Points de vue féministes: La femme mystifiée, de Betty Friedan
« Sa seule ambition était de devenir une épouse et une mère modèle, son rêve le plus audacieux d’avoir cinq enfants et une maison merveilleuse, son unique combat consistait à dénicher un mari et à le garder. […] Elle était fière de sa condition de femme et écrivait avec orgueil sur les feuilles de recensement : « Profession : ménagère. » » (p. 25)
La mystique féminine est une idéologie selon laquelle les femmes ne pourraient s’accomplir que dans la féminité, le mariage, et l’enfantement. Elle se base notamment sur le simulacre selon lequel une femme faisant carrière (autre que femme au foyer) est une femme qui renoncerait complètement à sa féminité, les deux étant incompatibles selon la mystique. La féminité est alors encore définie vis-à-vis du destin biologique, c’est-à-dire la maternité.
Pour la plupart des jeunes filles dès la fin des années 40, être mère de famille et ménagère est la carrière à laquelle elles aspirent : elles s’y précipitent si vite que l’université n’est plus un lieu pour s’instruire en préparation d’une carrière professionnelle, mais le lieu par excellence pour la chasse au mari. « Autour de 1955, 60% des femmes abandonnaient l’université soit pour se marier, soit parce qu’elles craignaient qu’un excès de culture les empêchât de trouver un mari. » (p. 21)
Betty Friedan prend comme point de départ « l’indéfinissable malaise » (névrose, fatigue, impression de vide, dépression, frustration sexuelle…), aussi appelé « syndrome de la ménagère » ou « problème sans nom », dont souffre communément les femmes au foyer, c’est à dire la majorité des femmes dans les années 50. A partir de ce phénomène massif que personne ne parvient encore vraiment à expliquer, elle mène une véritable enquête sociologique sur l’origine de ce mystérieux problème pourtant si commun, qui n’est autre que la mystique féminine. En s’appuyant sur différentes études et rapports officiels, ainsi que sur de nombreux témoignages d’experts et des ménagères elles-mêmes, l’autrice dresse un portrait minutieux de cette idéologie dans La femme mystifiée (1963), dont cet article tentera de donner un aperçu.
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Il existe un imaginaire très solide construit autour de la femme mystifiée : sans même connaître l’enquête sociologique de Betty Friedan, il est facile de se figurer un archétype de la femme « moderne » des années 50 : des publicités de ménagères sexys en mini-jupes vendant un robot électroménager dernière génération viennent facilement en tête. Cet archétype voyage d’ailleurs jusqu’à notre époque, et est souvent utilisé dans les séries télévisées : Libby Masters (Masters of sex), Betty Draper (Mad Men) – largement inspirée de l’enquête de Betty Friedan, jusqu’à son prénom – ou encore plus récemment Alma Wheatley, mère adoptive de Beth Harmon dans Le jeu de la dame, en sont de parfaits exemples. La plupart du temps, un personnage qui vit selon la mystique féminine est un personnage secondaire et qui s’ennuie : souvent alcoolique et/ou prenant des calmants, attendant toute la journée le retour de son mari pour avoir un peu d’affection, parfois des enfants qui l’ennuient tout autant que le vide… Bref, une belle désillusion. Pour le dire plus simplement, La Femme mystifiée dont parle Betty Friedan, c’est une desperate housewife des années 50.
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L’idéologie de la mystique féminine a commencé à se diffuser dans la société dès 1945 : « Les années sombres, l’éloignement des maris et des fiancés qui avaient failli ne jamais revenir avaient rendu les femmes particulièrement vulnérables à la mystique. » (p. 309). Car la solitude de la guerre a été comparée au tribut à payer si elles faisaient le choix de faire carrière ; une idée ingénieuse pour ramener les femmes à la maison, offrir aux hommes la chaleur du foyer qui leur avait tant manqué, et au passage repeupler la nation. Ce que l’on sait moins du fameux baby boom est qu’il a touché principalement des adolescentes, qui choisissaient alors la profession de « mère au foyer ». Le taux de naissance à cette époque fut presque aussi important que dans les pays pauvres.
Il est frappant de constater à quel point l’idéologie de la mystique se situe à contre-courant de l’histoire, car contre le progrès et les combats féministes menés jusqu’alors. Betty Friedan consacre un beau et entier chapitre aux luttes féministes du 19e et début du 20e siècle, qui a amené les femmes à conquérir de nombreux droits, et surtout celui qui semblait être l’ultime manquant à l’égalité : le droit de vote, accordé aux femmes en 1920 aux Etats-Unis. Suite à cela, puisque tout semblait gagné, le féminisme entra dans un long coma. « On leur enseignait que la « Vraie Femme » n’a pas besoin de faire carrière, n’a pas besoin de faire d’études supérieures, n’a pas besoin de voter ni de prendre part à la politique ; en un mot, qu’elle n’a pas besoin de cette émancipation et de ces droits pour lesquels les féministes d’un autre âge s’étaient battues. » (p. 20)
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Les explications de ce retour massif au foyer sont multiples. A l’origine de tout cela on retrouve d’abord la théorie différentialiste, qui prône la complémentarité des sexes : les hommes et les femmes ne mériteraient pas les mêmes droits et les mêmes chances car ils auraient des destinées différentes selon le sexe assigné à la naissance. « Personne ne posait le problème de la supériorité ou de l’infériorité des femmes par rapport aux hommes ; elles étaient différentes tout simplement. » (p. 26) Les interprétations de la pensée freudienne (plus que la pensée en elle-même qui était liée à un contexte socio-historique précis) et les travaux de la sociologue Margaret Mead sur la complémentarité des sexes ont leur part de responsabilité dans ce domaine.
D’autres acteurs ont participé à la création de l’idée que les femmes n’étaient pas faites pour faire carrière : les magazines féminins, les éducateurs qui enseignaient aux jeunes filles « comment être une bonne ménagère » dans les universités, mais aussi et surtout, la publicité. « Convenablement manipulée, […] la femme américaine peut trouver, dans le besoin d’acheter que nous créons en elle, un palliatif à ce manque de personnalité, de but, à ce déssèchement et à cette insatisfaction sexuelle que nous lui connaissons. » (p. 351) Et oui, la mystique a rendu malheureuses de nombreuses femmes, mais a rapporté énormément d’argent à l’industrie. C’est ainsi que les publicités font passer la ménagère pour une véritable experte du foyer et le travail ménager pour un travail créateur : le but étant de convaincre ces femmes que tout cela a un sens et que son travail est indispensable, même lorsqu’il s’agit de passer l’aspirateur.
Friedan accuse jusqu’aux femmes elles-mêmes d’avoir lâchement tourné le dos à une crise d’identité nécessaire au passage à l’âge adulte, préférant la facilité : « La mystique de la femme autorise et même encourage les femmes à ignorer qu’elles peuvent avoir une identité. La mystique dit que l’on peut répondre à la question « Qui suis-je ? » par : « La femme de Tom », « La mère de Mary ». (p. 115)
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La conséquence principale de tout cela est « l’indéfinissable malaise », point de départ de l’étude. Les femmes concernées sont globalement autour de la quarantaine, mères au foyer sans autre occupation/centre d’intérêt extérieur. Ce « syndrome de la ménagère » se traduit par une sensation de vide, de ne pas exister et/ou d’être incomplète en temps qu’être humain, de ne pas avoir de personnalité, de ne pas savoir qui elle est puisqu’elle ne vit que pour les autres. Cette sensation provient avant tout du fait que ces femmes sont instruites, elles ont quasiment toutes fait des études supérieures (bien qu’elles ne les aient que rarement terminées). La frustration s’explique par l’inutilisation de leurs capacités ; car quoiqu’en disent les publicitaires, il n’y a pas besoin de grandes facultés pour passer l’aspirateur.
Ce syndrome laisse également place à une fatigue extrême, un recours fréquent à l’alcool et aux tranquillisants : « Quand on se réveille le matin et que l’on ressent l’inutilité et l’absurdité de la journée qui s’étend devant soi, on prend un tranquillisant et l’on oublie que tout cela est sans intérêt. » (p. 46), témoigne une ménagère interrogée. De plus, les femmes au foyer développent une obsession et une frustration sexuelle croissante, tandis que leurs maris sont de moins en moins capables de satisfaire leurs désirs car ayant un travail, ils s’ennuient beaucoup moins qu’elles.
Se sentant prises au piège et n’ayant rien d’autre à faire, les femmes au foyer rabattent toute leur énergie sur leurs enfants, afin de combler au mieux leur mission maternelle, du moins le croient-elles : « Dans l’optique freudienne, la paternité mais surtout la maternité doit devenir une fonction à temps complet, sinon même un culte religieux. Une seule erreur peut entraîner une catastrophe. Sans occupation professionnelle, sans autre charge que celle du foyer, les mères peuvent consacrer toutes les minutes de la journée à leurs enfants ; elles surveillent sans répit ces signes de névroses – et peut-être, du même coup, les suscitent-elles. » (p. 332) Absorbant l’identité de leurs enfants, ceux-ci deviendraient des jeunes dépassionnés, incapables de se penser en tant qu’individus par eux-mêmes et très peu débrouillards : en somme, comme les ménagères elles-mêmes.
A ce stade, on peut facilement dire qu’au sein de la famille et de la société (outre l’industrie), la mystique féminine ne profite à personne, elle n’est qu’une douce illusion incarnant l’American way of life des années 50.
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Toute la thèse de La femme mystifiée repose sur la preuve par A plus B qu’un mari, des enfants et une maison ne suffisent pas. Les femmes, pour s’épanouir, ont besoin d’autre chose, à savoir selon Betty Friedan : une carrière, ou plutôt dans un sens plus général une utilisation complète de leurs facultés. En effet, « l’instruction pouvait être dangereuse et génératrice de frustrations – mais seulement si les femmes ne s’en servaient pas. » (p. 596)
Cependant, elle réfute l’idée selon laquelle les femmes devraient choisir entre la maternité (c’est-à-dire la féminité selon la mystique) et le fait de faire carrière, car c’est précisément sur cette erreur que repose toute l’idéologie. Les deux ne sont pas incompatibles : il suffit de réorganiser sa vie. L’autrice propose de démystifier le travail ménager en lui redonnant sa valeur véritable : une tâche ingrate et répétitive qui n’a rien de créateur. Et puisque « La majeure partie de l’énergie dépensée par les femmes est inutile » (p. 420), alors elles doivent y passer le moins de temps possible, privilégiant l’efficacité plutôt que la beauté du geste qui n’a rien de beau : non, faire la vaisselle n’a rien de valorisant, et utiliser un lave-vaisselle est un gain de temps précieux. On constate cependant que la démystification du travail ménager ne va pas jusqu’au partage des tâches entre les époux dans cette étude.
Friedan appelle également à une refonte du concept de « féminité », qui sortirait des confins de la destinée biologique : « Il est temps de cesser d’exhorter les femmes à être plus « féminines » quand cela n’aboutit qu’à une passivité, une dépendance qui dépersonnalise le sexe, impose un fardeau insoutenable aux maris et engendre une passivité croissante chez les fils. » (p. 510)
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En écrivant La mystique féminine, Betty Friedan s’inscrit dans le courant de pensée égalitariste, dans la lignée de Simone de Beauvoir, affirmant que les hommes et les femmes ont les mêmes aspirations et les mêmes besoins pour s’accomplir en tant qu’individus. Avec ce best-seller, elle devient une figure de proue de la deuxième vague féministe, en particulier aux Etats-Unis.
Certains propos du livre sont néanmoins problématiques : on se passerait bien par exemple de la comparaison entre l’aliénation des femmes et les camps de concentration, ainsi que de l’analyse douteuse de l’accroissement de l’homosexualité masculine, qui serait due en partie à la mystique féminine. De plus, lorsque Betty Friedan (et moi-même dans cet article) désigne « les femmes », il s’agit en réalité d’une part très précise de ce groupe social : les femmes blanches bourgeoises, qui ne sont pas représentatives de la réalité vécue par toutes les femmes.
Malgré ces réserves qui rattachent ce livre à un contexte socioculturel et à un féminisme propre à son époque, il n’en reste pas moins que les arguments et les conclusions tirées par l’autrice sont encore dans l’ensemble pertinents aujourd’hui. De nos jours en effet, certaines femmes choisissent d’abandonner leur carrière (ou de ne pas la commencer) pour se consacrer à leur foyer et à l’éducation de leurs enfants. Ce choix de vie est tout à fait légitime, mais selon l’enseignement de La femme mystifiée, il ne doit pas être limitant pour la personnalité de l’individu. En d’autres termes, une femme au foyer a tout intérêt à entretenir des loisirs, activités, objectifs quelconques (si ce n’est une activité professionnelle) en dehors de son foyer, qui lui permettent d’utiliser ses facultés intellectuelles et de se construire une identité. Car lorsque les enfants finissent de grandir, et que le rôle de « mère » cesse d’être une activité à temps complet, que reste-t-il alors ?
Citations provenants de l’édition suivante : Betty Friedan, La femme mystifiée, Pocket, Paris, 2020. Traduction de Yvette Rody (1964) de l’original The Feminine mystique (1963), publié par W. W. Norton & Company, Inc., New York.