ces surprises, en devenant complice de Hen et en attendant à chaque fois une nouvelle « phrase-choque » ou une acrobatie.

Hen, exagération morphologique de la marionnette, capture d’écran de la vidéo : https://youtu.be/R9NiruasZzk publiée le 8 octobre 2019.

Le cabaret présenté par Hen prend ainsi l’allure d’un microcosme. On ressent une atmosphère semblable à une bulle de bien-être totalement coupée du monde extérieur. C’est aussi un espace qui soulage car l’humour de la pièce diverge d’un humour « traditionnel », parfois peu original que l’on peut voir dans certains spectacles humoristiques modernes. La salle de spectacle devient un lieu de sécurité où malgré la distance nécessaire entre spectateurs et comédiens, un dialogue s’établit. Chacun est mis à nu face à lui-même, sans honte ni jugement et avec une légèreté telle que tout le monde est joyeusement de mèche avec Hen. Alors qu’on pourrait penser que le public est déconcerté par l’érotisme-comique, ce n’est en fait pas du tout le cas. Hen à travers son humour nous permet d’aborder des questions taboues ou des sujets simplement négligés dans le débat public, qu’il est alors plaisant de voir se concrétiser au plateau. Nous sommes donc entraînés dans l’idée d’accepter notre propre auto-dérision et notre propre remise en cause, une idée qui n’est pas sans rappeler The Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman, qui incite tout le monde à réfléchir aux règles sociales ancestralement instituées. Le tout est illustré en musique donnant au spectacle des allures de comédie musicale ponctuée par des interludes de shows humoristiques.

Néanmoins, en contraste avec le rire, Hen nous laisse aussi voir un aspect plus sombre de sa personnalité en avouant ses complexes et ses difficultés, en se protégeant par l’ironie. Derrière la tonalité burlesque du spectacle se cache un questionnement et une radicalité nécessaires dans le discours de Hen, au sein d’un monde qui ne veut pas l’écouter.

L’usage d’un personnage non-genré est utile et puissant dans la mesure où il représente une part de la population qui n’a pas souvent droit à la parole dans l’espace public. Rares sont les illustrations de personnages queers dans le théâtre de marionnette, à l’heure même où il s’agit d’un medium pratique pour exprimer une fluidité de genre (cependant parfois de manière très/trop anatomique, ce qui nécessite une prise de recul).

Au-delà même du personnage de Hen, la marionnette s’est vue souvent utilisée à des fins politiques en passant par des modes de représentations subversifs. En Turquie la marionnette relevait parfois du profane. C’est le cas de Karagueuz, personnage parfois qualifié de grossier, d’obscène et de violent, qui malgré son aspect « impur » était largement cautionné par le public qui se prête volontiers au comique de répétition du personnage. Dans d’autres cas, la marionnette était un médium se faisant arme du militantisme. Kašpárek, personnage tchèque jadis repris par le marionnettiste Skupa, fut tourné en ridicule pour établir une critique de la société et remettre en cause le pouvoir en place, notamment pendant l’occupation nazie dans la ville de Pilsen.

La marionnette fut pendant longtemps un outil « dissimulateur » afin de véhiculer des idées trop risquées à assumer pour un comédien à un instant-T. Le poète Paul Claudel soutient alors que la marionnette « n’est pas un acteur qui parle, c’est une parole qui agit ». Les mots retentiraient plus fort encore qu’assumés directement par un comédien. En considérant l’utilité politique de la marionnette, la parole se fait l’artère du jeu et le discours prend chair sur le castelet. On supposerait l’idée suivante : le propos perdurerait davantage en partant de ces personnages, des personnages certes de plastique mais hypnotisants, à la présence plus vraie que nature.

Le spectacle a été créé en 2019 et est toujours joué aujourd’hui. Après un succès au Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes à Charleville-Mézières en septembre 2021, de nombreuses dates sont encore prévues dans toutes la France et en dehors. Hen aura donc l’occasion de briller encore tout au long de 2022.

Retrouvez les dates au théâtre des Célestins de Lyon en cliquant ici.

Retrouvez toutes les dates de la tournée (dont des représentations bilingues LSF) en cliquant ici.