Le classique de la semaine : La couleur des sentiments, de Kathryn Stockett
Poussée par le besoin viscéral d’écrire, Skeeter la fille des Phelan, tout juste diplômée de l’université, cherche à tout prix à obtenir un poste dans un journal. Sa condition de femme la réduit à répondre au courrier des lectrices sur les tâches ménagères, ce qu’elle accepte avec bonheur. Très vite, la journaliste en herbe est forcée de se rendre à l’évidence : elle ne connaît rien au ménage, et se voit obligée, de demander des conseils aux bonnes de ses amies, les seules capables de donner de bons conseils.
Au fur et à mesure de leurs entretiens, Skeeter se prend d’amitié pour Aibileen, la domestique de son amie Elizabeth. C’est alors qu’elle trouve le sujet qui pourrait changer sa carrière : parler de la condition des bonnes dans le Mississipi des années 1960 ! Encouragée à demi-mot et en secret par une éditrice de New York, la jeune femme se lance à corps perdu dans ce projet fou, qui pourrait bien tourner au drame…
Bien décidée à se faire un nom, Skeeter a tôt fait d’envisager un plan d’attaque et de solliciter toutes les bonnes du voisinage pour obtenir leurs témoignages. Sans surprise, les réponses qu’Aibileen lui rapporte s’assimilent à des refus systématiques : aucune noire douée de raison ne souhaite prendre le risque de voir sa vie s’effondrer pour une enquête pareille. En dépit de l’assurance d’anonymat que garantit Skeeter, les bonnes craignent d’être vues, d’être entendues, dans un contexte où un simple soupçon peut les mener à leur perte. Et puis d’abord, pourquoi faire confiance à une blanche ?
A l’horizon cependant, les choses changent et l’on voit se profiler en arrière plan la longue épopée des droits civiques. C’est à l’université de Skeeter dans le Mississipi qu’est par exemple accueilli James Meredith, le premier étudiant noir. On entend Aibileen raconter aux enfants qu’elle se souvient de l’épisode des sit-ins dans les magasins de Woolworth, et l’on peut voir passer Martin Luther King à la télé, dans le salon d’une des patronnes blanches. Toutefois, à mesure que le mouvement semble avancer dans le pays, la répression à l’égard des personnes de couleur se renforce dans la ville : un garçon est tabassé pour avoir enfreint sans le savoir la dernière loi en matière de ségrégation, tandis que Megan Evers est assassiné en pleine rue par le Ku Klux Klan. Au moment même où elles devraient se sentir libérées, les bonnes de Jackson, Mississippi sont prises de terreur, et le silence fait loi.
Cependant, une nouvelle bonne se joint à elles pour témoigner : c’est Minny, une domestique au caractère bien trempé, que la colère a fini par faire parler. A son tour, elle en enjoint d’autres à se confier auprès de la journaliste, et bientôt c’est tout un monde qui afflue dans le salon d’Aibileen pour s’entretenir avec Miss Phelan. A mesure que leur frustration prend le pas sur la peur, Skeeter enchaîne les rendez-vous, s’absente à ses activités habituelles et accumule les prétextes pour éviter le regard inquisiteur de ses amies. Sous les touches de sa machine à écrire défilent les humiliations de ces femmes réduites aux pires traitements, mais aussi parfois l’amitié qui les unit à leurs employeuses et la tendresse qu’elles portent à leurs enfants… En dépit de l’enthousiasme qu’elles portent au projet, chacune des participantes est tenue par une angoisse qui ne cesse d’augmenter à mesure que la date de publication de l’essai se rapproche.
En effet, dans le Mississippi plus que partout ailleurs dans le pays, les idées conservatrices persistent. Non seulement l’ordre des choses s’ancre dans l’oppression raciste, mais c’est carrément l’histoire et l’atmosphère de la ville qui semblent imprégnés de cette domination inique. Cette dernière se ressent jusque dans les paysages dessinés par des champs de coton qui respirent la douleur de centaines d’années d’esclavage. Plus d’un siècle après, le constat est là : seules les modalités de cette exploitation ont changé. Au déni d’égalité ont succédé la devise d’une égalité à deux vitesses : « Séparés mais égaux » comme le veulent les dures lois Jim Crows. La vie des habitants de Jackson se voit rythmée par l’évolution d’une ségrégation qui prend du terrain, et qui va jusqu’à interdire les Noirs d’emprunter les mêmes toilettes que les Blancs. Dans le roman, l’initiative est rendue grotesque par le personnage de Miss Hilly qui milite sans cesse à ce que ses voisines fassent construire de nouvelles toilettes pour leurs domestiques. Très régulièrement d’ailleurs, l’humour a sa voix au chapitre dans l’écriture de Kathryn Stockett et on ne manque pas de rire en suivant les péripéties des blancs de Jackson. Chacun en prend pour son grade, à notre plus grand plaisir.
Il n’est d’ailleurs pas rare que Skeeter, la protagoniste, nous paraisse stupide en raison de sa candeur et de son décalage profond avec la réalité, que soulignent souvent Minny mais aussi Aibileen, dans une moindre mesure. La barrière de la couleur, si elle ne se ressent pas à l’échelle des sentiments, est bien présente dans les écarts d’importance que les personnages attribuent aux événements en fonction de leur couleur de peau. Nous pouvons par exemple observer que si Pascagoula, la bonne des Phelan tremble d’émotion en voyant Martin Luther King passer à la télévision, c’est à peine si sa maîtresse est au courant de son existence. Alors que les Noirs subissent le racisme de manière très physique dans leur quotidien, Skeeter approche le problème avec le détachement propre à ses privilèges et n’entend parler des évolutions du mouvement des droits civiques que par le biais d’appels téléphoniques ou d’articles dans le journal.
A la lecture, il est plaisant de constater à quel point cet écart diminue : d’abord portée par une curiosité naïve sur la réalité des femmes noires de sa ville, Skeeter se rend progressivement compte de la provocation que constitue son initiative pour le milieu blanc, bourgeois et profondément raciste dont elle est issue. A force de s’entretenir avec les bonnes de son voisinage, elle devient plus sensible aux apparences anodines que peut revêtir ce racisme dans son quotidien et dans les interactions que ses proches entretiennent avec leur personnel de maison. Alors que ses observations l’éloignent peu à peu de ses amies, de sa famille et des garçons qu’elle fréquente, ce sont ses actes qui finissent par l’isoler tout à fait du reste de la ville. Le projet qu’elle avait imaginé ne tarde pas à prendre des proportions qui la dépassent et bientôt, Skeeter se trouve confrontée à un choix sans retour : celui de taire la vérité et de se trahir ou de la dire et de trahir sa race.
J’ai adoré me plonger dans La Couleur des sentiments, et en apprendre davantage sur les batailles qu’ont livré ces femmes noires au milieu des années soixante – puisque le roman est inspiré de témoignages réels, collectés par Susan Tuckers et rassemblés dans Telling Memories Among Southern Women. Le style très fluide de l’écriture m’a fait passer du rire aux larmes sur toute la longueur de ce récit tout en nuances. Or, ce sont ces nuances qui apportent selon moi sa justesse au roman, et je crois qu’elles sont essentiellement dues au choix que l’autrice a fait d’alterner les points de vue. En valsant entre l’utopisme de la jeune journaliste, le regard plus réaliste d’Aibileen et la colère brute de Minny, Kathryn Stockett parvient à condenser ces impressions poignantes d’une Amérique divisée.
Néanmoins là encore, il lui faut constater que les conséquences s’étendent au-delà de son entendement : non contente de l’avoir rendue infréquentable, Miss Hilly va s’attacher à faire descendre avec elle l’ensemble de la communauté noire du voisinage.
Car après tout, ce n’est pas seulement son emploi qu’il faut être prêt à perdre, en se lançant dans ce genre de témoignage : il faut aussi s’attendre à ce que son compagnon, et plus largement les autres membres de sa famille soient renvoyés et abandonner tout espoir de retrouver du travail un jour. Or, ces perspectives funestes sont loin d’aller en s’arrangeant : alors que le mouvement des droits civiques progresse dans le pays, le retour de bâton conservateur se prépare et n’épargne personne. Kathryn Stockett n’invente rien.