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Littérature

La Loterie, de Shirley Jackson

Une nouvelle trop parfaite pour son propre bien

La Loterie, Shirley Jackson,
éd. 2006, Pocket

Il y a en littérature des textes qui relèvent d’une perfection brute, comme des récifs taillés en pointe par le vent et les vagues : il paraît impossible d’en parler sans amoindrir leur densité, leur force. La Loterie est du lot. 15 pages infimes pourtant, à l’échelle de son œuvre. Mais 15 pages qui ont la dureté et l’éclat de l’os poli. À tout seigneur tout honneur : en cette saison d’Halloween, où l’on exorcise les monstres par le rire, il n’est que justice de commencer par celle qui a su si bien leur donner vie. 

L’histoire de La Loterie est fascinante, car elle est inséparable de sa publication. Initialement parue dans les respectables pages du journal The New Yorker en 1948, cette innocente nouvelle fit l’effet d’une véritable bombe. Des coups de fils courroucés par centaines. Des annulations d’abonnement. Des torrents et des torrents de lettres débordantes d’une vertueuse indignation contre cette histoire jugée « sombre » ou « pas convenable ». Des lettres d’insultes ou de menaces aussi, toutes retransmises à une Shirley Jackson ébahie de la violence de cette réception. 

À ce stade de l’article, vous vous demandez probablement ce que peut bien contenir une nouvelle pour déchaîner ainsi les passions. Sans trop en révéler, on peut la résumer ainsi : dans un petit village de paysans tout ce qu’il y a plus de normal de qui s’apparente à la Nouvelle-Angleterre des années 50, les habitants se réunissent dans la bonne humeur pour se livrer à une ancienne tradition qui doit protéger la communauté pour l’année qui vient. Toutefois, alors que la nouvelle s’avance et que l’atmosphère s’alourdit, un malaise nous saisit : en quoi consiste exactement ce rituel ? Le malaise va grandissant, jusqu’à la conclusion, abrupte et inhumaine, en quelques lignes à peine. 

Et c’est à ce cadre si finement rendu et condensé que tient toute la violence de la réaction des lecteurs. Car outre les menaces, Shirley Jackson reçut également d’autres lettres plus étranges ; des courriers lui demandant où l’on pouvait assister aux États-Unis à des « loteries » du même genre. Son tableau était si saisissant que certains s’y trompaient ; les menaces n’exprimaient que la peur des Américains convenables qui s’étaient sentis approchés de trop près dans leur quotidien par la plume de l’autrice. 

Et c’est là toute la force de La Loterie, et de ce qu’on appellera bien plus tard le « folk horror » (horreur folklorique), des récits puisant leur inspiration dans les anciennes traditions païennes et les fêtes paysannes. Le cadre nous est familier ; le monde rural et ses coutumes est l’un des plus anciens poncifs de la littérature. Mais c’est précisément ce cadre usé qui fait sa force. À chaque instant, les personnages que nous suivons, auxquels nous nous identifions, peuvent se changer en monstres par l’effet d’une règle immuable jusque-là inconnue, que nous découvrons alors avec horreur.  En nous mettant face à l’arbitraire et l’inhumain des traditions, la folk horror peut-être un puissant vecteur de critique sociale. 

L’Halloween que nous nous apprêtons à fêter a beaucoup en commun avec son emblématique citrouille : grotesque et amusante, elle ne grimace plus que pour rire. Mais fut un temps où Halloween s’appelait Samhain. Notre sympathique simili-carnaval était alors un rituel de protection contre monstres et défunts rappelés en notre monde par le passage à la nouvelle année solaire. Sous l’aspect bon enfant de nos traditions émoussées, l’angoisse originelle suscitée par un monde inquiétant et mal connu est toujours là. On repousse par le rire ce qu’on affrontait par le sacré. 

La Loterie, et toutes les bonnes nouvelles fantastiques ou horrifiques, font ressurgir pour quelques pages l’atmosphère de ces cérémonies antiques, où l’on tentait de répondre à la plus vieille peur de l’homme : celle de l’inconnu, et plus angoissant encore, de la possibilité de l’inconnu. Joyeuse saison d’Halloween. 

Anatole Villebois

  • Pour lire (ou voir) de la folk horror récente et engagée : 
    Michael Wehunt, The Teeth of America
    The Teeth of America
    Robert Eggers, The Witch, 2015
  • Quelques recommandations : 
    – Stephen King, Les Démons du Maïs
    – Shirley Jackson, La Loterie et autres contes noirs