Claude Cahun : L’obsession de l’identité
« Brouiller les cartes. Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le genre qui me convienne toujours » : voilà comment se décrivait Claude Cahun, femme précurseure du débat autour de l’identité de genre, artiste polyvalente par ses champs plastiques et intellectuels qui fut une figure unique du surréalisme au début du 20ème siècle. Pourtant ce nom ne vous dit peut-être rien et pour cause : le travail de la photographe fut redécouvert grâce aux recherches de François Leperlier dans les années 80 et fait l’objet d’une lente reconnaissance des femmes artistes luttant pour leurs conditions.
Claude Cahun, de son nom de naissance Lucy Schwob, est née à Nantes en 1894 dans un milieu littéraire bourgeois, son père était un essayiste symboliste bien connu et propriétaire du journal de Nantes Le Phare de la Loire. Bien que son travail photographique soit aujourd’hui célèbre, l’écriture était son premier moyen d’expression. Elle écrivait régulièrement dans le journal de son père dès son adolescence.
C’est autour de 1917 qu’elle choisit le nom de Claude Cahun, qui écrit-elle : «représente à mes yeux mon vrai nom, plutôt qu’un pseudonyme». Claude Cahun : un prénom « neutre », épicène, c’est-à-dire masculin ou féminin. Il est accompagné d’un patronyme typiquement hébreu qui est celui de sa grand-mère paternelle à qui elle avait été confiée alors qu’elle n’avait que quatre ans, sa mère ayant été internée dans une clinique psychiatrique. Ce changement de nom indique déjà une démarche qui sera au cœur même de son travail : exprimer sa réelle identité. Depuis son enfance, Lucy ne se sent ni vraiment femme, ni vraiment homme, mais « neutre », une figure mixte androgyne, qui à l’époque n’est pas connue et surtout taboue.
Claude Cahun va vivre une aventure romantique et artistique avec celle qui sera sa partenaire de vie connue sous le nom androgyne, de Marcel Moore née Suzanne Malherbe. En 1922, le couple s’installe à Paris et fréquente les milieux du journalisme, de l’édition, de la danse et du théâtre : commence ainsi une grande intensité créatrice. C’est également le moment où Claude Cahun donne la priorité à l’autoportrait photographique, dans lequel elle fait valoir les jeux de rôle et la mise en question du genre.
Artistes, mais surtout activistes politiques, Claude Cahun et Marcel Moore rejoignent l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires en 1932 (AEAR). Claude Cahun relie ainsi son activité politique à son activité artistique dans une perspective critique et non conventionnelle, une démarche qui sera caractéristique de son travail à partir de 1938. À cette date elle s’éloigne de la scène artistique parisienne pour se retirer sur un îlot de la Manche, Jersey. De là-bas, elle mène pendant la guerre des actions de contre-propagande et de démoralisation des troupes d’occupation, signant ses tracts par «le soldat sans nom».
Pour ses actions subversives, elle est emprisonnée et les troupes saccagent sa maison, détruisant une grande partie de son matériel photographique jugé immoral et obscène. Bien qu’elle ait agi pour reformer les liens avec ses amis artistes à Paris, ses projets ne se réaliseront jamais puisqu’elle mourra en 1954 en raison de la détérioration de sa santé toujours très fragile.
Si le travail de Cahun a retrouvé sa juste valeur au cours de ces dernières années, c’est grâce à son authenticité artistique. Son œuvre témoigne d’une puissance intime et d’un courage expressif qui fait d’elle une artiste précurseure de la lignée des femmes utilisant l’art pour exprimer leur condition et leur identité sexuelle. Travestissement, jeux d’illusion, Cahun qui est fortement liée à André Breton et Robert Desnos durant ses années à Paris, a donné à son art une atmosphère surréaliste pour expliquer sa nature complexe.
Afin de mieux comprendre le travail de Claude Cahun, nous allons nous attarder sur l’un de ses clichés les plus célèbres, Autoportrait (réfléchi dans un miroir), réalisé vers 1929. Cette oeuvre est représentative de son esthétique particulière et témoigne sa volonté de refléter son identité trouble.
A travers une iconographie complexe, l’artiste interroge une figure particulière de l’identité de genre : celle de l’androgyne. Ce terme est mis en avant par des personnes qui revendiquent une identité de genre ni tout à fait masculine ni tout à fait féminine, quelle que soit leur apparence physique.
La photographe utilise divers éléments pour brouiller les pistes au sujet de son genre. Elle se couvre par exemple d’un manteau masculin, assez large, qui cache ainsi tout signe distinctif genré : on ne peut ni voir la forme de sa poitrine ni sa musculature. Aussi, elle porte divers attributs qui confondent les genres : une bague, un rouge à lèvres noir très éclatant, mais aussi une chevelure très courte et une pomme d’Adam, mise en valeur par le miroir. La mise en avant de cet élément sert à renforcer la présence d’un attribut corporel associé à la masculinité. L’artiste s’est également débarrassée de tous signes qui permettraient d’indiquer son genre : Cahun s’est rasée les sourcils et coupée les cils, de manière à ce que son corps ne reflète plus sa féminité. L’ensemble de ces éléments forme une figure complexe, ni tout à fait masculine ni vraiment féminine, un contraste dont les limites sont floues.
Plus généralement, la photographe joue sur la notion de dualité, permettant de mettre en avant l’émergence d’une nouvelle forme d’identité de genre. Une opposition s’installe entre elle et le miroir, son manteau imprégné de motifs en damier blanc et noir ou sa coupe de cheveux dorée et argentée que l’on peut symboliquement associer au genre masculin et féminin. L’enjeu de la présentation de cette dualité est de marquer sa part de féminité et de masculinité, deux parts qui semblent opposées mais qui pour elle sont complémentaires.
Certains motifs sont par ailleurs légèrement effacés. Nous ne savons pas s’ils sont choisis de manière précise. Ce qui transparaît de ce mélange de deux teintes renvoie à l’idée d’une troisième altérité qui serait une « hybridation » des deux « entités ». La dualité transparaît également dans le contraste entre la brutalité soudaine de l’image créée par des contrastes forts, et une poésie de l’image et une certaine douceur de son attitude : la main qui se colle délicatement au col du manteau, sa tête appuyée et légèrement inclinée.
Cette volonté de perturber l’image se ressent aussi dans ses choix de composition : le regard franc et direct forme un contact puissant avec le spectateur, qui est renforcé par une légère contre-plongée. Aussi, le reflet ainsi que le manteau en damier, perturbent l’image et sa perception.
L’image se concentre uniquement sur l’artiste, donnant l’impression d’être dans sa tête et de prendre conscience de son identité : elle se révèle. Claude Cahun utilise aussi la lumière pour appuyer l’aspect surréaliste de la scène : on comprend que ce choix est volontaire car l’on observe le reflet de deux projecteurs de lumière dans les yeux de l’artiste. L’artiste cherche ici à surexposer l’image pour créer une lumière forte, le fond blanc est puissant, presque inquiétant et donne l’impression d’une atmosphère de rêve. Cette composante surréaliste permet à Claude Cahun de projeter par la photographie son « moi » intérieur.
Le choix de faire valoir la figure de l’androgyne n’est pas anodin puisqu’elle-même se considérait de genre neutre. Elle dira dans son ouvrage Aveux non avenue, paru dans l’année qui suit la création de cette photographie : « Brouiller les cartes. Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le genre qui me convienne toujours ». Cahun cherche à agir sur l’identité de genre en traversant, en brouillant les assignations sexuelles, pour atteindre à cette « neutralité délibérée » en laquelle elle voyait un troisième genre, un genre singulier et ultime.
La mise en avant de la figure de l’androgyne par l’autoportrait est une innovation marquante qui constitue un point de départ sur l’autoportrait de l’identité de genre chez les femmes photographes.
Même si cette photographie n’est pas représentative de sa globalité artistique, cet autoportrait de Claude Cahun reflète parfaitement les différentes recherches que l’artiste a menées au cours de son œuvre. Par son esthétique surréaliste, sa mise en scène, la complexité de son image, Cahun crée une véritable réflexion autour de son identité, et plus précisément son identité de genre. Ce cliché est l’une des images les plus célèbres et aussi l’une des plus mises en valeur de l’artiste. Bien que perturbante, cette photographie exprime une réelle puissance poétique et une force intime qui constituent un véritable tournant dans l’histoire de l’art.
Si Claude Cahun a adhéré à la culture de son temps, elle l’a également vécue comme une étrangère. Une hypothèse assez évidente ferait voir la totalité son travail comme une tentative continue de justifier sa présence en tant qu’individu, qui se place en dehors des catégories. Souvent, ses images ainsi que ses écrits semblent mettre en avant son droit d’être en dehors des normes, une attitude que Cahun avait qualifiée de «manie de l’exception».
Par Paul-Emile Pacheco