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Les Petites Marguerites de Věra Chytilová : Twist again à Prague

Les Petites Marguerites est le deuxième long-métrage de la réalisatrice tchèque Věra Chytilová. Parfois comique, c’est une critique acerbe de sa société contemporaine figée dans le passé.

Věra Chytilová se lance dans le cinéma après avoir enchaîné plusieurs jobs (mannequin, dessinatrice…) et des études en philosophie. Elle est d’abord refusée dans une formation de productrice, la cinéaste se dirige alors vers l’Académie du film de Prague où elle est la seule femme dans son cursus.

Věra Chytilová, la réalisatrice © Les Petites Marguerites (1966) de Věra Chytilová

Les Petites Marguerites est un film majeur de la Nouvelle Vague tchécoslovaque.  Le terme de Nouvelle Vague dérive du nom du courant cinématographique français. Il est à comprendre comme l’expression d’une jeunesse qui a soif de liberté, de nouveauté et de s’affranchir de l’ancienne génération. L’expression « Nouvelle Vague » a été inventée par la journaliste française Françoise Giroud dans son article « La Nouvelle Vague arrive » (L’Express, octobre 1957) et désigne alors seulement la génération née entre 1927 et 1939. Le terme est repris l’année suivante par le critique cinématographique Pierre Billard pour qualifier une partie des jeunes cinéastes français. Ce concept est également appliqué par les historiens du cinéma aux autres cinéastes européens contemporains. La Nouvelle Vague tchécoslovaque compte parmi ses cinéastes Miloš Forman ou encore Jiři Menzel.

Le film s’ouvre et se conclut sur des images d’archives de l’armée américaine comme pour replacer le contexte instable de la période. La première conversation entre les deux protagonistes, Marie et Marie, lance le ton :

«

–          Tout est gâté dans ce monde. (…) Si tout est gâté dans ce monde…

–          Alors…

–          Nous allons…

–          Aussi…

–          Être…

–          Gâtées.

–          Exactement.

–          Ça te dérange ?

–          Non. »

Les protagonistes se lancent alors dans une quête de dépravation. La narration n’est volontairement pas fluide, c’est une suite de saynètes où les deux jeunes filles bafouent l’ordre moral, l’autorité ou encore la société patriarcale. Le récit saccadé et très découpé permet de ne pas trop s’attacher aux deux personnages parfois antipathiques, toujours irrévérencieuses.

Les deux jeunes femmes jouent de leur sensualité pour provoquer autant le spectateur que les hommes dont elles se moquent. Les Marie prétendent être des “vierges” couronnées de fleurs tout en faisant semblant d’ignorer leur érotisme.

Le montage a un aspect très expérimental et fragmenté. La réalisatrice joue avec les filtres colorés, sépia, noir et blanc en les alternant comme bon lui semble.  Elle pratique aussi un jeu de découpage et collages sur la pellicule, créant des effets surréalistes, notamment lors de la dispute entre les deux personnages. Elle s’amuse aussi à insérer des sons qui ne correspondent pas aux images (grincements).

V. Chytilová collabore avec la costumière et scénariste Ester Krumbachová pour créer un film unique, à l’esthétique élaborée. Cela transparaît dans les décors soignés, notamment la chambre des personnages, les tenues et maquillages sophistiqués. Les plans alternent entre des visuels sobres, simples et des visuels très ornementaux où l’écran déborde de fleurs, de papillons, de gros plans sur les visages.

Comme dans plusieurs films des Nouvelles Vagues européennes, les actrices ne sont pas des professionnelles. Les deux jeunes actrices tournent dans un film pour la première fois et n’ont alors aucune expérience dans le domaine. Si pour Ivana Karbanová c’est le début de sa collaboration avec V. Chytilová, Jitka Cerhová reprend ses études après le tournage.

Dépravation et destruction © Les Petites Marguerites (1966) de Věra Chytilová

Au cours du long-métrage, les deux Marie font de leur mieux pour outrepasser toutes les règles morales et la bienséance. Leur jeu favori est de se faire inviter à déjeuner par des hommes bien plus âgés. Elles les séduisent autant qu’elles se moquent d’eux et les abandonnent avec l’addition. Mais la scène qui a le plus choqué le public et les autorités est sans doute celle du banquet. Les protagonistes découvrent un opulent repas laissé sans surveillance. Elles n’hésitent pas à goûter tous les plats et boissons avant de se lancer dans une bataille de nourriture. Dans un contexte où la population doit faire des heures de queues sans être sûr de trouver de quoi se nourrir, ce gaspillage de denrées est très mal pris. Les personnages tentent en vain de reconstituer le buffet garni mais la réalisatrice punit les jeunes femmes d’une fin inévitable après toutes leurs provocations.

Le film de V. Chytilová est rapidement censuré par les autorités soviétiques après sa sortie. En tant qu’un des derniers pays à devenir membre de l’URSS, la Tchécoslovaquie pratique une censure plus intransigeante que les pays voisins. Privée d’aide financière, la cinéaste est alors contrainte au chômage les sept années suivantes. Elle est aussi accusée de faire preuve de nihilisme ce dont elle se défend.

Si l’aspect explosif du film a pu être mal interprété, il n’en reste pas moins que le résultat est novateur pour l’époque. C’est une œuvre capable de rivaliser avec les productions expérimentales contemporaines, on pense notamment au Chelsea Girls (1966) de Warhol pour n’en citer qu’un. 

D’autre part, si les héroïnes sont punies pour leur comportement outrageant, elles peuvent être perçues comme deux figures féministes très modernes pour la société dans laquelle elles évoluent. Elles commettent parfois des actions dérangeantes mais leur moquerie du patriarcat est plutôt jouissive. Les personnages, et la cinéaste, prennent un malin plaisir à tourner en ridicule ces figures masculines figées dans des rôles appartenant déjà au passé. Cette comédie acide est un vent de fraîcheur encore bienvenu au XXIème siècle.

SOURCES :

Interview de Věra Chytilová: https://fresques.ina.fr/europe-des-cultures-fr/fiche-media/Europe00213/vera-chytilova-cineaste-tcheque.html

Françoise Giroud – La nouvelle vague, portraits de la jeunesse.

Interview de l’actrice Jitka Cerhová : https://next.liberation.fr/cinema/2013/11/26/les-petites-petroleuses-de-prague_945604