Un monde plus sale que moi : portrait d’une génération
“Je suis une fille de mon époque. j’ai découvert l’amour en même temps que #MeToo. Ça ne me concernait pas, pas plus que ça ne m’a affectée. Ma jeunesse me servait d’immunité, j’avais un amoureux et il me semblait que si je devais croiser la routé d’un porc un jour, j’en mourrais. Je me trompais sur tous les points.”
Vers la violence
A dix-sept ans, Elsa ne connaît encore rien de l’amour ni de la sexualité ; jusqu’à sa rencontre avec Victor, étudiant en sciences politiques de trois ans son aîné. Commence alors une histoire sans passion, dans laquelle les sentiments s’effacent au profit d’un intérêt mutuel. A défaut d’être amoureuse de Victor, Elsa veut l’aimer ; et elle s’emploie résolument à anticiper et satisfaire ses moindres désirs, à être la parfaite petite amie pour avoir enfin l’impression d’exister aux yeux du monde, dans une société où la valeur d’une femme est conditionnée par sa relation aux hommes.
Cette découverte du couple s’accompagne de celle de la sexualité, qu’elle attendait depuis longtemps. Mais loin de l’extase tant espérée, elle se retrouve face à des pratiques qu’elle ne comprend pas et d’où elle ne tire aucun plaisir. Fidèle à son désir permanent de bien faire, Elsa en déduit que le problème vient d’elle : elle n’est pas faite pour le sexe. Et qu’importe que ses désirs ne soient pas en accord avec ceux de Victor ; elle se plie à son rythme et accepte chaque rapport sexuel comme un service qu’elle lui rend, une façon de le remercier d’être avec elle, de mériter son statut de femme en couple.
Le lecteur assiste donc impuissant à la mise en place d’une relation complètement asymétrique entre les deux personnages. Victor contrôle ses attitudes, la façonne telle qu’il souhaiterait qu’elle soit ; Elsa s’efface, Elsa s’oblige, Elsa disparaît. La vie sexuelle lui devient de plus en plus pénible, jusqu’au point où son corps se révolte et que des crises de saignements surviennent à la fin de chaque rapport ; elle les vit comme une honte, une preuve supplémentaire qu’elle n’est pas normale, que le problème vient d’elle.
Se réapproprier l’histoire
Leur histoire dure un an, un pendant lequel le monde connaît une violente secousse : le mouvement #MeToo. Révoltée mais pas concernée, Elsa s’éduque au féminisme en lisant des textes fondateurs jusqu’à ce que sa relation avec Victor ne lui prenne trop de temps. Elle est affolée de voir les témoignages de ses amies, mais rassurée de savoir qu’elle y a échappé : avec Victor, elle ne craint rien. Sa relation, à défaut d’être passionnelle ou épanouissante, lui semble rassurante.
Lorsque ce dernier rompt avec elle après un an de relation, Elsa n’est pas en proie au chagrin et se remet assez vite de cette première histoire. Mais un malaise persiste lorsqu’elle repense à cette relation, même des mois plus tard, même après avoir connu d’autres garçons. Commence alors une longue quête introspective où Elsa part à la recherche de ses souvenirs disparus, de celle qu’elle était avec Victor, des nuits qui reviennent la hanter. Et lentement mais sûrement, accompagnée par d’anciens amis et de nouvelles rencontres, elle parvient à mettre des mots sur les nuits passées à regarder le plafond en priant pour que le temps passe plus vite, sur les draps tachés de sang, sur cette seule fois où elle a osé dire « non » et où Victor a fait mine de n’avoir rien entendu. Le mot “viol” met énormément de temps à lui venir, et encore plus de temps à être accepté.
Accepter pour se reconstruire
Avec Un monde plus sale que moi, Capucine Delattre atteint parfaitement l’objectif qu’elle s’était fixé : écrire le roman d’une génération, celui « des jeunes filles de MeToo, celles qui avaient 17 ans en 2017, celles dont on se dit qu’elles sont nées suffisamment tard, dans un monde suffisamment progressiste pour que rien ne puisse leur arriver, mais qui ne sont en réalité pas plus protégées que leurs aînées de la violence des hommes. » Ce livre illustre très justement l’impact du mouvement #MeToo, la vague de témoignages et de sororité qui s’en est suivie, mais aussi ses limites. C’est le triste constat que dresse Elsa lorsque vient son tour de témoigner trois ans après l’affaire Weinstein : « Nous avons vingt ans. En octobre 2017, nous n’avions rien à raconter. Quatre ans ont passé depuis, et nous avons toutes quelque chose à dire désormais. Je me dis un instant que c’est fort, avant de m’apercevoir que c’est horrible. Que nous est-il arrivé ? »
Le cheminement d’Elsa, de la colère au pardon en passant par l’acceptation, interroge longuement le statut de victime et la transformation de son image auprès de ses proches lorsqu’elle révèle avoir subi des viols. Ce roman donne une voix à celles dont les histoires ne ressemblent pas à celles des journaux, qui remettent sans cesse en question leur mémoire et leur légitimité, qui n’arrivent pas à croire que ce qui leur est arrivé est grave et mérite d’être raconté.
L’écriture à la fois poétique et terre-à-terre de l’autrice nous permet d’entrer dans la psyché d’Elsa, dont on ne ressort pas indemne. Ce livre est à mettre entre toutes les mains tant il adresse un problème de société ; impossible de le lire sans penser à la Elsa ou au Victor que l’on a tous déjà forcément rencontré.