La main de l’homme : le patrimoine des travailleurs – Sebastião Salgado
La photographie a permis aux artistes d’explorer des sujets inédits grâce à une nouvelle forme d’expression, soutenue par le courant réaliste et l’ère industrielle, qui va marquer le développement de ce support. Ainsi, la photographie a eu dès le départ un rapport intime avec la représentation du travail ouvrier. Il existe de fait une certaine tradition de représentation des travailleurs et plus généralement des métiers manuels qui s’apparente à une photographie humaniste ( notamment chez August Sander, Walker Evans, Willy Ronis etc…). Néanmoins on pourrait penser avec les trente glorieuses et la tertiarisation du travail, que cette tradition se perd peu à peu. Pourtant, cette représentation du monde prolétaire s’est perpétuée à travers le travail de Sebastião Salgado, photographe emblématique et figure incontournable de l’art contemporain.
Son ouvrage « La main de l’homme : une archéologie de l’ère industrielle » aussi appelé « Workers », est un ouvrage de référence, reprenant de nombreuses séries que le photographe a réalisées durant les années 80 à 90.
Sebastião Salgado : d’économiste à photographe
Sebastião Salgado est un photographe franco-brésilien né en 1944 dans le Minas Gerais. Il s’oriente vite vers des études d’économie et passera même une maîtrise à l’université de Sao Paulo. Étant militant au sein des Jeunesses Communistes, Salgado se voit forcé de fuir la dictature militaire brésilienne en 1969, avec sa femme Leila Wanick (qui jouera un rôle essentiel dans sa carrière). Il ne reviendra dans son pays natal qu’en 1979, après l’amnistie politique.
Il arrive à Paris où il s’installe pour suivre des cours à l’École nationale de la statistique et de l’administration économique, institution dans laquelle il prépare un doctorat d’économie agricole. En 1971, il part pour Londres et travaille pour l’Organisation internationale du café jusqu’en 1973, année durant laquelle il change drastiquement de carrière. En effet à partir de cette date, il décide de tout abandonner pour devenir photographe.
Il travaillera durant 20 ans dans des agences de photographie comme la célèbre agence Magnum avant de fonder sa propre agence en 1994 : Amazonas photos, cofondé avec sa femme qui gère entre autres l’édition de ses livres et la scénographie de ses expositions. Salgado est aujourd’hui un artiste reconnu et respecté internationalement, considéré comme un photographe humaniste par l’engagement dont il fait preuve en tant que citoyen mais aussi dans son métier. En effet, Salgado aborde des thèmes proches de la misère humaine, que ce soit celui des migrations, des exploitations mais aussi des mutations humaines et écologistes.
C’est en 1993 qu’il arrive à l’apogée de sa carrière en publiant l’un de ses livres les plus connu : La main de L’homme qui gagnera la même année le prix du meilleur livre photographique de l’année aux Rencontres photographiques d’Arles, véritable documentaire sur les conditions de vie des ouvriers partout dans le monde.
Salgado est aussi un artiste engagé écologiquement, en témoigne la création de son association Terra pour le reboisement de l’Amazonie ainsi que son livre Genesis dédié exclusivement au paysage. Par ailleurs, Le sel de la terre, documentaire réalisé par Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado sur le travail de son père Sebastião, a gagné en 2014 le prix « Un certain regard » à Cannes. Son travail Amazônia, publié dernièrement, qui aborde les communautés vivant dans la forêt amazonienne en pleine dégradation, donne lieu à de nombreuses expositions à Paris notamment à la Philharmonie de Paris et à la galerie Polka.
La main de l’homme
La main de l’homme est un ouvrage photographique composé de 346 photographies en argentique issues de plusieurs séries parues en 1993 aux Edition de la Martinière. C’est à partir de 1986 que Salgado commence à réaliser une série photographique sur les métiers manuels à la mine de Serra Paleda (voir ci-contre), rendue célèbre par ces clichés. Cette série a une vocation de portrait social « des ouvriers des temps modernes, des prolétaires de cette archéologie de l’ère industrielle à l’heure de la mondialisation ».
La main de l’homme réunit des ouvriers de tous les continents : en Inde avec les travailleurs du canal du Rajastan ou encore les exploitants de pétrole au Kuweit pendant la guerre du Golfe. Salgado met en avant les ouvriers, les paysans, les petites gens, véritables piliers de la société et qui sont trop souvent oubliés. Le photographe offre un véritable hommage à ces personnes exploitées par un système dont ils n’ont aucune chance de sortir. Salgado dit lui-même :
« Le destin de ces hommes et de ces femmes est de créer un nouveau monde, de révéler une nouvelle vie, de se rappeler qu’il existe une frontière pour tout sauf les rêves. De cette façon, ils s’adaptent, résistent, croient et survivent ».
Sebastião Salgado
L’artiste cherche à retranscrire à travers ces photos les difficultés physiques et géographiques de ces travailleurs, qui sont mis en avant par les immenses paysages qui les englobent, comme nous pouvons le voir avec les clichés des mineurs brésiliens ou ceux des exploitations de pétrole du Kuweit. Il décrit les ouvriers modernes enfermés dans un système de production ancien et qui redéfinit totalement l’Homme dans le monde actuel, ouvriers instrumentalisés dans un système capitaliste qui les exploite. Salgado a été pendant sa jeunesse très marqué par les idées communistes en ayant grandi dans une ferme collective isolée du monde où l’on consommait directement les produits. Il a également fréquenté les jeunesses communistes durant son adolescence sous la dictature brésilienne. Ainsi, les images de Salgado mettent en valeur l’ouvrier et son travail, malgré sa formation idéologique très éloignée des objectifs de la ligne du parti et du Stakhanovisme de l’ URSS. Salgado ne cherche pas la propagande, il cherche à montrer la réalité et à faire connaître par son travail de photojournaliste le quotidien de ces personnes.
Avec l’esthétique si singulière de Salgado, son grain si reconnaissable, ses prises de vues caractéristiques, il tente de montrer avec une réelle poésie de l’image les conditions de vie difficiles des ouvriers. Ce style de photographie se rapproche philosophiquement de la photographie humaniste développée en France dans les années 50-60, par Doisneau par exemple, qui consistait après la seconde guerre mondiale à valoriser l’homme dans son quotidien. Le but de la photographie humaniste, selon Salgado, est de montrer ce qui nous rend humain, en abordant des thèmes métaphysiques comme la fragilité de l’Homme, qu’elle soit physique ou mentale.
L’ouvrage débute par un hommage à ces travailleurs, dont le métier et le patrimoine disparaissent peu à peu : « Ce livre est un hommage aux travailleurs, l’adieu à tout un monde qui est en train de disparaître lentement, un tribut à ces hommes et à ces femmes qui travaillent encore avec leurs mains, comme ils l’ont fait pendant des siècles. »
Sebastiano Salgado
Ainsi Salgado invite à repenser la place fondamentale des travailleurs dans un monde où le système de production est en constante évolution.
En plus d’être le témoin privilégié de ces travailleurs, Salgado démontre la lente disparition d’un patrimoine humain et social, celui du travail manuel, qui fut pendant des siècles, à l’origine de toute production. La dernière phrase de la page de couverture insiste encore sur cette disparition : « Ces 346 photos sont non seulement le témoignage d’une époque bientôt révolue, mais aussi la glorification du travail manuel, symbole d’un univers en voie de disparition ».
Le photographe prend position face aux bouleversements et aux changements dans notre consommation et de notre mode de vie, qui renforcent les inégalités mais qui laissent également de côté toute une partie de l’Humanité qui voit leurs métiers disparaître. Loin d’être une simple critique du capitalisme, de ses enjeux et conséquences, les photographies de Salgado marquent par leur humanité.
Kuwait, a desert on fire
Sa série Kuwait, a desert on fire illustre parfaitement ce propos. Pour recontextualiser, Salgado s’est rendu au Koweït afin de capturer les destructions dévastatrices qui ont éclaté dans le désert durant la première guerre du Golfe (1990/1991). Les incendies ont commencé à titre de représailles après que la coalition dirigée par les États-Unis ait chassé les forces irakiennes du Koweït. Les troupes de Saddam Hussein ont réagi violemment en mettant à feu entre 600 et 700 puits de pétrole et des zones telles que des tranchées et des lacs, provoquant des incendies déchaînés et des nuages noirs sur toute la région. Salgado a suivi les travailleurs qui ont dû réparer ces puits, dans un environnement particulièrement difficile, sous une chaleur accablante et un bruit infernal.
Un cliché révèle toute la force et la poésie des photographies de Salgado : cette photo « sans titre » (voir ci-dessous) est un tirage numéro-argentique pris en 1991 durant la guerre du Golfe. Elle représente deux ouvriers, un au premier plan, debout et statique recouvert de pétrole et noirci par celui-ci. Un second ouvrier se trouve au second plan, les genoux dans une flaque de pétrole et lui aussi noirci par le produit. Entre ces deux travailleurs se trouve un puit de pétrole qui divise la photographie distinctement, et crée une présence menaçante, inhumaine. Quant au paysage, c’est un véritable désert de pétrole, le sable en est totalement recouvert et une pluie s’abat sur les ouvriers. Au troisième plan on observe des incendies, des feux provoqués par les diverses fuites des puits et par les bombardements.
La photo est prise en format paysage pour mettre en valeur les environs, pour faire resurgir l’atmosphère quasiment apocalyptique de la scène. Cet effet est également dû à l’absence totale de source lumineuse, et donc d’ombres, à cause du soleil caché par la fumée des incendies – ce qui donne à l’image un effet lisse et irréel. De plus, le noir et blanc typique de la photographie argentique ajoute un contraste entre l’aspect fantomatique du blanc et les noirs très foncés. Enfin, la fumée au troisième plan prend toute la place dans le ciel comme s’il s’agissait de la fin du monde. Le manque d’éléments sur la photo marque un horizon particulièrement vide qui isole les ouvriers dans l’image et renforce leur solitude.
Au-delà de l’environnement, la position et l’attitude des ouvriers montrent leur courage et leur force, plongés dans un cadre de travail infernal, résistant, luttant contre la Nature elle-même. Cette lutte contre la Nature apporte une dimension sisyphéenne à ces ouvriers, contraints de se battre en permanence contre le feu de ces puits. Cette scène suscite une empathie profonde pour ces travailleurs.
Les attitudes corporelles des deux personnages traduisent une vision différente de leur travail. En effet, le premier se tient droit, il a seulement la tête légèrement baissée pour éviter que le pétrole qui coule sur son casque n’arrive sur ses yeux. Si l’on regarde attentivement son visage, on le voit esquisser un léger sourire, comme si la pluie de pétrole le réjouissait. Ce sourire peut incarner une forme d’espoir, de courage de ces ouvriers qui, malgré la difficulté du quotidien, continuent de travailler. Cet espoir et cette persévérance sont des thèmes que Salgado illustre tout au long de son ouvrage.
Contrairement au premier, le deuxième ouvrier semble plus relâché, plus fatigué. Il a les pieds dans une flaque de pétrole et prend appui sur ses jambes pour, semble-t-il, se reposer un peu. De la même manière, ses mains montrent un épuisement , son bras droit est posé sur le puit en signe de soutien et son bras gauche est relâché le long de son corps. Sa tête est baissée et il regarde l’un de ses outils. Il symbolise à lui seul toute la fatigue et la détresse de ces travailleurs. Et pourtant, même si sa position traduit une souffrance physique, son dos reste bien droit. Signe que, malgré la difficulté de leur travail, ces ouvriers ne bronchent pas et continuent inlassablement de réparer ces puits. Salgado veut retranscrire dans cette photographie à la fois la fragilité de l’homme, thème universel qui nous permet de nous identifier aux personnages, mais aussi la force et le courage par la dimension héroïque de ces ouvriers.
Dans son ouvrage la main de l’homme, Salgado renvoie à travers des paysages industrialisés ou ravagés par l’homme, une image héroïque, glorieuse des ouvriers. En mélangeant des conditions de travail difficiles à une poésie de l’image, Salgado crée une photographie choc, brute d’une réalité qui paraît dépassée à notre époque. Si le livre s’intitule bien « La main de l’homme : une archéologie de l’ère industrielle » c’est pour souligner la difficulté du développement dans les pays du Sud comme le Koweït, le Brésil, l’Inde qui se basent sur l’exportation de matières premières pour faire vivre leur économie. Salgado nous montre l’injustice de ces ouvriers enfermés dans leur travail, il montre aussi l’impossibilité pour la plupart de ces hommes marqués par la pauvreté de sortir de leur condition sociale.
Pourtant, malgré le poids de leur travail, ces ouvriers restent forts, courageux et ils incarnent l’espérance d’un avenir meilleur à l’heure des guerres, des conflits qui se sont déroulés entre l’année 1986 et 1993, date de la publication de son ouvrage. L’ensemble des photographies de Salgado dans La main de l’homme cherche à provoquer une violence et ainsi constituer un choc afin de faire comprendre le monde et nous faire prendre conscience de la situation des ouvriers dans ces pays. Enfin même si la photographie de Salgado s’apparente à une forme de violence il en ressort surtout une grande Humanité.
1994
1994 sera une date charnière dans le travail de Salgado. Le génocide du Rwanda qu’il couvrira sera pour lui, un véritable choc. Il s’orientera dès lors vers la photographie de paysage. Sa sensibilité et la qualité de son travail lui permettront encore de produire de véritables chefs d’œuvres comme Genesis et De ma terre à la terre, ou encore dernièrement Amazônia, qui lie fondamentalement la photographie humaniste aux enjeux écologistes qui lui sont chers.
2 expositions mettent actuellement le travail de Salgado à l’honneur, pour la sortie d’Amazônia.
La philharmonie de Paris, après la très belle exposition « Picasso et la musique », consacre une exposition au dernier travail du photographe, avec une très belle scénographie : accrochage alterné, poétique et aérien ; une luminosité parfaite pour créer une atmosphère proche des photographies, deux projections de photographies, et surtout une bande sonore composée par le grand Jean-Michel Jarre. Une très belle expérience muséographique, qui épouse parfaitement les photographies de Salgado, qui est probablement avec Amazônia, au paroxysme de son travail.
Polka, sommité de la presse photographique, dédie quant à elle une petite exposition dans sa galerie à Paris, également consacrée à Amazônia. Une occasion de découvrir ce lieu qui est une place forte de la photographie dans la capitale.