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Littérature

Le classique de la semaine : L’Attrape-coeurs, J.D. Salinger, 1951

Vous-êtes vous jamais demandé ce qu’il adviendrait de votre vie si par hasard vous lâchiez tout ce que vous connaissez sur un coup de tête ? Si oui, il se pourrait bien que J.D. Salinger vous apporte quelques réponses dans L’Attrape-Coeurs, ce roman qui a fait son succès.
Parce qu’il redoute de devoir annoncer son renvoi à ses parents, Holden décide de ne pas rentrer chez lui après avoir fui le prestigieux collège de Pencey. Trois jours et trois nuits durant, il erre dans les rues de New-York, enchaînant rencontres inattendues, mésaventures et premières expériences de liberté. Deux centaines de pages seulement pour voyager et virevolter à Noël dans le New York des années 1950 aux côtés d’un jeune adolescent perdu et sacrément râleur.

Ouvrez le livre à la première page : une petite éternité semée de hasards et de rendez-vous avec des personnages tout aussi loufoques que réalistes s’offre à vous. Soyez assuré.e qu’il vous seront rendus selon leurs pires manies et leurs plus gros défauts, le tout sur un ton hyperbolique et généralisateur qui ne manquera pas de vous faire sourire. Bien qu’encore adolescent, Holden évoque très clairement un vieillard grincheux qui en voudrait au monde entier simplement pour se distraire. Néanmoins, s’il frôle la crise de nerfs au le moindre détail contrariant, il faut bien reconnaître qu’Holden fait preuve d’un grand détachement face aux véritables épreuves qu’il traverse.

Une scène tout particulièrement marquante consiste en cette énumération grandiloquente de tout ce qu’il déteste, qui sonne au lecteur d’aujourd’hui comme un pastiche sarcastique de la liste que Julie Andrews fait de ses « Favourite Things » dans The sound of Music (La Mélodie du Bonheur).
Toutefois même ses plus grandes colères ne parviennent à cacher la sensibilité de ce garçon révolté contre l’ordre des choses de son époque, largement incarnée par le consumérisme, les apparences, et une virilité poussée à l’extrême. En effet, les années 1950 sont en Amérique l’occasion d’une reconversion de l’économie de guerre, qui se traduit par un capitalisme, ainsi que l’attestent les descriptions des grands magasins à l’approche de Noël. En outre, c’est à cette époque qu’émerge aux États-Unis la volonté de prouver sa valeur par l’appartenance à une classe
sociale privilégiée, notamment en envoyant ses enfants dans une université privée. Force est de constater qu’Holden n’a guère d’estime pour tous ces faux-semblants ! Mais si sa politique du refus reste incomprise de ses contemporains, on peut se demander s’il n’a pas de quoi convaincre les lecteurs d’aujourd’hui, pour qui ces problématiques restent parfaitement d’actualité.

C’est le parti de l’enfance qu’il s’efforce de défendre à tout prix contre les déboires dont il fait les frais dans la ville, tout en sachant pertinemment qu’il s’agit d’une course contre la montre. Et c’est précisément parce qu’Holden refuse de grandir, d’appartenir à la société, que cette œuvre peut se lire comme un contre roman d’apprentissage. Si l’on entend généralement par roman d’apprentissage un récit qui a pour visée de faire évoluer le protagoniste de l’enfance à l’âge adulte, à travers une série de péripéties qui le responsabilisent, c’est l’exact opposé
qui est ici proposé par l’auteur.

Des phrases courtes, un humour décapant et une écriture absolument originale, voilà ce qui vous attend dans le véritable roman à l’oral que délivre ici J.D. Salinger. Rien de plus approprié que ce style familier, vulgaire et a-grammatical pour un adolescent constamment révolté par les individus qui entrent dans le système. Il vous faudra néanmoins rester prudent.e aux côtés de ce jeune homme malicieux, qui trop heureux de capter l’attention générale, se fera un plaisir de déjouer les attentes de ses lecteurs, au point de leur échapper presque complètement.

Lire L’Attrape-Coeurs, en somme, c’est comme écouter un voyageur aigri se plaindre de tous les passagers de sa rame, mais c’est fichtrement bien réussi, au point que vous finirez sûrement par apprécier le narrateur qui prend en charge ce roman de la mauvaise humeur.

Suzanne LaRocca