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Yves Klein, intime

[L’exposition se termine le 26 mars 2023]

J’ai récemment eu la chance de découvrir l’exposition ‘Yves Klein, intime’, présentée à l’Hôtel de Caumont d’Aix-en-Provence. Ce musée privé, dont les expositions sont organisées par l’institution Culture Espaces, met souvent en lumière les artistes dont le travail se concentre sur la couleur. Le choix de présenter près de soixante œuvres de l’artiste niçois Yves Klein (1928-1962) est assez peu surprenant : la couleur et sa puissance sont au cœur de son œuvre. Souvent perçue comme spectaculaire et pleine de surprise, l’œuvre de Klein est moins souvent approchée à travers la question de l’intime. Cette exposition met merveilleusement en avant le caractère personnel de son œuvre, et nous invite à entrer dans l’intimité de l’artiste.

L’exposition nous fait voyager chronologiquement à travers le travail de Klein. Malgré une carrière courte (l’artiste est mort d’une crise cardiaque à l’âge de 34 ans), l’artiste a produit une quantité d’œuvres, de projets, de performances et de mises en scène très importante. Il est davantage connu pour la création de son bleu IKB (International Klein Blue) que pour son utilisation de celui-ci. Dans un premier temps, l’exposition présente le rapport qu’entretenait Klein avec le corporel, l’organique, la physicalité. Il a d’abord exploré la dimension physique de la peinture, en jouant sur les textures et l’imprégnation de la peinture sur certaines surfaces, certains objets. Par exemple, ces tableaux monochromes sont loin d’être de simples toiles recouvertes du bleu IKB. Un réel jeu sur la matière s’opère : Klein expérimente avec des coulées épaisses de peinture ou encore des surfaces granuleuses (fig. 1 & 2).  Il semble fasciné par la manière dont la peinture peut être travaillée de multiples façons, en permettant un rendu toujours différent du précédent.

Fig. 2. Yves Klein, Monochrome bleu sans titre, (IKB 68), 1961, Pigment pur et résine synthétique sur gaze montée sur panneau, Collection particulière. © Marion Gallet

Il s’éloigne ensuite des toiles traditionnelles en imprégnant de bleu des objets aux formes variées. Ces objets ne sont pas choisis au hasard : des rouleaux de peintures aux éponges marines, Klein mêle la matérialité au symbolique (fig. 3 & 4). Pour les éponges marines, Klein est fasciné par l’éclat du bleu IKB parfaitement conservé lorsqu’il s’imprègne dans les éponges. Il les compare à ses spectateurs qu’il imagine s’imprégner de son bleu profond : Grâce aux éponges, matière sauvage vivante, j’allais pouvoir faire les portraits des lecteurs de mes monochromes qui, après avoir vu, après avoir voyagé dans le bleu de mes tableaux, en reviennent totalement imprégnés en sensibilités, comme des éponges. Les rouleaux sont également des objets avec une capacité d’absorption importante, ce qui a pu contribuer à la fascination de l’artiste pour ces derniers. Mais c’est davantage pour se différencier des peintres traditionnels qu’il cherche à utiliser des rouleaux plutôt que des pinceaux, qu’il voit comme des objets trop ‘psychologiques’. Il instaure ainsi une distance entre lui et son travail, et cherche l’anonymité plutôt que l’intellectualisme académique.

Malgré la dimension corporelle de son art, le symbolisme des œuvres de Klein nous emmène dans son intimité et sa vie privée. L’académisme avec lequel il veut prendre ses distances est celui de ses parents, Fred Klein et Marie Raymond. Tous les deux artistes, dans l’abstraction comme dans le figuratif, Klein a souhaité briser les codes qu’ils lui ont transmis, pour donner naissance à des créations uniquement siennes. Quant aux éponges, elles sont inévitablement rattachées aux origines de Klein, dont l’enfance passée à Nice l’a imprégné de l’air méditerranéen. Sa dévotion à la couleur bleue peut aussi être liée à son environnement.    

            Enfin, Klein donne un tout nouveau tournant à la dimension corporelle de son art à partir de 1958. En collaborant avec des modèles (surtout féminins mais parfois masculins), il réalise ses premières œuvres anthropométriques. Ce terme, signifiant ‘la mesure de l’être humain’, naît lorsque lors d’une soirée privée, un modèle nu se couvre du bleu IKB pour l’étaler sur une toile au sol. Cette démarche donne dans un premier temps un nouveau monochrome (fig.1). Comme dans une volonté de peindre avec ses tripes, avec tout son être, Klein se détache des médiums traditionnels pour transformer le corps de ses collaboratrices en ‘pinceaux vivants’. Commence alors une nouvelle série pour Klein, d’abord sous la forme de performances publiques puis de travail en atelier. L’artiste a beaucoup documenté son œuvre, grâce à la photographie et à la vidéo. L’exposition de Caumont nous présente ces formats documentaires, nous permettant ainsi d’entrer dans l’intimité profonde de l’artiste, dans sa dynamique créative. Un film de quelques minutes présente une performance publique organisée dans un atelier, durant laquelle plusieurs modèles nus se couvrent de peinture puis l’étale sur le sol et les murs (fig. 5).

Fig. 5. Yves Klein, extrait d’un film qui documente une performance publique de création d’Anthropométries. © Marion Gallet

Malgré l’appellation de ‘pinceaux vivants’, les modèles ne sont pas de simples objets ; elles maîtrisent leurs mouvements, et sont des actrices proactives dans cette performance dynamique. Klein se voit en effet comme le ‘chef d’orchestre’, qui organise le spectacle, mais n’intervient à aucun moment dans la réalisation de l’œuvre. Il créé par ailleurs sa Symphonie Monoton, une composition qui diffuse un son unique puis un silence, pour accompagner ses premières expositions d’anthropométries. À nouveau avec l’objectif de rompre avec la tradition, Klein réinvente l’image du modèle nu. Il donne le statut de collaborateur à toutes les personnes qui participent à ses performances et à ses créations anthropométriques, ce qui le différencie des artistes de la tradition académique qui utilisait les modèles nus comme des objets passifs, comme des natures mortes. Il cesse petit à petit les performances publiques pour se concentrer sur le médium du corps et sa capacité en créer des empreintes intéressantes sur la toile. Ainsi, le public s’en va et les anthropométries deviennent de plus en plus intimes. La photographie ci-dessous (fig. 6) présente la préparation de la série des ‘Suaires’. Matérialisées grâce à une technique proche de celle du pochoir, ces œuvres (fig.7 & 8) prennent une dimension presque religieuse, dont nous reparlerons dans la suite de cet article. Pour réaliser ces formes flottantes, Klein projetait de la peinture sur les corps de ces collaboratrices plaquées contre de grands pans de tissus. Klein explore ainsi la capacité du corps à être acteur de la création artistique, et semble fasciné par le contact entre la chair, la couleur et la toile qui reçoit les empreintes des modèles : ‘Cette fois, oh miracle, de nouveau le pinceau, mais vivant cette fois, revenait : c’était la chair elle-même qui appliquant la couleur au support sous ma direction, avec une précision parfaite.’

Fig. 6. Yves Klein, Yves Klein et un modèle réalisant une Anthropométrie dans l’appartement de l’artiste, 1960, © Harry Shunk and Janos Kender J.Paul Getty Trust. The Getty Research Institute Los Angeles (2014.R.20) © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris.

La fascination de Klein pour le corps et la chair est expliquée progressivement dans l’exposition par la grande spiritualité qui l’anime. Beaucoup de symbolismes religieux composent son œuvre. Il imagine un triptyque monochromatique (fig. 9) composé de trois toiles recouvertes de son bleu IKB, d’un ‘monogold’ (MG 8), et d’un rose particulièrement lumineux (MP 19). Sa dévotion pour Sainte-Rita, la Sainte des causes désespérées, le mène à transformer cette œuvre en ex-voto, qu’il placera plus tard dans une chapelle dédiée à la Sainte (à consulter ici). La référence à la trinité est une manière pour Klein d’exprimer l’importance de la religion et de l’immatériel dans son œuvre, un concept qui apporte une légèreté à son travail, mais surtout un sens : BLEU, ROSE, OR, et la plénitude des choses au-delà de tous les jugements de Pâris, c’est à travers ma trinité que pleinement je la respire et je la vis.

Fig. 9. Yves Klein, Monochromes rose (MP19), bleu (IKB 67), monogold (MG 8) sans titre, 1959-1962, Pigment pur et résine synthétique sur gaze montée sur panneau, Collection particulière. © Marion Gallet

La série des ‘Suaires’ mentionnée précédemment (fig. 7 & 8) fait référence à l’objet de culte considéré comme le linceul ayant servi à envelopper le corps du Christ après sa mort. Cette référence donne une dimension spirituelle à cette série de peintures sur tissus et met en avant la volonté de Klein d’élever ses modèles au niveau sacré. À travers son travail, Klein souhaite laisser une trace, comme le linceul recouvrant le Christ qui a permis de conserver la trace de ses blessures lors de la flagellation et de la crucifixion. Cette idée est comme un fil rouge dans son œuvre. Ses peintures de feu (fig. 10), réalisées grâce à des chalumeaux empruntés au centre d’essai de gaz de France, lui permettent de créer des formes uniques, des traces laissées aléatoirement par les flammes. Au sein de sa série d’Anthropométries, Héléna, ANT111, représente une trace unique réalisé par le corps d’un modèle lancé sur la toile au sol (fig. 11). Peut-être dans une volonté de dépasser les accomplissements de ses parents, l’œuvre de Klein se construit sur cette idée de travailler l’immatériel tout en laissant une marque bien matérielle.

Fig. 11. Yves Klein, Héléna, ANT111, 1960. © Marion Gallet

Klein semblait être très connecté à lui-même : conscient de la fragilité de son cœur, ses dernières œuvres donnent l’impression d’un dernier adieu à la vie, comme s’il savait qu’il allait mourir. Durant ses dernières semaines, Klein réalisait des moulages du corps de ses amis (fig. 12). Ici, il s‘agit du compositeur Claude Pascal. Le jour de sa mort, Klein devait réaliser le moulage de son propre corps, et prononçait la phrase suivante : Un peintre doit peindre un seul chef-d’œuvre : lui-même.

Fig. 12. Yves Klein, Portrait Relief de Claude Pascal, (PR 3), 1962, pigment pur et résine synthétique sur bronze monté sur panneau recouvert de feuilles d’or, Collection particulière. © Marion Gallet

L’exposition de l’Hôtel de Caumont est un vrai bijou ! Elle nous permet de découvrir Klein sous un autre jour, en rassemblant un nombre important d’œuvres variées. En tant que spectateur, on arrive réellement à déceler qui était Klein, et à ressentir les vibrations de sa force créative. Grâce aux hommages de ses amis, et le témoignage de sa compagne, le portrait de Klein se dresse progressivement à travers l’exposition, et nous permet de percevoir sa sensibilité, son sens de l’humour, sa spiritualité et son envie de proposer quelque chose de transcendant au monde de l’art.

In the intimacy of Yves Klein

To see the figures, please refer to the French text above. 

[The exhibition ends on March 26th 2023]

I recently discovered the exhibition ‘Yves Klein, intime’, presented at the Hôtel de Caumont in Aix-en-Provence. This private art gallery often presents works by artists that explore colour more than anything else. The idea of presenting more than 60 works by the French artist Yves Klein (1928-1962) is little surprising: colour and its force are at the heart of his oeuvre. Often regarded as spectacularand full of surprises, Klein’s work is less presented through the angle of intimacy. This exhibition greatly showcases the personal dimension of his work, and invites us to perceive the artist’s most intimate self-reflection.

I recently discovered the exhibition ‘Yves Klein, intime’, presented at the Hôtel de Caumont in Aix-en-Provence. This private art gallery often presents works by artists that explore colour more than anything else. The idea of presenting more than 60 works by the French artist Yves Klein (1928-1962) is little surprising: colour and its force are at the heart of his oeuvre. Often regarded as spectacularand full of surprises, Klein’s work is less presented through the angle of intimacy. This exhibition greatly showcases the personal dimension of his work, and invites us to perceive the artist’s most intimate self-reflection.

The exhibition takes us on a chronological journey through Klein’s work. Despite a short career (he died of a heart attack at the age of 34), Klein produced a great quantity of pieces, projects and performances. He is better known for the creation of his own shade of blue, the blue IKB (International Klein Blue) than for the way he used it in his work. Firstly, the exhibition presents Klein’s relation to the physical, the organic and bodily experience. He found an interest for the textural dimension of painting, with thick drips of paint or rough surfaces (fig. 1 & 2). He seemed fascinated by the multiple ways in which paint could be worked with, creating a different result every time. Then, he chose to put the traditional canvas aside, to cover 3D objects of various forms with his blue IKB. These objects are not selected randomly. From paint rollers to sea sponges, Klein mixes materiality with symbolic meaning (fig. 3 & 4). Klein is in awe of the way the sea sponges absorb the paint, while keeping the brilliance of the blue IKB. He compares them to his viewers, who he imagines absorbing the depth of the blue that feeds his work: With the sponges, a wild and natural material, I was going to create the portraits of the viewers of by monochromes, who, after having seen, after having travelling in the blueness of by paintings, come back completely soaked in sensitivities, like sponges do. The rolling brushes also have an important absorbing capacity. But it’s the differentiation from tradition that they allowed, that made Klein adore them so much. He saw traditional brushes as objects that are too ‘psychological’. He then puts a distance between him and his work, as what he looks for is more about anonymity than academic intellectualism.

Despite the bodily dimension of Klein’s art, the symbolism of his pieces takes us into his intimacy and private life. The academism with which he wants to distance himself is that of his parents’, Fred Klein and Marie Raymond. Both of them were artists, and Klein wished to break the artistic codes that they shared with him, to give birth to creations that were uniquely his. As of the sea sponges, they can inevitably be attached to Klein’s origins. He spent his childhood in Nice, on the French Riviera, which could explain his fascination for marine elements, as well as the colour blue.

Finally, Klein gives a new turn to the bodily dimension of his art, from 1958 onwards. He collaborated with nude models (mostly female) to create his anthropometric series. This term means ‘the measure of the human being’. It emerges when Klein shows to a restricted public, one of his nude models covering herself in blue IKB paint and spreading it all with her body on a blank canvas. This performance gives birth to a new monochrome painting (fig. 1). With the will to paint with his gut, Klein puts traditional mediums aside, and transforms the bodies of his collaborators in ‘living paint brushes’. There, Klein starts a new series, first through public performances, then by working solely in his workshop. He documented a large part of his work process, in the form of photographs and videos. The exhibition presents many of these documenting formats, allowing us to visualize the dynamism of his creative process. A short film shows one of the public performances organized in his workshop, where several nude models cover themselves with paint and spread it on the floor and walls (fig. 5). Despite the naming of ‘living paint brushes’, the models are not simple objects. They are in control of their movements, and are proactive actors of the performance. Klein seems himself as a ‘chef d’orchestre’ who directs the show but without intervening in the running of the work. He even created the Monotone symphony, a piece that plays a unique sound and then a long silence, to accompany his first anthropometric exhibitions. Again, with the objective of breaking with tradition, Klein reinvents the image of the nude model, as he sees them as his collaborators. He gradually ceases to organize public performances, to focus on the medium of the body and its capacity to create interesting traces.

He gradually ceased public performances to focus on the medium of the body and its ability to create interesting imprints on the canvas. Thus, the public leaves and the anthropometries become more and more intimate. The photograph below (fig. 6) shows the preparation of the series of ‘Shrouds’. Materialized using a technique similar to that of stencil, these works (fig.7 & 8) take on an almost religious dimension, which we will discuss later in this article. To achieve these floating forms, Klein projected paint on the bodies of these collaborators pressed against large sections of fabric. Klein thus explores the capacity of the body to be an actor in artistic creation, and seems fascinated by the contact between the flesh, the color and the canvas which receives the imprints of the models:

‘This time, oh miracle, again the brush, but alive this time, came back: it was the flesh itself applying the color to the support under my direction, with perfect precision.’

Klein’s fascination for the body and the flesh is progressively explained in the exhibition by the great spirituality that animates him. Many religious symbolisms make up his work. He imagined a monochromatic triptych (fig. 9) composed of three canvases covered with his IKB blue, a ‘monogold’ (MG 8), and a particularly luminous pink (MP 19). His devotion to Saint Rita, the Saint of Desperate Causes, led him to transform this work into an ex-voto, which he would later place in a chapel dedicated to the Saint. The reference to the trinity is a way for Klein to express the importance of religion and the immaterial in his work, a concept that brings a lightness to his work, but above all a meaning: BLUE, PINK, GOLD, and the plenitude of things beyond all the judgments of Paris, it is through my trinity that I fully breathe it and live it.

The series of ‘Shrouds’ mentioned above (fig. 7 & 8) refers to the object of worship considered to be the shroud used to wrap the body of Christ after his death. This reference gives a spiritual dimension to this series of fabric paintings and highlights Klein’s desire to raise his models to the sacred level. Through his work, Klein wishes to leave a trace, like the shroud covering Christ which made it possible to preserve the trace of his wounds during the flagellation and the crucifixion. This idea is like a common thread in his work. His fire paintings (fig. 10), produced using blowtorches borrowed from the gas test center in France, allow him to create unique shapes, traces left randomly by the flames. Within his series of Anthropometries, Héléna, ANT111 represents a unique trace made by the body of a model thrown onto the canvas on the ground (fig. 11). Perhaps in a desire to go beyond the accomplishments of his parents, Klein’s work is built on this idea of ​​working with the immaterial while leaving a very material mark.

Klein seemed to be very connected to himself: aware of the fragility of his heart, his last works give the impression of a last farewell to life, as if he knew he was going to die. During his last weeks, Klein made casts of the bodies of his friends (fig. 12). Here, it is the composer Claude Pascal. On the day of his death, Klein was to make the cast of his own body, and pronounced the following sentence: A painter must paint only one masterpiece: himself.

The Hôtel de Caumont exhibition is a real gem! It allows us to discover Klein in a different light, by bringing together a large number of varied works. As a viewer, you really come to see who Klein was, and to feel the vibrations of his creative force. Thanks to the tributes of his friends, and the testimony of his partner, the portrait of Klein gradually stands up through the exhibition, and allows us to perceive his sensitivity, his sense of humor, his spirituality and his desire to offer something transcendent to the world of art.