L’art contemporain, pourquoi ça ne plait pas à tout le monde ?
English version below
En me rendant au musée d’art moderne de Glasgow (the Gallery of Modern Art ou GoMA), je me suis demandée qu’est ce qui, dans l’art contemporain, repousse certains publics ? Pourquoi il est si facile de qualifier l’art contemporain de laid, bizarre ou incompréhensible, alors qu’il est difficile d’attribuer ces caractéristiques aux styles de la Renaissance, du Baroque, ou encore des Impressionnistes ? Au fond, ils ont tous été contemporains à une époque ! Les créations des 40 dernières années soulèvent peut-être davantage la question de ce qui est ‘art’ et de ce qui n’est pas ‘art’. Pourquoi cette remise en question, et enfin, qui en décide ?
Depuis la Renaissance, la production artistique de l’Europe est régulée par des institutions dont l’influence a fluctué avec le temps. En France, c’est l’Académie royale de peinture et de sculpture, créée en 1648, qui élabore et enseigne les règles esthétiques de l’époque. En rédigeant des traités, les académiciens de l’Ancien Régime avaient le pouvoir et l’influence de décider ce qu’était le ‘bon goût’ et ce qui devait être censuré. En Angleterre, c’était la Royal Academy of Arts, créée en 1768 et présidée par le peintre Joshua Reynolds qui décidait des goûts artistiques de l’époque à travers deux expositions annuelles. Malgré la dissolution de l’Académie royale en France et la modernisation de la Royal Academy of Arts, le monde occidental a hérité de ces conventions esthétiques.
Ces académies avaient notamment établi une hiérarchie des genres, qui étaient valable à travers l’Europe. Les peintures historiques avaient la plus grande valeur, puis suivaient les portraits, les paysages et enfin les natures mortes. Ce classement peut s’expliquer dans un premier temps par une hiérarchie intellectuelle. Les peintures d’histoire étaient des tableaux à grande échelle, impliquant une disposition multiple de figures relatant un élément narratif d’importance morale, dérivé de sources classiques ou de la Bible. Il était donc nécessaire d’avoir la connaissance du récit raconté par ces œuvres pour les comprendre et les apprécier. Leur taille importante démontrait également un travail plus conséquent que les autres genres. Les portraits représentaient des individus connus du public, ou du moins avec une certaine notoriété et/ou influence. Les portraits avaient d’ailleurs pour objectif principal d’idéaliser le sujet plutôt que de le représenter objectivement. Enfin, les paysages et natures mortes étaient simplement esthétiquement plaisants à regarder. On remarque que l’abstraction n’avait pas encore sa place au sein de la hiérarchie du ‘bon goût’.
À toutes les époques, les artistes présentant un projet différent des carcans artistiques déplaisaient à la majorité du public. L’incompréhension et le rejet de l’art contemporain n’est en effet pas propre à notre époque. Il est bien connu que l’artiste Vincent van Gogh (1853-1890) n’a vendu qu’une œuvre de son vivant. D’autres, comme les Impressionnistes, ont simplement mis plusieurs années avant de pouvoir exposer leurs œuvres au public, étant rejetés du Salon officiel ils ont finalement décidé de créer leur propre exposition. L’artiste Marcel Duchamp (1887-1968), rejeté par la Société française des Artistes Indépendants, devient membre directeur de son équivalent New-Yorkais, the Society of Independent Artists. Censée être plus inclusive, celle-ci rejette également l’œuvre maintenant culte de l’artiste, Fontaine.
Pratiquement tous ces artistes sont passés par les meilleures écoles de dessin et de peinture avant de s’en émanciper. Beaucoup étaient parfaitement capables de reproduire les plus grands ‘chefs-d’œuvre’ de la Renaissance. Mais leur ambition artistique ne se réduisait pas à reproduire les esquisses de Michel-Ange, mais plutôt de créer autre chose, et de se détacher au plus vite de ces conventions esthétiques.
Aujourd’hui, van Gogh aurait du mal à croire qu’une de ses œuvres s’est vendue pour 13 millions d’euros en mars 2021. La Fontaine de Duchamp a été reproduite une dizaine de fois et est exposée dans les plus grands musées d’art moderne d’aujourd’hui, notamment au Centre Pompidou à Paris. Le mouvement impressionniste, d’abord écarté des Salons de Paris comme de Londres, représente aujourd’hui un héritage culturel conséquent pour l’Europe. Les ‘impressions’ de Claude Monet (1840-1926) deviennent même ‘à la mode’ et se retrouvent transformées en posters et autres affiches pour décorer nos intérieurs.
Il est donc clair que le rejet et l’incompréhension de ces artistes se produisait lorsque ces derniers étaient ‘contemporains’. En mettant à distance l’art académique qui les précédait, ils proposaient quelque chose de nouveau, qui ne plaisait pas à tous les publics. Mais la question de ce qu’est art et qui en décide reste à poser.
C’est donc bien l’aspect ‘contemporain’ ou moderne qui dérange… Ce qui est nouveau, inconnu, jamais vu, peut surprendre et mettre les spectateurs dans des situations inconfortables. Une fois accepté sur la scène artistique et connu du public, ces styles n’apparaissent plus aussi ‘contemporains’ qu’avant. Comme disait le critique d’art Clement Greenberg (1909-1994) à propos de l’artiste américain Jackson Pollock (1912-1956), ‘tout art profondément original semble laid au premier abord’.
À partir du début du XXème siècle, la question de ce qui est ‘art’ se pose plus fréquemment, notamment depuis que les artistes travaillent l’expressionnisme et l’abstraction. C’est là que l’héritage des exigences des Académies entre en jeu : une fois habitués à contempler la beauté des œuvres des époques précédentes, il est difficile de se détacher de cette attente. L’expérience du beau est certainement irremplaçable, mais les artistes de notre époque proposent une vision différente de l’art. En effet, le sens semble avoir détrôné le beau. De plus, les formats traditionnels (peintures, sculptures et autres) ont été partiellement abandonnés au profit d’installations, de performances et d’utilisations de nouvelles technologies.
Le musée d’art moderne de Glasgow regorge de ces installations et joue avec nos attentes en mélangeant les formats, les textures et les couleurs. Dans la même salle, nous retrouvons l’installation Yellow Foot Sofa de Nicola L, l’œuvre Ice Cream Paperweight (Brown) de Scott Myles et le Vache Vase de Niki de Saint Phalle :
Le critique d’art et poète Charles Baudelaire (1821-1867) avait une vision de l’art bien différente de celle des institutions de son temps. Dans son essai Le Peintre de la vie moderne, publié en 1863, Baudelaire se plaint de la glorification du passé dans la peinture. Il défend un art ‘moderne’ qui s’ancrerait dans le présent, et représenterait les problématiques de l’époque actuelle. Pour lui, c’est un signe de paresse de se reposer sur les critères esthétiques d’une autre époque plutôt que de chercher ce qu’il y a de beau dans le monde contemporain.
En visitant les trois galeries du GoMA, les mots de Baudelaire me sont revenus et m’ont paru plus actuels que jamais. Les artistes dits ‘contemporains’, se présentent comme de véritables témoins de leur temps, et ne se soucient pas des conventions académiques établies quelques siècles auparavant. Le célèbre artiste américain Andy Warhol (1928-1987) a reproduit des centaines de fois le dessin d’une boîte de conserve de Campbell’s soup, élément marquant de l’émergence de la production de masse des années 1960. En créant ces œuvres, Warhol ne cherche pas un résultat esthétiquement ‘beau’ mais il raconte une histoire qui illustre un aspect majeur de la société de son temps.
La photographe franco-américaine Jane Evelyn Atwood (1947-) exprime également un témoignage temporel en documentant la fin de vie d’un certain Jean Louis, victime de la maladie du Sida. Ce travail est la marque d’un engagement politique, qui s’ancre pleinement dans une époque où le sujet du Sida était au cœur des débats politiques et des manifestations sociales et culturelles, en France comme aux États-Unis. Sa photo Kissing a Friend illustre l’intimité d’une vie condamnée ; son œuvre globale est un défi à la censure et au tabou qui pesait sur les malades du Sida. Cette série de photos fut récompensée d’un prix grâce à la World Press Photo Foundation, et Jean Louis devient alors la première personne atteinte du Sida en Europe à être photographiée pour apparaître dans la presse.
Ce qui plait donc dans l’art, c’est qu’on nous raconte une histoire. Qu’elle soit passée, comme dans les peintures historiques, ou présente, dans l’art contemporain, cette histoire nous permet de nous évader et de réfléchir à notre condition humaine. En dépassant les questions de ce qui est ‘art’ et ce qui n’en est pas, ou de ce qui est ‘beau’ ou ‘laid’, le public de l’art d’aujourd’hui peut maintenant considérer une œuvre d’art sans l’évaluer ou la juger.
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Contemporary art : why can it be challenging to enjoy ?
On my way to Glasgow’s Gallery of Modern Art (GoMA), I wondered what it is about contemporary art that repels certain audiences? Why is it so easy to describe contemporary art as ugly, bizarre or incomprehensible, when it is difficult to attribute these characteristics to the styles of the Renaissance, the Baroque or the Impressionists? After all, they were all contemporary at some point! The creations of the last 40 years perhaps raise the question of what is ‘art’ and what is not ‘art’. Why this questioning, and finally, who gets to decides?
Since the Renaissance, artistic production in Europe has been regulated by institutions whose influence has fluctuated over time. In France, it was the Royal Academy of Painting and Sculpture, created in 1648, that developed and taught the aesthetic rules of the time. By writing treatises, the academicians of the Ancien Régime had the power and influence to decide what was ‘good taste’ and what should be censored. In England, it was the Royal Academy of Arts, established in 1768 and presided by the painter Joshua Reynolds, which decided the artistic tastes of the time through two annual exhibitions. Despite the dissolution of the Royal Academy in France and the modernisation of the Royal Academy of Arts, the Western world inherited these aesthetic conventions.
In particular, these academies had established a hierarchy of genres, which were valid throughout Europe. Historical paintings had the highest value, followed by portraits, landscapes and finally still lives. This classification can be generally explained by an intellectual hierarchy. History paintings were large-scale pictures, involving a multiple arrangement of figures relating a narrative element of moral importance, derived from classical sources or the Bible. It was therefore necessary to have knowledge of the story told by these works in order to understand and appreciate them. Their large size also demonstrated a greater amount of work than other genres. Portraits depicted individuals who were known to the public, or at least with some notoriety and influence. It was therefore the subjects of these works more than the artistic exercise that made them so valuable. The aim of portraits, moreover, was to idealise the subject rather than to represent them objectively. Finally, landscapes and still lives were simply aesthetically pleasing to the eye. It is noticeable that abstraction did not yet have a place in the hierarchy of ‘good taste’.
In all eras, artists who presented a project that differed from the artistic frameworks were disliked by the majority of the public. The misunderstanding and rejection of contemporary art is not unique to our time. It is well known that the artist Vincent van Gogh (1853-1890) did not sell a single work during his lifetime. Other less extreme cases, such as the Impressionists, simply took several years before they were able to exhibit their work to the public. The artist Marcel Duchamp (1887-1968), rejected by the French Society of Independent Artists, became a managing member of its New York equivalent. Supposedly more inclusive, it also rejected the artist’s now famous work, La Fontaine.
Most of these artists went through the best schools of drawing and painting before breaking away from them. Many of them were very well able to reproduce the greatest ‘masterpieces’ of the Renaissance. But their artistic ambition was not to copy Michelangelo’s sketches, but rather to create something else, and to break away from these aesthetic conventions as quickly as possible.
Today, van Gogh would find it hard to believe that one of his works sold for 13 million euros in March 2021. Duchamp’s La Fontaine has been reproduced a dozen times and is on display in today’s leading modern art museums, including the Centre Pompidou in Paris. The Impressionist movement, initially excluded from the Paris and London Salons, now represents a significant cultural heritage for Europe. The ‘impressions’ of Claude Monet (1840-1926) are even becoming ‘fashionable’ and are being transformed into posters and other items to decorate our homes.
It is clear that the rejection and misunderstanding of these artists occurred when they were ‘contemporary’. By distancing themselves from the academic art that preceded them, they proposed something new, which therefore did not appeal to all audiences. But the question of what is art and who decides on it remains to be asked.
It is the ‘contemporary’ or modern aspect that disturbs… What is new, unknown, never seen before, can surprise and put the audience in uncomfortable situations. Once accepted on the art scene and known to the public, these styles do not appear as ‘contemporary’ as before. As the art critic Clement Greenberg (1909-1994) said about the American artist Jackson Pollock (1912-1956), ‘all profoundly original art looks ugly at first’.
Since the beginning of the 20th century, the question of what is ‘art’ has arisen more frequently as artists work with expressionism and abstraction. This is where the legacy of the demands of the academies comes into play: once accustomed to contemplating the beauty of the works of previous eras, it is difficult to detach oneself from this expectation. The experience of beauty is certainly irreplaceable, but the artists of our time offer a different vision of art. Indeed, meaning seems to have dethroned beauty. In addition, traditional formats (paintings, sculptures, etc.) have been partially abandoned in favour of installations, performances and the use of new technologies.
The GoMA is full of these installations and plays with our expectations by mixing formats, textures and colours. In the same room we find Nicola L’s Yellow Foot Sofa, Scott Myles’ Ice Cream Paperweight (Brown) and Niki de Saint Phalle’s Vache Vase.
The art critic and poet Charles Baudelaire (1821-1867) had a very different view of art than the institutions of his time. In his essay The Painter of Modern Life, published in 1863, Baudelaire complained about the glorification of the past in painting. He defends a ‘modern’ art that would be anchored in the present and illustrates contemporary issues. For him, it is a sign of laziness to rely on the aesthetic criteria of another era rather than to look for what is beautiful in the contemporary world.
When I visited the three galleries of the GoMA, Baudelaire’s words came back to me and seemed more relevant than ever. So-called ‘contemporary’ artists present themselves as true witnesses of their time, and do not care about the academic conventions established centuries before. The famous American artist Andy Warhol (1928-1987) reproduced hundreds of times the drawing of a Campbell’s soup can, a landmark of the emergence of mass production in the 1960s. In creating these works, Warhol did not seek an aesthetically ‘beautiful’ result but told a story that illustrated a major aspect of the society of his time.
The Franco-American photographer Jane Evelyn Atwood (1947-) also expresses a temporal testimony by documenting the end of life of a certain Jean Louis, a French man victim of the AIDS disease. This work is the mark of a political commitment, which is fully anchored in a time when the subject of AIDS was at the heart of political debates and social and cultural events, in France as in the United States. Her photograph Kissing a Friend illustrates the intimacy of a condemned life; her overall work is a challenge to the censorship and taboo that hung over people suffering from AIDS. This series of photos was awarded a prize by the World Press Photo Foundation, and Jean Louis became the first person with AIDS in Europe to be photographed for the press.
What we like about art is that it tells us a story. Whether it is past, as in historical paintings, or present, in contemporary art, this story allows us to escape and reflect on our human condition. By moving beyond questions of what is ‘art’ and what is not, or what is ‘beautiful’ and what is ‘ugly’, today’s art audience can now view artists’ work as a personal testimony and meaningful expression, without judging it.
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SOURCES
Tröndle, Martin., Volker Kirchberg and Wolfgang Tschacher. ‘Is This Art? An Experimental Study on Visitors’ Judgement of Contemporary Art’. Cultural Sociology (2014) : 310-332.
Site web du GoMA : https://www.glasgowlife.org.uk/museums/venues/gallery-of-modern-art-goma
Five artworks I’m missing : https://galleryofmodernart.blog/portfolio/five-artworks-im-missing/