Catégories
CinémaCulture & Arts

Blindspotting : voir double plutôt qu’avoir des œillères

Que répondre lorsque l’on demande « quel est ton film préféré » ? Faut-il parler des films que l’on a plus vu, ceux devant lesquels on a le plus ri, le plus pleuré, ceux que l’on regarde comme un rituel avec des ami·e·s ? S’il faut parler de ceux qui nous ont le plus marqués, alors je choisis Blindspotting.

« You monsters got me feeling like a monster in my own town » : entre Black Panthers et gentrification

Collin: Do me a favor. I got three days left on this probation. When you got that gun on you, just don’t tell me about it. Plausible deniability.
Miles: [lifts up gun] Oh, do you mean this gun?

Il reste trois jours à Collin (Daveed Diggs) avant la fin de son année de probation. Ce dernier tente de traverser sans encombre ces trois jours mais tout semble se précipiter lorsqu’il assiste au meurtre d’un jeune homme noir par un policier blanc et qu’il se retrouve obligé de remettre en question sa relation à son meilleur ami (Rafael Casal). Carlos Lopez Estrada réalise ici son premier long-métrage, dont le scénario a été écrit par les deux protagonistes, Daveed Diggs (Collin) et Rafael Casal (Miles). Une véritable entente se ressent entre les trois hommes, qui se connaissent bien puisque Estrada a déjà réalisé des clips pour Diggs. L’écriture pointue et l’esthétique percutante de Blindspotting servent un propos fort qui représente le cœur du projet.

Dans la lignée de Spike Lee, Estrada, Diggs et Casal réalisent en effet un film très engagé, qu’ils situent à Oakland, lieu où est né le mouvement des Black Panthers. Ils font référence à cet héritage antiraciste à plusieurs reprises tout en montrant l’omniprésence contemporaine du racisme aux États-Unis. Le long-métrage sort en 2018, deux ans avant le meurtre de George Floyd par un policier blanc et les immenses manifestations antiracistes et anti-policières qui suivirent aux États-Unis comme en France. Le film apparaît comme précurseur à la lumière de ces événements mais relate également une histoire qui n’a de cesse de se répéter.

Tout le film repose sur des doubles dialectiques. C’est à la fois un drame social et une comédie musicale rappée, à la fois un film sur le racisme et la lutte des classes, à la fois un film qui traite du passé de Oakland et de son futur. Durant tout le long-métrage la question de la violence est abordée sous de multiples facettes, qu’elle soit policière, carcérale ou racontée sous la forme d’une anecdote. La violence de classe est approchée par le thème de la gentrification au travers d’une critique des « hipsters », trentenaires blancs de classe sociale supérieure qui s’approprient et/ou détruisent les cultures populaires et Afro États-uniennes.

Le film alterne entre plans nostalgiques de Oakland au travers d’une vitre du camion de déménagement et scènes de vie quotidienne des protagonistes et de leurs familles. Carlos Lopez Estrada et les deux auteurs/protagonistes appellent par ce film à ne plus réduire les gens à une catégorie, à mettre fin aux stéréotypes et aux violences qui en découlent et à reconnaître la multiplicité des identités et des points de vue.

Rapper quand il faut se faire entendre

Pendant tout le long-métrage les deux protagonistes parsèment leurs dialogues de freestyles, des couplets rappés improvisés. Le film utilise ici le procédé des comédies musicales : lorsque parler ne suffit plus, il faut chanter ou rapper. Parfois il s’agit de rapides et hésitants échanges entre amis, parfois il s’agit de montrer la force commerciale des mots. Mais Daveed Diggs et Rafael Casal, véritables rappeurs, se lancent aussi à deux reprises dans des tirades qui portent un coup au cœur et aux tripes.

Les deux acteurs partagent une alchimie éclatante, ce qui est probablement dû au fait qu’ils sont amis depuis le lycée et qu’ils jouent, mettent en scène, rappent et slament depuis qu’ils se connaissent. Tous deux sont déjà assez reconnus aux Etats-Unis, Daveed Diggs est notamment à l’origine du groupe Clipping et joue les rôles de Lafayette/Thomas Jefferson dans le casting original de Hamilton, la comédie musicale de Lin-Manuel Miranda.

En plus de la puissance des mots démontrée par le rap des deux protagonistes, le réalisateur met à l’honneur l’esthétique du clip avec parfois de brutaux changements de couleurs et d’ambiance pour illustrer les propos du film. Certaines images font écho à d’autres réalisateurs de clips comme Dave Meyers et le génial clip de la chanson « HUMBLE. » de Kendrick Lamar. C’est donc toute une culture populaire urbaine états-unienne qui est mise en lumière dans ce film.

C’est donc un film d’une immense importance dont le propos passe par les paroles des personnages, par les images fortes montrant la brutalité de la réalité mais qui passe également par la croisée des genres cinématographiques qu’il opère. La combinaison de tous ces facteurs fait de Blindspotting un des films qui m’a le plus marqué.