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Littérature

Avant 1984, l’errance d’Orwell dans les bas fonds de Londres et Paris

Vagabond, policier, soldat, journaliste, écrivain, la vie d’Eric Arthur Blair, de son nom d’auteur George Orwell, est loin de suivre une trajectoire linéaire. En atteste son œuvre constituée de récits autobiographiques dans lesquels il dépeint ses parcours multiples, au cœur de ce qui est décrit et au contact de ses personnages. Ses textes dont Dans la dèche à Paris et à Londres sont des sortes de compromis entre travail journalistique et littéraire, des peintures réalistes desquelles ressortent des personnages authentiques. Cette collection de récits que George Orwell a publiée, aboutit, on le sait, à ses ouvrages les plus connus et cités : La ferme des animaux, qui illustre en fable le cheminement d’une idéologie communiste jusqu’au pouvoir, censée apporter le collectivisme et l’égalité entre tous, mais découlant sur un pouvoir autocratique et totalitaire, et son roman 1984, écrit dystopique dans lequel un parti unique gouverne de manière totale et centralisée, se basant sur les classes, la déconstruction du langage et la surveillance permanente.

Ici, l’aboutissement de l’œuvre littéraire est intimement lié au vécu de l’auteur et c’est au prisme de récits tels que Dans la dèche à Paris et à Londres, publié en 1933, que cela est perceptible. Les différents profils qu’il rencontre, leurs comportements, leurs habitudes, et même leur langage, sont des éléments importants pour Orwell et participent au développement de sa pensée.

Issu d’une bourgeoisie modeste dont la richesse est liée à des activités coloniales, Orwell rejoint la police britannique en Birmanie. Ses expériences successives lors de son service le convainquent peu à peu de la violence et de l’absurdité qu’est l’asservissement des populations locales, que rien ne justifie. Il développe à cette période une féroce critique à l’égard du pouvoir anglais ainsi qu’à son impérialisme, et ne souhaitant plus participer à ce qu’il nomme lui-même un crime, décide de partir vivre en Europe. L’auteur s’y cherche et mène une vie d’errance. C’est à ce moment qu’il choisit volontairement de s’immiscer dans les bas-fonds de Londres et de Paris, au milieu des travailleurs pauvres, des vagabonds, de la misère, une manière d’expérimenter et une volonté de raconter ce qu’il s’y passe afin de rapporter un témoignage.

Au cours de ses pérégrinations, d’abord parisiennes puis londoniennes, Orwell nous présente des individus aux caractéristiques variées : certains sont loufoques, pervers ou haineux mais aussi courageux, admirables, idéalistes : tous sont néanmoins animés par la même volonté de survivre dans cet amas de misère, de saleté, de chômage et d’ennui.
Car le récit est somme toute plutôt banal, c’est plutôt la manière dont il dépeint ces bas-fonds et leurs habitants qui en fait un ouvrage tout à fait authentique.

En ressort de cette « exploration sociale » dans les capitales anglaise et française de l’Entre-deux guerre une absence de tout charme sur le plan matériel. C’est la saleté qui semble particulièrement obséder Orwell, elle est omniprésente et accompagne les hommes partout où ils vont, dans la rue comme à l’intérieur les bâtiments. L’auteur dresse un parallèle avec l’Enfer représenté par Dante, notamment quand il fut plongeur dans un hôtel restaurant, plusieurs étages se superposant et lui tout au fond, au sous-sol avec les autres semi-esclaves dans la crasse, la chaleur étouffante, sans la moindre perception d’une lumière naturelle. Un autre endroit qui marque l’écrivain, ce sont ces dortoirs sordides de Londres, au sein desquels les vagabonds et les ouvriers s’entassent sans une once d’intimité ni la moindre hygiène, terminant une journée de malheur pour en recommencer une semblable le lendemain.

Pour autant, ce milieu infernal est d’une certaine manière contrastée par les hommes qui composent son périple. Il semble compliqué de faire de belles rencontres là où chaque individu tente de survivre, mais ce sont, au cours du récit, les discussions parfois banales, les personnages racontant leur vie ou le fait même d’être avec un compagnon que l’on apprécie qui permettent d’échapper à cette boucle. Quand bien même la plupart d’entre eux sont avant tout animés par la recherche d’un travail, trouver de quoi manger ou la haine des riches comme de ses semblables, d’autres sont optimistes, voire idéalistes, réchauffés par une sorte de flamme invisible pour le commun des mortels.

Au fil de l’ouvrage, Orwell insiste également sur les conséquences aussi bien physiologiques que psychologiques de la misère. L’état dans lequel se trouvent les hommes torturés par la faim y est décrit comme un sentiment d’apathie morbide, sans la capacité de faire la moindre action ou au prix d’un effort incommensurable. Accompagné de cela, une sorte de dévirilisation, qui accentue et entretient la misère dans laquelle l’individu est plongé au sein d’un environnement composé en très grande majorité d’hommes, pour qui la compagnie d’une femme n’est possible qu’avec les prostituées. La souffrance mentale est moins de l’ordre du désœuvrement ou de l’abandon que de l’ennui dont ils pâtissent quand ils ne travaillent pas, condamné à rester dans une chambre d’hôtel miteuse ou bien à marcher jusqu’au dortoir se situant à l’autre bout de la ville.

En livrant cette peinture authentique des bas-fonds de Paris et Londres, l’écrivain britannique illustre tout l’intérêt qu’il porte aux personnes dans leur individualité au-delà même de leur condition misérable, de leur environnement sordide ou de leurs sentiments personnels. Il met en avant une sorte d’instinct populaire, ce qu’il appellera plus tard la common decency ou décence ordinaire, qui entretiendrait une « morale » commune au peuple. Ce concept idéaliste attribuant des vertus aux gens ordinaires, comme la solidarité ou le bon sens, est largement contestable pour certains. Pour Orwell, c’est une force à opposer aux régimes politiques modernes, qui sont par nature et par intérêt amoraux, ce qui peut mener, selon lui, à l’asservissement de l’homme et de ses composantes les plus fondamentales comme sa pensée, son langage, son corps, son individualité. 

Sources :

Dans la dèche à Paris et à Londres, George Orwell, traduction de Michel Pétris, édition 10/18

Orwell œuvres, notice Dans la dèche à Paris et à Londres, Véronique Béghain, édition de la pléiade

George Orwell – une vie, une œuvre, émission de 1997, https://youtu.be/yTWzTlyLnIE