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El Conde et ses enfants : les “héros de la cupidité”

Voilà le grand exploit du Comte : au-delà des tueries, l’œuvre de sa vie avait été de faire de nous des héros de la cupidité.

El Conde, Pablo Larraín (2023)

Et si Pinochet n’était pas mort ? 

Et si Pinochet vivait encore, non seulement dans l’imaginaire collectif de la population chilienne, mais aussi dans un ranch délaissé dans la région de Magallanes ? C’est la question que se pose le réalisateur chilien Pablo Larraín (Jackie, Spencer) dans son nouveau long-métrage, El Conde. Film qui a été présenté à la 80ème édition de la Mostra de Venise et qui est sorti le 15 Septembre sur Netflix dans le monde entier, soit quatre jours après le 50ème anniversaire du coup d’État au Chili. 

Cependant, avec son nouveau “biopic” (si l’on peut l’appeler ainsi), Larraín ne cherche pas à représenter la vérité historique de ce qui c’est passé au Chili après le 11 septembre 1973. Il ne retrace pas non plus les crimes de blanchiment d’argent ni les actes sanguinaires commis par Pinochet tout au long de sa dictature militaire, au cours de laquelle plus de 3 200 chiliens ont été tués ou portés disparus et 300 000 ont dû prendre le chemin de l’exil pour des raisons politiques. Avant tout, El Conde est une satire monochrome, une fable macabre, une histoire d’horreur qui réimagine la figure de Pinochet en le transformant en un monstre sanguinivore: un vampire de 250 ans qui erre dans les cieux avec sa cape militaire et qui se nourrit de cœurs humains.

Aussi controversé soit-il, le film de Larraín ne laisse pas indifférent,  non seulement grâce à la magistrale photographie en noir et blanc d’Edward Lachman (Far from Heaven, Carol), à l’incroyable jeu des acteurs (notamment celui de Jaime Vadell dans le rôle du général Augusto Pinochet), mais surtout grâce à la force que son Nosferatu néolibéral porte en lui-même, en incarnant un sujet essentiel de l’histoire politique chilienne : celui de l’impunité. Le 10 décembre 2006, Pinochet est décédé de causes naturelles, sur un lit de l’hôpital militaire de Santiago. Il  fut enterré sans honneurs d’État, mais également sans jamais comparaître devant la justice pour tout l’argent volé et le sang versé. Il laissait ainsi une dette envers la population chilienne qui n’a jamais été réglée, ni par lui-même, ni par ses proches qui, comme le montre Larraín dans son film, ont été plus que des simples spectateurs de tous ses actes. 

Comment tuer un vampire 

La grande ironie de El Conde est que, finalement, la seule personne capable d’arrêter un dictateur-vampire est Pinochet lui-même. Humilié par sa réputation de voleur (plus que celle d’un meurtrier, qu’il semble d’ailleurs apprécier), dépouillé de sa place dans l’Histoire (son buste n’étant même pas exposé dans la galerie du palais présidentiel), il ne lui reste comme solution que de se laisser mourir de faim. Et, sachant que ses derniers jours sont sur le point d’arriver, tout le monde est à l’affût. Son bras droit russe qui l’a loyalement servi pendant sa période contre-révolutionnaire, sa femme qui veut désespérément devenir elle-même un vampire, ses enfants qui ne pensent qu’à leur futur héritage, voire même l’Église catholique qui envoie une nonne se faisant passer pour une comptable afin de  retrouver/lui voler ses biens perdus. Ils attendent tous de lui une seule chose, commettre un seul et indispensable crime. Le seul qu’il n’a pas pu ou n’a pas voulu mener à bout, n’étant pas vraiment sûr d’être prêt à quitter un monde qu’il voulait tant reconstruire à son image.

En ce sens, El Conde est aussi une histoire de trahison. Le général Pinochet a trahi son président, Salvador Allende, en organisant le coup d’État qui a instauré une impitoyable dictature de 17 ans. Et, se faisant, il a aussi trahi son pays, poignardé sa démocratie dans le dos. Finalement, son tour est venu d’être trahi par ceux qui l’ont soutenu pendant son régime de corruption, ceux qui, réalisant qu’il était incapable de mettre fin à sa vie, ont décidé de prendre l’affaire en main. Tentative à laquelle ils échouent, car il est impossible de tuer un vampire si puissant qu’il incarne le pouvoir en lui-même. 

En fin de compte, pour Larraín, là est l’héritage de Pinochet : d’avoir engendré des “héros de la cupidité”. Une mégalomanie si contagieuse qu’elle rend tous les assoiffés de pouvoir prêts à tout pour l’obtenir. Le film présente aussi l’ultime échec de Pinochet : celui de rester en vie, puisque même Larraín lui réserve le sort que l’impunité lui a accordé dans la vraie vie.

Version en Anglais :

El Conde and his children: the “heroes of greed”

This is what the Count achieved: beyond the killing, his life’s work was to turn us all into heroes of greed.

El Conde, Pablo Larraín (2023)

What if Pinochet never died? 

What if Pinochet still lives, not only in the collective imagination of the Chilean population, but in a god-forgotten ranch in the Magallanes region? That is the question that director Pablo Larraín (Jackie, Spencer) asks himself in his new film, El Conde, which premiered at the 80th annual Venice International Film Festival and was released globally on Netflix on September 15, four days after the 50th anniversary of the Chilean military coup d’état. 

However, as is his custom, Larraín’s new “biopic” (if the term can even be applied) does not offer a historical account of what went on in Chile after September 11, 1973. Nor does it give an accurate depiction of Pinochet’s money laundering crimes and blood-thirsty acts throughout his military dictatorship, during which more than 3 200 Chileans were killed or “disappeared” and 300 000 went to exile for political reasons. Above else, El Conde is a monochromatic satire, a macabre fable, a horror story that reimagines Pinochet’s figure and transforms him into a blood-sucking monster: a 250-years-old vampire that roams the skies wearing his military cloak and feeds on human hearts. 

Controversial as it may be, Larraín’s film leaves a mark on those who watch it, not only because of Edward Lachman’s masterful black-and-white photography (Far from Heaven, Carol) and the cast’s grand performance (above all that of Jaime Vadell as General Augusto Pinochet), but because of the power that his neoliberal Nosferatu carries by itself. As it addresses an important issue for chilean political history: that of impunity. On December 10, 2006, Pinochet died of old age in a Santiago’s military hospital bed. He was buried without State honors but also, without ever being prosecuted for all the money stolen and the blood spilled. Leaving a debt which was never settled, not by him, not by his loved ones which, as Larraín’s film shows, were more than mere bystanders in all of his doings. 

To Kill a Vampire 

Augusto Pinochet (Jaime Vadell) dans El Conde. © Crédit photo : Netflix

El Conde’s great irony is that, at the end of the day, the only one able to stop a dictator-vampire is Pinochet himself. Hurt by his reputation as a thief (more so than that of a murderer which he seems to enjoy), haunted by the fact that he was stripped from his place in History (his bust not even shown in the presidential palace’s gallery), the only thing left for him to do is to starve himself to death. And, knowing that his last days were about to come, everyone seemed to be lurking in the wait. His Russian right-hand man who loyally served him during his counter-revolutionary days, his wife who desperately wanted to become a vampire herself, his children who were anxious about their future inheritance, and even the Catholic Church, who sent a nun disguised as an accountant to help him find/steal from him his lost goods. All waiting for him to commit a single and indispensable crime. The only one he was not able to perform. The only one he did not want to, not being really sure if he was ready to leave a world he wanted so badly to rebuild in his own image. 

In this sense, El Conde is also a story of treason. General Pinochet betrayed his president, Salvador Allende, when he organized the coup that established a ruthless dictatorship that lasted 17 long years. And with it, he also betrayed his country, stabbing democracy in the back. Now, it was his turn to be betrayed by those who stood beside him during his corrupt reign. Those who, realizing that he was incapable of taking his own life, decided to take the matter into their own hands. Failing in their attempt to do so, as it is impossible to kill a vampire so powerful that he possesses the power of power itself. 


At the end of the day, for Larraín that was Pinochet’s legacy: having created “heroes of greed”. Such a contagious megalomany that made all of those thirsty for power capable of everything in order to obtain it. And, his ultimate fail: that of staying alive, as Larraín gave him the fate that impunity granted him in real life.

Gabriela Portillo