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Antigone, à l’origine des droits de l’Homme ?

Et je ne pensais pas que ton décret pût mettre la volonté d’un homme au-dessus de ces lois qui ne sont pas écrites et que rien ne peut ébranler

Antigone à Créon

Par ces termes, le mythe d’Antigone traversera les siècles. Car bien au-delà d’une tragédie grecque, il s’agit d’une confrontation et d’un choc entre deux visions, qui trouve son écho à travers les âges. Sophocle, contemporain à la fois de l’âge d’or et du déclin athénien, problématise le rapport du souverain, de la cité et de ses lois avec la justice, l’individu, et les droits inhérents et sacrés de l’Homme. Puisqu’en effet, ce que réclame Antigone, c’est un droit sacré, qui découle de l’ordre naturel et des dieux. Innombrables sont les conséquences de tels questionnements dans l’histoire de notre civilisation, qu’il ne conviendrait pas de toutes les énumérer dans un article interminable destiné à un étudiant juriste, mais de montrer comment après 25 siècles suivant son écriture, une tragédie résonne au sommet de notre ordre juridique.

Facile de se représenter Sophocle comme un dramaturge « classique », écrivant et faisant jouer ses œuvres, gagnant des concours de tragédies à Athènes, mais moins de l’imaginer à la tête d’une flotte de navires grecque pour écraser la rébellion de Samos, une île et territoire vassal de la cité, car c’est bien en ceci que sa vie est intéressante. Il est issu de la noblesse athénienne et occupe des fonctions publiques dues à son rang, comme administrateur, ou stratège, c’est-à-dire chef militaire. C’est d’ailleurs un contemporain, et aussi ami, de Périclès, avec lequel il fait campagne. La dualité ne s’arrête pas là et il est également témoin à la fois de l’âge d’or athénien, de sa grandeur, de ses victoires, et de son déclin, des crises politiques, de la peste, de la guerre du Péloponnèse gagnée par Sparte.

C’est alors au prisme de sa vie que l’on peut comprendre l’écriture de ses œuvres. Car Sophocle confronte, il interroge la cité, sa rationalité et son ordre, à la volonté et l’éternel des dieux, puisque ces derniers peuvent bousculer et détruire la vie d’hommes d’apparences illustres comme le grand guerrier Ajax ou le roi Œdipe. Mais cela est encore plus flagrant et concret dans Antigone, car la tragédie dépasse le simple individu.

Dans la chronologie du mythe, la tragédie d’Antigone conclut la lignée maudite des Labdacides, la dynastie royale de Thèbes dont son représentant le plus fameux est Œdipe. L’œuvre est centrée sur la progéniture du héros, notamment ses deux fils, Etéocle et Polynice qui se déchirent l’un l’autre pour s’emparer du trône thébain, et meurent au cours d’un duel fratricide. Si Etéocle est enterré, le nouveau roi de Thèbes, Créon, l’oncle des enfants d’Œdipe, proclame un édit dans lequel il refuse d’accorder les rîtes funéraires à Polynice, considéré comme un traître et un ennemi de la cité et par surcroît des Dieux. Une des sœurs, Antigone, alors contre cet édit au nom de lois naturelles et divines surpassant l’écrit du roi, désobéit.

En réclamant le droit d’enterrer son frère Polynice, l’héroïne agit à l’encontre du roi de Thèbes Créon et de son décret au nom d’un droit personnel et subjectif, touchant à la nature sacrée de l’Homme, d’accorder des funérailles à son frère afin d’assurer son passage dans l’autre monde en vertu de l’ordre naturel. Cet ordre, le souverain le met à l’écart, non pas pour le bafouer, mais pour affirmer son autorité et sauvegarder l’ordre de la cité. Sophocle décrit alors à travers le mythe, des droits inviolables et opposables à l’autorité quand celle-ci ne les respecte pas.

Si les penseurs grecs mettent en avant l’ordre naturel, les médiévaux Dieu et le droit révélé aux Hommes, ceux de la Renaissance la raison, le droit naturel compte de nombreuses définitions et interprétations sur lesquels nous pouvons passer des heures entières. Ce qui importe c’est de voir qu’une notion ébauchée au Ve siècle avant notre ère se trouve aujourd’hui opposable devant les tribunaux et devant l’autorité. Cela peut nous paraître anodin et normal alors qu’il s’agit d’un long cheminement de pensées, de réflexions et de pratiques au fil du temps.

« Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme. »

Préambule à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789

Certes, la concrétisation des droits de l’Homme dans le droit écrit en France, résulte de la pensée philosophique et politique des Lumières, comme Rousseau et son célèbre contrat social, du triomphe de l’individualisme. Il n’en reste pas moins que cette idée n’a attendu ni le XVIIIe ni la révolution française pour être évoquée. De nombreux écrits peuvent être cités attestant de l’existence juridique de droits inhérents à la nature de l’Homme, qui découlent notamment de la pensée chrétienne, comme l’édit de Milan qui affirme la liberté de conscience, un capitulaire du roi franc Clothaire II en 614 rendant obligatoire le consentement de la femme pour se marier, la magna carta de 1215 imposée à Jean Sans Terre interdisant les jugements arbitraires du Roi notamment. Bien que l’on ne parle pas ici de droits de l’Homme, des libertés individuelles sont accordées juridiquement par écrit et reconnus par le souverain.

S’il on quitte toutefois l’interprétation de la tragédie, la figure d’Antigone comme créatrice des droits de l’Homme est à nuancer, car si Sophocle reprend ce mythe, ce n’est pas pour soulever un problème juridique ou philosophique, ni d’agir comme un prophète et agitateur politique prônant la désobéissance civile, mais pour susciter de l’émotion. Les représentations théâtrales dans la Grèce antique sont très éloignées de ce que l’on peut imaginer aujourd’hui tant dans la forme que la manière de jouer, de parler, de mettre en scène. Le spectateur devait constater à la fois sa grandeur et sa soumission aux dieux. Le dramaturge avait alors pour but d’exalter leurs sentiments, de les bouleverser, parfois à l’extrême. La problématique soulevée par Sophocle est à cet égard plus un moyen qu’une fin, mais dans les faits et dans la postérité, c’est une des traces les plus anciennes de cette confrontation entre un souverain et un individu se réclamant d’un droit naturel.

Cette tragédie illustre, sans le vouloir directement, le lien étroit entre les mythes, la religion, et même la littérature avec le droit. Car si ce domaine est sans doute réputé comme technique, fait de codes, de lois et de décisions à apprendre et appliquer, c’est tout autant une science, une réflexion et des problématiques perpétuelles, que l’on ne peut résoudre sans la connaissance ou l’intérêt porté à toutes les autres.

Mathis Blomme

Sources :

Cours magistral Histoire des libertés publiques, T. Carvalho

Présentation de Robert Pignarre, Sophocle théâtre complet, édition GF Flammarion

Sophocle (-495/-406), l’avant-garde tragique. Diffusion sur France Culture le 10 avril 2021. https://www.youtube.com/watch?v=fW6YBGi1wRw