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Cinéma

La vie sépare ceux qui s’aiment : Les Feuilles mortes ou l’automne intérieur

En cette fin de septembre et de soleil, il est temps de faire son deuil des summer movies et d’accorder ses films au paysage. Les Feuilles mortes est incontestablement un film de l’automne, à regarder, même dans un cinéma, avec la sensation d’un plaid sur les genoux et d’un chocolat chaud dans les mains. Il est particulièrement conseillé aux âmes mélancoliques (ou aux apprentis poètes maudits) afin de leur garantir de longs moments contemplatifs par la fenêtre de quelconque moyen de transport et de légers soupirs rêveurs en société.

Histoire d’un amour contrarié, le film met en scène deux personnages malmenés par leur quotidien. Ansa travaille dans un supermarché dont elle se fait licencier pour avoir récupéré des produits périmés dans les invendus. Holappa noie et nourrit sa dépression dans l’alcool, ne se séparant jamais de sa sempiternelle flasque, allant jusqu’à l’emporter sur les chantiers dans lesquels il travaille. Tous deux parlent peu, et c’est sous le signe de leur silence respectif que les personnages se rencontrent, dans l’atmosphère bruyante d’un bar karaoké un peu vieillot.

Une épopée silencieuse

Tout au long du film, c’est le monde qui parle à leur place : ce sont leurs amis qui se parlent en premier pendant que tous deux demeurent en retrait à se regarder, la radio comble leurs moments de solitude et c’est surtout la musique, grande star du film, qui agrémente le silence des protagonistes. Pour autant, ce n’est pas passivement qu’Ansa et Holappa se retrouvent, ils doivent continuellement combattre des forces diverses pour se voir (Attention spoiler ! Pour éviter de trop grandes révélations sur l’intrigue, sauter le paragraphe suivant).

Spoiler
Que ce soit la perte du numéro d’Ansa après leur premier rendez-vous, l’alcoolisme d’Holappa qui devient une source de conflit ou encore un accident de train qui plonge Holappa dans le coma, l’univers semble s’obstiner à séparer nos grands timides à l’âme automnale. Mais pour éviter de pleuvoir dans leur cœur comme sur la ville, tous deux s’évertuent à se retrouver par tous les moyens et c’est finalement sur un dénouement optimiste et quasi merveilleux que s’achève l’œuvre. Malgré la misère et le thème de la dépression, on retrouve de nombreux codes du conte de fée parsemés dans l’intrigue : Holappa offre son volume de contes traditionnels à son ami, le papier contenant le numéro de téléphone d’Ansa disparaît en un coup de vent quasi magique, et le baiser d’Ansa permet à Holappa de sortir du coma.

Malgré la tristesse du quotidien, l’injustice du travail et la monotonie des jours demeure quelque chose d’éminemment magique qui distille la mélancolie. L’atmosphère est d’autant plus merveilleuse qu’à l’instar de la plupart des contes de fée, un grand mystère entoure les personnages : leur nom demeure longtemps inconnu. Dit comme ça,  l’indignation de lecteurs qui reprocheraient à cette critique d’avoir dévoilé les identités des personnages dès le début de l’article serait très compréhensible. Mais rassurez-vous ! La nature de leur nom importe peu, c’est la manière dont ils sont amenés qui compte.

Le mystère du nom

Nos deux héros ne se présentent jamais l’un à l’autre : Holappa apprend le nom d’Ansa par accident, puisqu’elle se présente automatiquement lorsqu’elle décroche au téléphone, et cette dernière obtient celui d’Holappa par le biais de son ami. De plus, ces noms demeurent incomplets, nous n’avons que le prénom d’Ansa et le nom de famille d’Holappa.  Il y a plusieurs interprétations possibles à faire de cette incomplétude. D’abord, on peut remarquer avec des trémolos dans la voix et un cœur qui bat fort que leurs deux appellations combinées forment un nom entier, les personnages se complètent eux-mêmes puisque l’intrigue s’efforce de ne les faire exister qu’à demi. On retrouve encore une fois cet acharnement des personnages à combattre des forces supérieures pour combler les vides qu’elles constituent.

Mais cette lacune nominale amène aussi un problème plus vaste et qui revient systématiquement dans la filmographie de Kaurismäki : la question de l’identité. Le réalisateur semble se demander, sous tous les angles possibles, comment se crée un être et qu’est-ce qui le constitue. Dans Le Havre, la question est posée à travers le prisme de l’origine et des racines familiales et nationales. Elle peut également prendre des allures philosophiques en liant l’identité à la mémoire dans L’Homme sans passé ;peu importe le moyen, on revient toujours au problème du nom : Le héros de L’Homme sans passé est arrêté parce qu’il ne connaît pas son nom et ne peut ainsi pas décliner son identité, le collègue de Marcel dans Le Havre a dû changer son nom pour immigrer et affirme qu’il « n’existe pas ». Au fond, ne pas être nommé revient à disparaître.

Les Feuilles mortes ne déroge pas à la règle : ici, l’identité est intimement liée à la question sociale. Les personnages sont d’abord présentés sur leur lieu de travail et à travers lui. Ils sont avant tout des travailleurs, lui ouvrier, elle jonglant entre divers travaux de service aux conditions de plus en plus inadmissibles. Le travail devient un espace d’aliénation : les employeurs comme les employés défilent de manière indistincte, ne restent que les structures, qui doivent continuer à tourner sans se préoccuper de qui les maintient. On peut voir dans l’amputation des prénoms l’annihilation des individus par le travail industriel, qui finit par remplacer l’identité. Ce n’est que lorsque qu’ils quittent leurs emplois que l’on en apprend peu à peu plus sur eux – le nom d’Ansa est révélé après son licenciement- et qu’ils peuvent faire du nom un instrument de complémentarité en mêlant intuitivement leurs noms l’un à l’autre, plutôt que de demeurer des personnages lacunaires.

En bref, Les Feuilles mortes est un film qui laisse songeur et que l’on ne finit pas d’interroger. Mais au-delà de grandes préoccupations métaphysiques et d’une touchante histoire d’amour, c’est avant tout une œuvre qui en met plein les yeux avec une réalisation d’une minutie fascinante, des couleurs qui entretiennent avec la rétine un lien privilégié et des musiques qui vont alimenter plus d’un Spotify (ou autre Deezer). Cet article ne s’attarde volontairement pas sur le réel héros du film, le chien, animal fétiche de Kaurismäki, qui a bien trop de charisme pour que l’on puisse lui faire honneur en quelques lignes. Il y a des choses qu’il vaut mieux aller voir par soi-même…

Maëlle Ullmo