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Littérature

Quand le jeu dépasse la réalité  : La Panne de Friedrich Dürrenmatt 

Imaginez. Vous conduisez seul votre voiture, une superbe Studebaker des années 50, lorsque soudain votre auto tombe en panne sur une route suisse à près d’une heure de votre domicile où femme et enfants vous attendent. La sentence du garagiste est sans appel : l’automobile ne pourra pas être réparée avant le lendemain matin. Deux possibilités s’offrent à vous : vous rendre à pied à la gare la plus proche afin de prendre un train pour rentrer chez vous et passer la soirée auprès des vôtres, ou bien passer la nuit dans une auberge du charmant village où vous vous trouvez. Mais voilà que l’auberge est complète, un aimable voisin à la villa imposante propose alors de vous héberger et vous convie à sa table. Après tout, quelle raison auriez-vous de refuser ? C’est de cette situation initiale a priori anodine que se noue un huis-clos psychologique haletant signé Friedrich Dürrenmatt, où l’humour noir se mélange à merveille au genre policier. 

Au commencement était la panne

Il suffit parfois de peu pour qu’une histoire naisse et que la vie d’un personnage banal prenne un virage inattendu. Dans la société industrielle et technologique qui est la nôtre, où tout est réglé et systématisé, une simple panne peut tout remettre en cause. Alfredo Traps n’imaginait probablement pas que la panne de moteur de son automobile l’amènerait à passer « la meilleure et la plus magnifique soirée qu’il eût jamais connue ». Le maître des lieux est un homme âgé, à la calvitie marquée et vêtu d’une redingote trop large. Il est en fait un homme de loi à la retraite, en témoigne une bibliothèque qui laisse augurer à Traps une soirée ennuyeuse. 

Pourtant ce n’est pas un tête à tête qui attend les deux hommes. Comme chaque soir, se tient dans la somptueuse demeure du monsieur un dîner où sont conviés MM. Pilet, Kummer et Zorn. Le premier est un homme de soixante-dix-sept ans, moustachu et élégamment vêtu. Traps l’imagine « avoir été bedeau ou ramoneur, voire chauffeur de locomotive ». Le second, quatre-vingt-deux ans, est « une masse énorme de boudins et de bourrelets de graisse superposés » (sic) quand le troisième, quatre-vingt-six ans, est dépeint comme un grand sec, « figure d’un autre temps ». Qu’ont en commun ces personnages gargantuesques, mis à part un goût certain pour la nourriture ? La Justice. En effet, le maître des lieux était juge, Kummer était avocat, Zorn procureur et Pilet bourreau de son état. Chaque soir ils se font alors à cœur joie de jouer au tribunal, chacun incarnant leur fonction d’antan dans une simulation de procès. Il ne leur manque plus qu’un accusé. Alors quand se présente Traps… 

Le procès d’un homme innocent ?

La quarantaine, marié, père de quatre garçons, Alfredo Traps sillonne les routes suisses pour son travail d’agent de commerce. Homme apparemment ordinaire, il a l’étoffe du gendre idéal. Qui de mieux qu’un innocent pour jouer un accusé ? Voilà de quoi donner du fil à retordre au procureur… Quand bien même Traps ne serait pas irréprochable, ce n’est jamais qu’un jeu, une plaisanterie à laquelle il consent : « Aussi déclara-t-il qu’il entrait volontiers dans le jeu et qu’il se faisait un honneur d’accepter le poste vacant d’accusé. » Tandis qu’on sert un véritable festin aux mets tous très élaborés, le jeu se met en place. De quoi peut-on bien accuser Traps ? Il se jure innocent. « Il n’y a pas d’innocence qui tienne mon jeune ami ! […] Ce n’est plus de l’imprudence, croyez-moi, c’est de l’impudence que de prétendre que de prétendre à l’innocence devant notre tribunal […] » l’avertit son avocat. Quand le procureur l’interroge, il se confie volontiers sur sa vie, se prenant vite au jeu et dans l’euphorie du banquet, il ne s’aperçoit même pas que l’interrogatoire a commencé. Il se montre alors imprudent. Son surnom ? Casanova. Son automobile ? Une élégante Studebaker neuve. Son métier ? Agent général, une promotion récente. Ce qui est anodin ne l’est pas pour le procureur. Traps confie avoir eu une relation adultère avec une jolie femme qui se trouve être l’épouse de Gygax, son supérieur. Ou plutôt était car, coïncidence, cet homme est mort.

Jamais de ma vie, il ne m’est arrivé de voir un accusé se livrer, en toute sérénité, à des déclarations d’une telle imprudence.

Et si Traps avait tué Gygax ? Mais c’est impossible : celui-ci est mort d’un infarctus. Pourtant le bonhomme était fragile et la nouvelle d’une relation adultère entre entre sa femme et son employé n’aurait pu que lui être fatale… 

Du jeu à la réalité, la frontière est bien mince 

Voilà que Traps se retrouve accusé d’avoir provoqué la mort de son supérieur qu’il n’aimait guère, dont il convoitait le poste et partageait la femme. L’accusé, étourdi  par les mets et l’alcool à foison, doute lui-même de son innocence. Et si c’était vrai ? Le roman de Dürrenmatt prend une tournure psychologique. À mesure que le doute s’installe chez le personnage, le lecteur s’interroge aussi. 

Le jeu confine à la réalité, et voilà qu’on se demande tout à coup si l’on est ou si l’on n’est pas un véritable coupable, si l’on a réellement ou non supprimé le vieux Gygax.

Quand les magistrats jouissent d’avoir découvert un meurtre, Traps est incrédule. Il est pris dans un tourment d’émotions. « Je crois bien ne m’être jamais amusé autant ! Quel plaisir ! » dit-il euphorique. Le réquisitoire du procureur va jusqu’à convaincre le personnage-même de sa culpabilité… Où se situe la vérité ? A quel point le brouillage entre le réel et le jeu peut-il influer sur l’esprit d’un homme ?

Une comédie noire

Le court roman de Dürrenmatt ébranle les certitudes. Le lecteur est pris dans cette farce burlesque, hédoniste, où prime la jouissance. Le cadre privé, la complicité des personnages et le rythme explosif font de ce huis-clos une œuvre immersive et haletante. A mesure qu’avance le récit, l’atmosphère se fait plus oppressante, la situation inquiétante, on comprend que quelque chose se joue qui dépasse le simple jeu. L’humour noir qui caractérise le roman de Dürrenmatt est précisément ce sentiment par lequel le lecteur, qui jouit et prend du plaisir, a soudain froid dans le dos. La fin, inattendue, subite, glace le sang. Elle survient comme une apothéose tragique. Si La Panne ressemble à une pièce de théâtre, c’est aussi parce que Friedrich Dürrenmatt était avant tout un dramaturge de renom. Le roman, adapté ensuite de nombreuses fois au théâtre, a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Ettore Scola en 1972 sous le titre La plus belle soirée de ma vie.

Friedrich Dürrenmatt, La Panne, 1956, trad. Armel Guerne, Le Livre de poche