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Trois femmes disparaissent : Hélène Frappat frappe un grand coup

Vedette des Oiseaux et de Pas de printemps pour Marnie, Tippi Hedren se brouille avec Hitchcock dans les années 1960, interrompt subitement sa carrière et disparaît. Sa fille Melanie Griffith s’essaie à sa suite et conquiert Hollywood. Passée trente-cinq ans, épuisée par une série de tournages qui semble ne jamais devoir finir, elle disparaît. Et l’on connaît la fille de Melanie, Dakota Johnson, pour son rôle dans Cinquante nuances de Grey (2015), la candide Anastasia Steele. Elle-même en tant qu’actrice met le monde du show-business à distance et disparaît.

Que nous dit cette récurrence ? Pourquoi, s’interroge H. Frappat, « Melanie et Dakota imitent-elles le thème de Tippi », pourquoi reproduisent-elles le parcours professionnel qui lui a été si coûteux, pourquoi s’exposent-elles à des épreuves similaires ? S’agirait-il d’une lignée frappée d’une fatalité antique ou y aurait-il ici plutôt quelque problème humain à déterrer et potentiellement résoudre ?

Quand la profession cautionne l’oppression

Avec Trois femmes disparaissent H. Frappat propose un roman-enquête se donnant pour tâche d’éclaircir ce mystère. Sa plume s’en prend à l’institution hollywoodienne, dont elle choisit de déceler les mécanismes internes par le prisme de la relation unissant le réalisateur Hitchcock à sa vedette Tippi. De fait, le comportement du maître du suspense s’avèrera de bout en bout problématique et ambigu.

Ce qui est à la lecture frappant, c’est que des comportements extra-professionnels parmi ceux du réalisateur que l’on aurait assimilés à du harcèlement sexuel, parce que réalisés dans l’accotement d’une relation professionnelle a priori dissymétrique sont normalisés et partant admis par le monde du cinéma. Tippi est traquée, réifiée, reluquée, etc., mais par profession, ce qui rend son calvaire socialement acceptable et, par voie de conséquence, durable.

La résistance de l’actrice à ses avances poussera Hitchcock à user de son influence pour entraver sa carrière. Et cela fonctionnera très bien. Mais comme le relève H. Frappat, le fait qu’il soit loisible à Hitchcock de lui-même décliner des rôles et interviews destinés à sa vedette accuse surtout la complaisance du secteur à l’égard de ces ingérences : dépassant ce cas particulier, le problème est d’ordre systémique.

Un second aspect de cette complaisance transparaît d’ailleurs dans l’image de la femme véhiculée à l’écran. Melanie Griffith est érotisée dans tous ses rôles et ce dès l’âge de dix-huit ans, dans La Fugue. Alors qu’elle incarne pourtant une adolescente, de seize ans à peine, son corps nu, entraperçu au travers d’un réseau de cordes à linges, est érotisé sans ambages. Dakota Johnson, pour sa part, apparaît dans Cinquante nuances de Grey en ingénue, selon les termes d’H. Frappat, « sexuellement analphabète », qui signe un contrat de soumission l’engageant dans une relation sadomasochiste unilatérale. Ces exemples à l’appui, l’autrice signale le risque que l’art puisse se changer en alibi pour la perpétration et a fortiori la perpétuation de violences sexuelles et sexistes.

La force coercitive du regard

Cette affirmation ne surprendra personne : une actrice est observée, scrutée. Mais les conséquences existentielles du spectacle permanent sont loin d’être anodines. Qu’elles soient sous la caméra ou non, dans Trois femmes disparaissent les actrices jouent toujours, s’effacent derrière leur rôle, celui qu’on a écrit pour elles.

En ce qu’elles incarnent (en tant que sa manifestation, sa source symbolique) le modèle féminin largement diffusé par Hollywood, les trois actrices placées au centre de la focale d’H. Frappat se laissent appréhender comme autant d’allégories de la femme opprimée. D’abord le contrat signé par Anastasia Steele dans Cinquante nuances de Grey pourrait évoquer une forme de contrat social signé par la Femme et actant sa soumission inconditionnelle au Dominant.

Mais de manière plus explicite, l’autrice élève à la métaphore le tournage des Oiseaux : Tippi y est traquée par une horde de volatiles qui la toisent, la harcèlent et la perforent de toutes parts, la mettent en pièces. La saturation visuelle et sonore des scènes les plus dramatiques du film est analogue à celle que l’actrice connaît en fait au quotidien hors du film. L’héroïne finit gisante au sol, immobile, impuissante, vaincue. Flagrante correspondance, Tippi elle-même, lors du tournage, panique à plusieurs reprises et s’enfuit, s’effondre, sanglote, terrorisée elle aussi par les volatiles qui l’assaillent. L’un d’entre eux brise un panneau de verre de la cabine dans laquelle l’héroïne s’était réfugiée : Tippi finit avec des éclats de verre dans la joue gauche. On lui attache un oiseau au corps moyennant un élastique ; il la martèle de coups, ce que l’on voit à l’écran. Ce qui n’y figure cependant pas, c’est ce coup de bec sur la paupière qui manque de lui crever l’œil.

Cette série de parallèles qu’établit la narratrice rappelle habilement que les plans fictif et réel sont poreux : les violences exercées à l’encontre des héroïnes à l’image ne sont pas sans incidence sur les personnes. Naturellement, les sévices que subissent les héroïnes ont des répercussions normatives et à ce titre impactent la situation des femmes réelles.

Mais au-delà de ça, en nous révélant l’envers du modèle de féminité promu par Hollywood, en nous révélant son coût pour celles qui incarnent ce modèle par excellence, les actrices, H. Frappat nous prévient aussi que l’enfer des vedettes est celui (à un moindre degré, ou non) de chaque femme qui choisirait de le suivre. Car ce modèle est une impasse existentielle : si comme l’affirme l’autrice « la fonction d’une actrice consiste à être vue », cela signifie qu’elle dépend foncièrement d’un regard extérieur pour s’exprimer et des critères qu’il pose pour réussir : sa liberté est circonscrite au cadre posé par le rôle qu’on lui a concocté.

L’enquête comme ressort révolutionnaire

L’originalité narrative de Trois femmes disparaissent se passe de plaidoyer. Une narratrice dite « la détective » élabore un récit qui se met en scène comme une enquête conduite à partir d’une série de fragments alliant faits, recoupements et conjectures. Mais qu’en est-il au juste de cette « détective » ? Une détective, c’est celle qui détecte. Détecter c’est révéler le tectum, le caché. Ce qui présuppose l’existence d’une réalité occulte en instance d’être découverte.

Et en effet, par son effort de détection, – par son travail de mise en relation d’événements, de recherche d’indices, de formulation et confrontation d’hypothèses, – la narratrice produit une contre-histoire plausible qui concurrence celle que l’on est accoutumé d’entendre à propos d’Hitchcock ou des biographies idéalisées des stars. On peut donc évidemment discuter les conclusions auxquelles elle parvient et dénoncer le caractère orienté de certains aspects de sa trame alternative. Mais l’enjeu n’est pas tout à fait là. Le livre d’H. Frappat est bien plutôt à entendre comme une invitation pour ses lectrices à elles-mêmes se faire détectives et soumettre à l’épreuve du doute, à l’échelle individuelle, le discours dominant qu’on leur sert comme allant de soi. La contre-enquête leur servira d’arme politique et de moyen d’émancipation.

L’ajustement de la société aux critères des femmes commence par l’autonomisation de leur regard. Dans cette idée, H. Frappat propose à ses lectrices la figure de détective comme remède à celle de l’actrice et oppose à la damnation du paraître les vertus cathartiques du private eye, le voir à l’être-vu. Il s’agit au fond de renverser le rapport de force en retournant le projecteur. Trois femmes disparaissent, un grand rendez-vous littéraire, à la hauteur des enjeux de son temps. À lire.

Jules Ambite