Le classique de la semaine : Jane Eyre
Jane Eyre par Charlotte Brontë
Il est une chose que je dois avouer. J’ai étudié la littérature anglaise pendant sept ans, et ce n’est que très récemment que j’ai ouvert les œuvres des sœurs Brontë. Aujourd’hui, je vais vous parler de Jane Eyre. Ce roman à la première personne, que l’on doit à Charlotte Brontë, est paru en 1847. Elle nous retrace l’histoire de la vie de Jane, jusqu’à son mariage. Élevée dans la petite noblesse par une tante qui la hait, elle est rapidement envoyée dans un internat sordide, mais dans lequel elle se dote de qualités qui lui permettent de devenir gouvernante. Elle entre au service d’un certain M. Rochester, afin de veiller à l’éducation de sa pupille, Adèle. Une relation d’amour va naître entre son employeur et Jane, assombrie par un fardeau mystérieux.
Cette atmosphère sombre, étrange et presque sordide, est due au paysage littéraire anglais de l’époque de la rédaction. C’est à l’époque la mode du gothic novel, un type de roman qui fait la part belle à cette atmosphère. Cela se ressent particulièrement quand l’héroïne arrive à Thornfield Hall pour son premier emploi. Le toponyme, déjà, évoque les épines, ce qui n’est pas bon signe. Le château en lui-même est lugubre, presque hanté par une force mystérieuse. Le lieu donne une impression de mal-être, que est ressenti le personnage, et qui se ressent dans les choix de narration. Le cadre spatio-temporel des scènes marque cette affiliation au genre gothique. Plusieurs scènes se déroulent la nuit ou au crépuscule, au moment où les songes deviennent plus grands que nature, et que l’on a peur des ombres que forment les meubles éclairés par la lumière vacillante des bougies. Jane relate notamment avoir entendu des rires et des murmures près de sa porte, et sauve Mr. Rochester d’un terrible incendie dans sa chambre, d’origine criminelle.
Bientôt, une relation très forte se noue entre Jane Eyre et M. Rochester, qui n’est pas étrangère à l’amour. On ne peut que saluer la manière avec laquelle l’autrice rend compte de l’évolution des sentiments de Jane. De plus, l’alchimie qui se développe entre les deux personnages est ensorcelante, avec un art du dialogue très fin. On observe des dialogues taquins, empreint d’un certain humour, et une répartie mordante de Jane, qui ne se laisse en surface pas impressionner par son homologue masculin. Jane n’a donc rien à voir avec la jeune fille victorienne que l’on aurait voulu qu’elle soit. Envoyée à Lowood, une école pour devenir la parfaite épouse victorienne pieuse et humble, son caractère, forgé dans ses jeunes années, en fait un personnage d’une grande force et d’une originalité qui détone.
Le personnage de Mr. Rochester est problématique, car il est rongé par un mal dévorant, et il fait preuve d’une attitude tyrannique envers Jane Eyre. Cette dernière ne se laisse pas faire. Jane Eyre est le personnage qui choisit son destin, qui prend en main sa propre vie. De nombreux passages du roman évoquent son individualité forte et indépendante. Dans un premier temps, offensée par la demande en mariage de M. Rochester, elle lui répond « do you think because I’m poor, obscure, plain and little, I am soulless and heartless ? (…) I have as much soul as you – and full as much heart ». Un autre passage est révélateur, à mes yeux : « I am no bird; and no net esnares me ; I am a free human being with an independent will, which I now exert to leave you ». Ces deux passages accentuent la force de caractère de Jane qui n’hésite pas à affirmer son individualité face à deux choses : un homme, qui dans la société victorienne, a tous les pouvoirs, et qui de plus est son supérieur social, dans un monde où la distinction sociale est excessivement présente. Elle met leurs sentiments et leurs existence sur un pied d’égalité, ce qui est loin d’être anodin à l’époque de la rédaction. Elle va plus loin en affirmant sa liberté et son indépendance, qui ne font pas d’elle une subordonnée dépendante, mais bien un être dans son unicité et ses capacités. Il y a là quelque chose de très fort, et je dois dire que cette scène a retenu mon attention par son rythme et son intensité.
Cette intensité se ressent par le choix de la focalisation opérée par l’autrice. En faisant dire « je » à son personnage, nous avons l’illusion d’un accès aux pensées d’un personnage dès qu’elles lui viennent en tête. La focalisation ajoute au récit dans la mesure où elle renforce la mimesis, le sentiment de réel et l’impression du lecteur de pénétrer la narration. Ce choix permet de mettre en avant la personnalité du personnage, et confère une tonalité vraisemblable au récit. Il permet également l’empathie du lecteur, et l’on se sent entrer dans les pas du personnage, ce qui me séduit beaucoup.
Attention, maintenant est venu le temps de divulgacher, n’hésitez pas à sauter ce paragraphe. Le roman dispose d’un autre personnage féminin, Bertha Mason. Elle vit également à Thornfield Hall, mais nous ne découvrons son existence qu’en même temps que Jane, bien après son arrivée. Ceci pour une bonne raison : elle est enfermée dans une pièce, soustraite aux regards. Rochester, jeune et crédule, a épousé la riche Bertha sur les désirs de son père. Rapidement cependant, il a réalisé que cette dernière présentait un problème psychologique dévastateur. Sur ce point, il est assez difficile de se forger une opinion. En effet, les connaissances psychologique de l’Angleterre du XIXe siècle sont notamment subordonnées aux principes moraux et religieux de l’époque. Ainsi, comme le montre Elaine Showalter, dans A literature of their Own, 1977 Princeton University Press, on invente la notion de « moral insanity ». Cette théorie de J. C. Pritchard prend pour cible le désir sexuel des femmes. Une femme présentant un désir sexuel prononcé ne peut qu’être contre-nature. Elaine Showalter rappelle certain cas de divorce où le motif était un appétit sexuel de la femme égal à celui des hommes. Toujours est-il que Rochester prend la décision (discutable) d’enfermer sa femme dans sa demeure et d’ignorer son existence. Ce motif est récurrent dans la littérature anglaise, comme l’atteste le motif de « the woman in the attic », la femme enfermée au grenier. La même Elaine Showalter revient sur la genèse de cette thématique, qui empli le folklore anglais. Elle fait même une analyse étymologique des termes employés pour décrire Bertha Mason (« vampyre », « witch », « an Indian Messalina ») pour montrer que chacun des termes renvoie à un archétype féminin défini comme néfaste par rapport au genre masculin.
Il est fait mention du fait que le caractère presque bestial de Bertha découle de ses longues années de captivité, et cela n’a rien d’étonnant. On peut cependant se souvenir qu’il est impossible, à l’époque, de divorcer lorsque la santé mentale de la femme est mise en cause. Bertha et Rochester sont jeunes au jour de leur noce, on en déduit donc les conséquences que cela implique pour la vie des personnages. Il est intéressant de noter que ce motif de l’enfermement de la femme folle rend toujours mal à l’aise notre société, et ce même dans l’adaptation de 2011 de Cary Joji Fukunaga. En effet, lors de la grande scène d’explication entre Rochester et Jane, le réalisateur donne une cause de plus à l’enfermement de Bertha. Le Rochester de Fassbinder explique à Jane la réalité des asiles où l’on accueillait les « fous » autrefois, montrant qu’il ne peut humainement infliger de pareils traitements à un être humain, quel qu’il soit. Rien de tout ceci n’est présent dans le livre, rendant l’action de Rochester plus forte encore.
Il est certains romans du XIXe siècle qui ouvrent la voie à la littérature qui suit. C’est le cas de Jane Eyre qui, comme le titre éponyme l’indique, prend possession de son être et de son existence. Elaine Showalter n’hésite pas à faire de ce roman l’ancêtre, le précurseur de grandes autrices du xxe, notamment Virginia Woolf. En ces temps de fêtes des morts et de fantômes qui viennent visiter les vivants, lancez vous dans la lecture de ce chef-d’œuvre comme dans un matin de brume et de forêt.
Héloïse Tessier