Lectures d’Halloween : The Yellow Wallpaper, de Charlotte Perkins Gilman
Quoi de mieux pour Halloween qu’une histoire d’horreur à huis clos ? La Séquestrée ou Le papier peint Jaune, publié en 1892 aura de quoi vous glacer le sang, surtout parce qu’il ne s’agit pas entièrement d’une fiction, mais que le récit est inspiré de la vie de l’autrice, Charlotte Perkins Gilman. Forcée par son mari et médecin à s’isoler à la campagne pour soigner sa neurasthénie au grand air, l’héroïne de la nouvelle se voit progressivement privée de ce qui la fait vivre : les interdictions s’enchaînent tant et si bien qu’elle finit privée de sortie, d’efforts, de rencontres puis de lecture et d’écriture. Pourtant ce régime draconien est vu comme une “cure“, censée, d’après les dires de médecins, la sauver de sa tendance hystérique et lui permettre de retrouver une vie maritale et familiale normale. La nouvelle prend la forme de notes rédigées en cachette dans son journal, et c’est à travers ses confidences que nous assistons à la dégradation de l’état mental de cette femme, poussée à la folie par l’infantilisation et l’enfermement imposés par ses proches.
A l’occasion de l’abolition des théories de conversion concernant les membres de la communauté LGBTQ+ en France, je me propose dans cette étude de la nouvelle d’étudier les liens de cause à effet entre les traitements supposés à la folie et la folie elle-même.
Tout d’abord, il est intéressant de remarquer que la nouvelle de Perkins Gilman est largement autobiographique, puisqu’elle a elle-même souffert de nombreux épisodes dépressifs, dont l’un après la naissance de son enfant tout comme la femme de la nouvelle. Par ailleurs, elle a également fait les frais d’un premier marriage malheureux avec « … », dont les descriptions dans ses lettres ressemblent beaucoup à celles que la femme fait de John dans son propre journal.
Le premier point à souligner concerne la maladie de cette femme, qui se voit reprocher par tout le monde la fragilité de ses nerfs. Son mari, en particulier, dépense toute son énergie à lui faire comprendre qu’elle est responsable de son état, une thèse qui en plus d’être fausse en tous points, se révèle également très culpabilisante pour la souffrante. Dans ces années-là, le cas de l’héroïne est loin d’être isolé : bien des femmes ont, comme elles, succombé à la neurasthénie, non point en raison d’un sexe faible mais des contraintes qui pesaient sur leur condition, les condamnant à des existences frustrées. Leurs ambitions étant considérées comme anormales, elles finissaient par croire que quelque chose clochait véritablement chez elles. Tout à la fois filles, épouses, femmes de ménage, tutrices… Autant de casquettes qui ne leur laissaient pas, au fond, le temps ni le droit de pouvoir être celles qu’elles voulaient.
Le poids de ce carcan est illustré dans la nouvelle à travers le thème récurrent de l’enfermement qui se décline de la séquestration physique à l’aliénation mentale. En effet, à l’isolement physique qui lui est préconisé précédait déjà l’enfermement social qu’elle subissait en tant qu’épouse, vouée aux tâches ménagères tandis que son mari participait à l’évolution de l’Amérique industrielle. Par ailleurs, il me semble bon de faire remarquer que la silhouette de la femme du papier peint se trouve sur l’un des murs d’une chambre d’enfants, semblant ainsi suggérer que la maternité n’était pas toujours synonyme d’épanouissement. Perkins Gilman s’était elle-même résignée, suite aux demandes répétées de son mari, à avoir un enfant : après l’accouchement, elle tomba en dépression sévère, à l’instar de l’héroïne de la nouvelle. A vrai dire, on retrouve moult similitudes entre ces deux existences, que l’autrice reconnaît volontiers, l’histoire ayant été inspirée de sa propre mauvaise expérience auprès d’un psychologue qui avait entrepris sur elle un traitement similaire d’enfermement, manquant de la rendre folle pour de bon. Elle reconnaît même que « Ce récit n’était pas destiné à rendre les gens fous, mais à les sauver d’une folie menaçante ». Son objectif fut atteint avec le succès de sa nouvelle, allant jusqu’à pousser son ancien médecin à changer ses méthodes de traitement de la neurasthénie.
Pour l’heure, néanmoins, en plus de subir un enfermement, la femme est également isolée. Des gens, dans un premier temps, mais aussi du confort qu’elle aurait pu trouver dans les livres ou dans l’écriture. Au fur et à mesure, tous les instants de plaisir potentiel lui sont retirés, mais ils le sont « pour son bien » selon les propos paternalistes à souhait des hommes qui la prennent en charge. Rien de ce qu’émet la patiente n’est pris en compte, et il n’est pas surprenant de constater que sa voix est systématiquement étouffée par celle des autres : chacun semble savoir mieux qu’elle de quoi elle souffre et ce dont elle a besoin. Dès le départ, l’ensemble de ses interventions sont contrées par son mari avec une virulence qui va grandissant, au point qu’elle en soit réduite au silence et au secret.
Privée de tout objet sur lequel exercer son esprit, ou presque, la femme décide de porter son attention sur le papier jaune qui orne les murs de sa chambre. Un papier peint aux motifs alambiqués qui ne vont pas tarder à se mouvoir sous ses yeux, détenteurs d’un mystère qu’elle se promet de découvrir. D’abord mal à l’aise face à ces arabesques obscènes, elle finit par discerner, derrière un premier plan de grilles figurées, la silhouette d’une femme emprisonnée qui la renvoie à sa propre condition. Obsédante, la tapisserie ne la quitte plus, allant jusqu’à infiltrer ses cheveux d’une odeur nauséabonde. Pour Diane de Margerie dans « Ecrire ou « ramper » », cette odeur est celle d’une société malade de part en part et à laquelle aucune femme ne peut se soustraire. En ce sens, il pourrait être judicieux d’analyser l’anonymat conservé par l’héroïne dans le récit, cet anonymat qui la rend presque familière : est-ce que cette femme dont on ignore le nom ne se voudrait pas le reflet de tant d’autres, voire des lectrices elles-mêmes ?
Lorsque la femme se rend compte que, prise au piège de son mariage, de son enfant et de sa condition, elle n’est guère plus libre que la figure tapissée au mur, l’héroïne sombre véritablement dans la folie. Au final, ces violents accès de délire semblent constituer la seule échappatoire à sa disposition. Une sortie de secours vouée à devenir béance dans laquelle l’héroïne finit par se plonger toute entière. Sa démence est transcrite de bout en bout par l’écriture, laquelle se fait de plus en plus élastique, jusqu’à perdre tout à fait son sens par moment : ses pensées se livrent des dialogues enflammés et s’entredéchirent avec causticité.
Après la parole, puis les pensées, c’est le mouvement qui échappe à la protagoniste, laquelle s’évertue à longer les murs de sa chambre en rampant. Cette situation finale retient l’attention de Diane de Margerie qui y voit l’expression physique d’une condition déjà existante : après tout, y avait-t-il alors d’autre choix pour une femme que de se déplacer en rasant les murs et en s’aplatissant sur le sol ? Toutefois, cette interprétation pessimiste est nuancée par l’ultime victoire de la protagoniste, qui achève de se libérer de son emprisonnement en enjambant le corps de son mari sur le seuil de sa porte. Cette chute n’est pas sans faire penser à l’intrigue d’Unpunished, roman policier dans lequel l’héroïne finit par se débarrasser de l’emprise de son mari en le tuant.
En effet, il y a dans cette nouvelle une large dimension d’horreur qui contribue à l’apparenter au genre du gothique. Tout d’abord les visions cauchemardesques de la malade, son obsession grandissante pour le papier peint, la femme enfin, que nous serions tentés d’apparenter à un fantôme. Cependant, je crois que le plus effrayant pour le lecteur consiste à réaliser à quel point la dimension autobiographique est présente dans ce récit, qui n’est fictif qu’en partie. L’écriture à la première personne nous prend au corps pour nous entraîner dans une plongée démentielle si graduelle qu’elle en est d’autant plus dérangeante : nous devenons fous avant de pouvoir nous en rendre compte à la lecture. Les ultimes accès de violence du personnage achèvent de nous immerger dans cet univers extrêmement glauque, renforcé par une écriture très abrupte.
Pour conclure, je dirai que La Séquestrée constitue une nouvelle tout à fait intéressante, qui démontre que les traitements que l’on croit appropriés pour soigner la folie ne sont parfois que des moyens pour générer cette même folie. Très moderne dans son message pionnier du féminisme, Perkins Gilman profite de ce huis clos pour filer une métaphore quant à la condition des femmes de son temps, confinées à l’espace domestique, voire à la chambre. Réduites au silence, à la passivité et à l’immobilité, persuadées qu’elles sont contaminées par des idées contre-nature, elles en viennent, tout comme l’héroïne, à succomber un jour ou l’autre à la folie. Le titre français de la nouvelle : La Séquestrée prend au pied de la lettre cette impression partagée d’enfermement, confirmant les vers d’Anne Carson dans son poème WATCHER, selon lesquels « there are many ways of being held prisonner“ / “il y a bien des façons d’être retenue prisonnière ».
Sources :
☞ Ecrire ou Ramper par Diane de Margerie.
☞ https://en.wikipedia.org/wiki/The_Yellow_Wallpaper
☞ “Watcher“, poème d’Ann Carson