Entretien avec Michel Poivert, historien de la photographie
Photographie de Michel Poivert © Catherine Peter
Entretien réalisé par Paul-Emile Pacheco
Michel Poivert est une référence de la photographie. Professeur-Chercheur à l’université Panthéon-Sorbonne Paris I, commissaire d’exposition, Michel Poivert est une figure reconnue de l’histoire de la photographie en France. Universtaire, ancien élève de l’École de Louvre, devenu Docteur à la suite de la rédaction d’une thèse sur le pictorialisme en France (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), celui-ci est devenu depuis les années 1990, un auteur incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la photographie.
J’ai eu l’honneur, en 2020, quelques jours seulement après le premier confinement dû à la pandémie, de m’entretenir par zoom avec Michel Poivert. Cet entretien, qui devait me servir dans le cadre d’un cours, doit être selon moi partagé, tant il est pertinent pour comprendre le métier de professeur-chercheur en histoire de l’art, ainsi que pour comprendre l’état de la photographie française actuelle. Au moment de cet entretien, Michel Poivert venait de publier 50 ans de Photographie Française, de 1970 à nos jours aux éditions Textuel. Le livre a connu un vrai succès et s’est rapidement inscrit comme un ouvrage de référence sur la photographie française contemporaine. À l’occasion de la sortie du livre, le ministère de la culture a organisé une exposition avec Michel Poivert, qui se tenait au Palais-Royal entre le 5 mars et le 3 mai 2020. Bien que cet entretien avait pour objectif de comprendre le métier d’historien de la photographie, je me devais de dialoguer avec lui autour de ses projets, de sa vision de la photographie.
Je tiens à remercier vivement Michel Poivert pour le temps qu’il a bien voulu me consacrer, ainsi que pour la pertinence et la qualité de ses déclarations.
TB-Comment est né votre intérêt pour la photographie ? Quel a été votre parcours ?
MP -Mon intérêt est d’abord passé par l’histoire de l’art, j’ai fait une licence puis un Master spécialisé sur l’art contemporain et c’est en deuxième année de DEA (à mon époque) que j’ai découvert la photographie. Je n’avais pas d’attrait particulier pour la photographie, je m’intéressais surtout à la création contemporaine, mais c’est avec la rencontre d’étudiants en école de photographie que j’ai vraiment commencé à avoir un intérêt pour ce médium.
À l’époque, il y avait peu de place pour l’enseignement de la photographie dans les cursus en histoire de l’art. Je me suis alors positionné stratégiquement et j’ai voulu explorer cette voie de la recherche.
TB-Vous êtes historien de la photographie, commissaire d’exposition, professeur-chercheur, est-ce que votre métier demande une telle polyvalence ?
MP -Pour un métier d’historien de l’art, je pense qu’il est utile d’associer à la recherche l’enseignement et plus généralement la vulgarisation, la transmission, et donc l’édition et l’exposition. Ce ne sont pas des métiers différents, ce sont des supports de recherches servant à atteindre le public le plus large. Ces « facettes » se rejoignent par cette volonté de transmettre mes travaux. Il y a cependant des disciplines de l’histoire de l’art qui sont plus difficiles à vulgariser que d’autres, la photographie est probablement aujourd’hui le domaine qui offre le plus d’opportunités dans le passage de la recherche aux grands publics. Car la photographie est accessible pour le public, même si dans un second temps elle nécessite des connaissance pour être appréciée. En France il y a beaucoup de festivals, d’expositions, d’institutions photographiques, c’est une dimension de la création qui s’est démocratisée.
TB-Comment s’articule justement l’ensemble de ces disciplines ?
MP-C ’est une trajectoire d ‘un point A à un point B ! La manière dont je travaille est assez simple : Je choisis un thème de travail, de recherche, qui va m’amener à enquêter, côtoyer des photographes, travailler dans les archives. Cette partie de recherche occupe environ 1/3 de mon temps. Ensuite et parallèlement, je mets en forme cette recherche avec l’enseignement en séminaires (Master et Doctorat) : je teste des plans, des analyses, des hypothèses sous une forme pédagogique. Ensuite, je rédige un article de recherche dessus qui permet d’affirmer la pertinence du projet. Cela dure environ 1 an. Vient ensuite le moment de tester le sujet au niveau d’un cours magistral de 3ième année de licence ( à Paris 1), et là nous sommes obligés de fournir un savoir précis, avec une évolution, des plans, des références et une certaine stabilité méthodologique. C’est à partir de ce cours qu’on peut imaginer la rédaction d’un livre ou l’organisation d’une exposition. Cela est en réalité la suite logique de la recherche. Finalement la boucle se termine au bout de 2 ou 3 ans, c’est comme cela que s’est organisée ma recherche pour mon dernier livre 50ans de photographie française, de 1970 à nos jours.
TB-Comment est reconnu le statut d’historien de la photographie et quelle est sa place actuellement ?
MP– Le métier d’historien d’art en France reste méconnu, on connaît mieux celui de conservateur de musée. On ignore souvent que derrière toutes les activités culturelles il existe des historiens spécialisés. L’historien d’art n’est en général pas médiatisé ou très peu, alors historien de la photographie… Cependant, cela reste évidemment un métier valorisant, même si mon statut en tant que chercheur pour la photographie reste plutôt flou pour la plupart des personnes. On s’attend, par exemple, à ce que je connaisse tous les appareils photos par cœur. Il reste tout de même un métier ambivalent.
TB-Votre métier consiste-t-il uniquement à la démocratisation de la photographie ou est-ce plus large que cela ? Quels sont les aspects que vous voulez faire valoir de la photographie ?
MP-Mon travail ne consiste pas véritablement à la démocratisation de la photographie, je pense qu’elle l’est déjà en partie. Ça a été plus pour moi, à une époque, de légitimer la photographie comme une pratique artistique susceptible de rentrer dans l’histoire de l’art. Je considère la photographie dans toutes ses dimensions comme un lieu de création ; toutefois je ne me situe pas comme un historien des médias, ce qui est parfois le cas d’autres historiens de la photographie. Pour ma part, ce qui m’intéresse c’est la créativité des photographes.
TB-La pratique de la photographie est-elle nécessaire à votre métier ?
MP-Personnellement, je ne suis pas praticien, mais je pense qu’idéalement il faut avoir une connaissance minimum de la technique, et un peu de pratique, car on se rend compte généralement qu’on fait une photographie à partir de contraintes (lumière, appareil, laboratoire). La photographie c’est très souvent le résultat de ce que l’on peut faire avec les moyens du bord, il n’y a pas d’idéal. Il est important de savoir que telle surface photosensible, avec une lumière différente, ne donne pas le même résultat. Pareil, quelque soit le type d’appareil photographique on ne fera pas la même photographie, non pas par envie mais par contraintes. Il ne s’agit pas d’avoir la pratique d’un photographe professionnel mais il faut avoir une connaissance technique minimale pour ne pas faire d’erreur. Se former l’œil est essentiel, être capable de reconnaître une image et sa technique. Mais il est vrai que c’est comme avec la gravure ou la peinture : si on n’a aucune connaissance technique, on passe son temps à regarder des images, et non plus des gravures ou des peintures. La photographie n’est pas qu’une image, c’est une suite d’opérations ou la technique, la matérialité, définissent et déterminent l’image. Faire de la photographie n’est pas que faire des images, c’est rendre possible un résultat à partir d’éléments techniques.
La photographie est comme les autres disciplines de l’histoire de l’art, elle passe par la connaissance de la technique. En France, on a une culture assez séparée de l’histoire et de la pratique, alors que dans les pays Anglo-Saxons, les conservateurs de photographies sont aussi photographes et associent plus facilement les praticiens et les théoriciens. En France, certains photographes sont des très bons connaisseurs de l’histoire de la photographie, mais le savoir élaboré par les chercheurs relève du métier d’historien appliqué à la photo, métier qui consiste avant tout à une mise en récit du passé plus ou moins proche.
TB-Est-ce que des institutions tels que L’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles et même votre projet de Collège international de la Photographie du Grand Paris, ont justement cette vocation de lier pratique de la photographie et l’enseignement de l’histoire de la photographie ?
MP-D ’abord, L’ENSP est une école qui aura bientôt 40 ans, et son premier directeur Alain Desvergnes était un photographe qui connaissait bien les États-Unis. C’est une école qui a associé la pratique photographique et les connaissances théoriques, historiques et techniques. C’est cette association de la pratique et de la théorie qui a rendue L’ENSP unique dans son approche pédagogique, car la plupart des écoles photographique en France étaient surtout des écoles techniques, ou les sciences humaines était moins présentes. Donc oui, L’ENSP a fait changer les choses et, au court de son histoire, elle a transformé une école de photographie en une école d’art.
TB-Et pour ce qui est du Collège international de la Photographie du Grand Paris, dont le projet est encore à ses débuts ?
MP- Ce projet consiste à transmettre des savoir-faire de la photographie, mais c’est aussi un lieu où l’on associe le patrimoine des savoir-faire anténumeriques qui est menacé de tomber dans l’oubli. Ce sera donc un lieu de production et de transfert de savoir-faire mais aussi un lieu d’expérimentation artistique : on essaie d’expérimenter mais en se servant et en associant le patrimoine des techniques de savoir-faire dans lequel s’associe une dimension de transmission vers des publics non-spécialistes. C’est une formule nouvelle de l’enseignement pratique de la photographie, c’est aussi un lieu de création artistique, basé sur le patrimoine des savoir-faire photographiques. On délivre ainsi à un public large une véritable « culture photographique ». En visitant les institutions photographiques françaises, on se rend compte que l’on conserve les images, les archives et le matériel photographique mais pas les savoir-faire ! Il est donc dans notre devoir de conservation du patrimoine photographique, de faire revivre ces savoir-faire et de perpétuer leurs mémoires et leurs techniques.
TB-Et qui est à l’initiative de ce projet et pourquoi, selon vous, vous a-t-on appelé pour réaliser ce projet ?
MP- C’est une idée que j’ai portée, j’ai été appelé dans le cadre d’un projet d’urbanisme et de réaménagement de site, où l’on cherchait à développer de grands projets culturels. C’est sur cette proposition totalement libre que j’ai conçu le projet. Je voulais le situer dans un espace qui n’était pas concurrentiel avec les autres, ce n’est pas une école, ni un centre culturel, pas non plus un musée, c’est un lieu d’échanges des acteurs de la photographie. Ce qui m’intéressait aussi c’est de perpétuer, conserver les savoirs-faire qui disparaissent, c’est un conservatoire vivant des pratiques photographiques. L’implantation du projet dans la propriété Daguerre, le célèbre inventeur, à Bry-sur-Marne, à 30 mn de Paris, est un symbole fort : en rénovant cette demeure on rend hommage à l’artiste et inventeur et on poursuit par la patrimonialisation et l’expérimentation de l’esprit des pionniers (https://www.photographie-grand-paris.fr/).
Pour en savoir plus sur le projet du Collège international de la Photographie du Grand Paris cliquez ici.
TB-Existe-t-il des « voies royales » pour devenir historien de la photographie ?
MP-Tout d’abord, il faut savoir multiplier les compétences : les gens s’intéressent à votre projet s’il y a une légitimité et des compétences. La première chose est donc de légitimer un savoir et de se placer comme un opérateur de projet. Pour avoir ce profil là aujourd‘hui, le minimum est d’avoir un Master d’histoire de l’art en photographie et potentiellement une licence professionnelle en montage de projet culturel. C’est aussi important de faire des stages à l’étrangers pour découvrir le fonctionnement des institutions étrangères. Mieux vaut être spécialisé dans quelque chose de pointu pour avoir une légitimité et ainsi être reconnu comme un expert d’un domaine spécifique. Il faut ensuite savoir ouvrir cette spécialisé à des projets divers, mais la méthode est acquise et l’exigence de mise.
Quel est votre rapport aux photographes et aux institutions culturelles ?
MP-Je suis évidemment l’actualité photographique. On est souvent amené, en tant que chercheur, à être en relation avec des membres d’institutions à travers la vie associative, les colloques, les formes de sociabilité de la culture qui sont plus ou moins formelles. Il y a une forme de socialisation de l’information au sein du monde de la culture. Dans notre métier, il est important de se créer un réseau. Pour les photographes, le rapport n’est pas le même . Parfois je travaille vraiment avec eux, et dans ce cas il y a un rapport d’intérêt car le photographe recherche via l’historien ou le commissaire d’exposition un moyen de se faire connaître. Il y a aussi des relations de fidélité avec des artistes : parfois on les rencontre sortant des écoles et puis on les voit se professionnaliser, on les suit alors pendant des années.
TB-Comment envisagez-vous le futur de votre métier ? Pensez-vous qu’il y aura une évolution marquante ?
MP-Il y a eu une expansion importante de la photographie dans l’actualité artistique, elle connaît une ascension dans le domaine culturel. La photographie prend une place importante notamment à cause de son poids économique : les tirages sont peu chers, les expositions photos sont surement les moins coûteuses à produire. Je pense que ce qui va évoluer c’est la position des photographes eux-mêmes, qui ont tendance à penser que leurs droits ne sont pas respectés. Il y a beaucoup de photographes qui ont du mal à vivre et à vendre leurs livres ou leurs photographies. Et c’est cela qui est paradoxal, la place de la photographie est exponentielle mais la situation des photographes évolue peu. La photographie, a contrario des autres arts comme les arts vivants ou le cinéma, a du mal à faire vivre son industrie. En fait la photo n’est pas une industrie culturelle. À voir si cette situation évoluera. Je pense qu’il faut arrêter de vouloir considérer la photographie comme un art comme les autres et la considérer dans sa spécificité. J’ai cependant confiance en la dynamique de la photographie française actuelle.
TB-Dans votre livre, vous distribuez vos chapitres sous un angle chrono-thématique, comment avez-vous choisi la structure de votre livre ?
MP– C’est cette répartition qui m’a demandé le plus de réflexion éditoriale : je ne parvenais pas à imaginer un texte chronologique et uniforme car les pratiques photographiques sont diverses et aligner chronologiquement des techniques si diverses ne fonctionnait pas. En tant qu’historien, je voulais que le public puisse lire des textes qui sont des mises en perspective historiques. Il fallait donc à la fois conserver la problématique temporelle et trouver un moyen de la restructurer pour qu’elle soit agréable à lire. J’ai donc pensé à des thèmes en cherchant des phénomènes qui ont été modifiées par l’histoire. Je ne voulais pas parler des types de pratiques, mais il fallait identifier des sujets qui parlaient de l’évolution globale de la photographie. Mon premier thème a donc été la transformation du modèle du reportage à partir des années 70. Comment donc en 50ans les photographes de presse ont transformé leur métier pour s’imposer en tant qu’artistes, auteurs. Ce chapitre propose une grande mécanique historique, qui montre le passage du monde de l’information au monde de l’art. Le paysage a été un thème stratégique dans l’histoire de la photographie en France. Le paysage est un lieu où l’on a justement observé la transformation d’une photo de tradition humaniste vers l’art contemporain.
TB- Votre ouvrage aborde des thématiques très générales qu’on ne s’attend pas forcément à voir dans un livre d’histoire de la photographie. Vous parlez notamment de l’histoire des collectifs photographiques et du livre photographique. Pourquoi évoquer ces sujets ?
MP– Ce sont des sujets qui permettent pour nous, historiens, de nous situer. Un domaine culturel existe aussi par ceux qui en parlent, ceux qui le construisent. Pour chacun des thèmes, il fallait montrer l’évolution de sujets révélateurs, parler de l’ensemble des pratiques et ne pas en favoriser certaines au détriment d’autres. Il fallait aussi montrer la place des photographes français à l’étranger et comprendre pourquoi les photographes étrangers viennent en France. Il fallait aussi parler des thématiques sociales importantes.
TB-Dans le cadre de votre exposition au Palais-Royal en marge de la publication de votre livre, comment avez-vous réalisé le choix des photographies qui viennent illustrer vos propos ?
MP-Une exposition n’est pas un livre, et une exposition obéit à des contraintes et des choix différents. D’abord il fallait restreindre le nombre de photographies (40 présentés à l’exposition contre 250 dans mon ouvrage), puis il fallait aussi comprendre qu’il s’agissait d’un espace public et donc un espace dont il est nécessaire d’enlever des photographies choquantes. Ensuite, le Ministère de la Culture (qui est à l’initiative de l’exposition) a demandé une parité femmes/hommes dans les photographes présentés (dans le livre on n’est pas tout à fait à parité).
Il fallait aussi donner un sens à cet événement, qui est plus un événement de communication qu’une exposition. Il fallait occuper cet espace comme un forum, et donc privilégier les photographies qui incarnent des figures, des personnages, qui pouvaient jouer entre eux. On a essayé beaucoup de configurations, et certaines images étaient trop détaillées et ne rendaient pas assez dans cet espace. Alors que des personnages, des objets pouvaient évoquer des tensions entre l’architecture et les photographies entre elles beaucoup plus efficaces.
Le choix est moins sur les noms que sur l’iconographie, sur la manière dont la photographie peut elle-même se mettre en dialogue dans cet espace. Un accrochage est toujours une négociation entre un espace et un projet iconographique, Il y avait la volonté de créer une dynamique de lieu.
Le Tote Bag remercie Michel Poivert pour cet entretien.