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Littérature

Le classique de la semaine : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee

Dépeindre les fractures de l’Amérique du point de vue d’un enfant, tel est le coup de maître réalisé par Harper Lee dans Ne Tirez Pas Sur l’Oiseau Moqueur. Publié en 1962, le roman revient sur les années de la Grande Dépression pour nous livrer le portrait de Maycomb, petite ville de l’Alabama. Une petite fille, Scout, fait se succéder entre les pages les aventures de son enfance et de celle de son grand frère Jem. Nous les retrouvons année après année faire les quatre cent coups dans le quartier et tenter désespérément d’apercevoir le voisin d’à côté, dont on raconte qu’il est enfermé dans sa cave depuis quinze ans.

Toutefois, ces pérégrinations prennent un tour plus sombre quand leur père Atticus, qui est avocat, décide de prendre la défense d’un homme Noir dans un procès qui l’oppose à une jeune fille blanche. Dès lors, les remarques racistes et déplacées s’enchaînent à l’encontre des enfants et de leur père, qui leur explique sa démarche. Les contradictions internes du pays affleurent sous les questionnements innocents que les enfants adressent à leur père. Cette manière de défier subrepticement les tabous d’un pays porte en littérature le nom de Southern Gothic. Dérivé du gothique Américain, ce mouvement littéraire met en scène un retour des erreurs du passé, des secrets enterrés qui reviennent ronger le présent, de tout ce que la culture ne veut pas connaître ou admettre. Dans la société Américaine, cela se manifeste par un questionnement des limites du progrès à travers les motifs du Far West, de l’héritage puritain, du racisme ou encore de l’utopie politique. Eric Savoy, dans The Rise of the American Gothic a pointé avec ironie la prédominance de ce genre littéraire aux Etats-Unis, alors même que le gouvernement a sans cesse recours à l’American Dream dans ses discours idéologiques. Notons que ce courant est surtout propre au Sud des Etats-Unis, région évocatrice à la fois d’une idylle pastorale et des répressions les plus terribles du pays. L’écriture de Lee se fait très inventive, parvenant à cristalliser dans des images et des symboles marquants une situation politique plus que tendue. C’est sous cette perspective naïve et enfantine que se profilent les injustices les plus criantes de l’Amérique ségrégationniste

L’adaptation de 1962, Du silence et des ombres, de R. Mulligan

Mais la critique ne s’arrête pas là : le point de vue de Scout propose également une réflexion politique sur les limites de la discrimination genrée, en insistant sur les doubles standards et l’absurdité de certaines exigences. En bref, “devenir une dame“ devient une idée de plus en plus abstraite à laquelle elle se garde bien de céder. 

Enfin, les échanges entre Atticus et ses enfants ont une place de choix dans le roman : sous l’apparence d’une simple conversation familiale, ils permettent d’insérer de beaux passages de bienveillance et de loyauté, qui guident les enfants autant que le lecteur. L’extrait qui suit est l’un des nombreux conseils qui tissent le roman :

« Vois-tu Scout, il se présente au moins une fois dans la vie d’un avocat une affaire qui le touche personnellement. Je crois que mon tour vient d’arriver. Tu entendras peut-être de vilaines choses dessus, à l’école, mais je te demande une faveur : garde la tête haute et ne te sers pas de tes poings. Quoi que l’on dise, ne te laisse pas emporter. Pour une fois, tâche de te battre avec ta tête…elle est bonne, même si elle est un peu dure.

—    On va gagner Atticus ?

—    Non, ma chérie.

—    Alors pourquoi…

—    Ce n’est pas parce qu’on est battu d’avance qu’il ne faut pas essayer de gagner. »

Knuckles down, Norman Rockwell, 1923

Au fil des années, le lecteur apprend à connaître les habitants de la ville : l’intrépide Miss Maudie, le sage Juge Taylor, la cancanière Miss Crawford et surtout le redouté Arthur Radley. Le point de vue enfantin efface les particularismes, si bien que l’on croirait avoir partagé le thé avec tante Alexandra et fait la lecture à Mme Dubose depuis toujours. Ainsi, le microcosme de Maycomb parvient à dresser au fil des pages un portrait contrasté des Etats-Unis, qui n’est pas sans rappeler les tableaux de Norman Rockwell. Dans un trait aussi naturel que l’est le point de vue de Scout, le peintre s’empare de cette réalité ambivalente : son regard se fait tour à tour attendri et sévère. On pourrait presque se demander si les enfants qu’il représentent ne seraient pas les doubles d’une petite Scout et d’un petit Jem…