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Les tombeaux de Gisèle Vienne

« Elles sont les enfants à qui l’on met une main sur la bouche quand l’autre déboutonne son pantalon, les adolescentes complexées qui ne s’aiment pas et que l’on va aimer pour elles, mieux qu’elles ; les petites filles qui ont peur du grand méchant loup à la nuit tombée, les enfants de bonnes ou de mauvaises familles qui se trouvent au mauvais endroit, au mauvais moment, les cadavres des épouses et des mères, des soeurs, des amies et des collègues, qui ont appelé le 39 19 »

Ces mots sont ceux d’Elsa Dorlin, professeure de Philosophie politique contemporaine. Mots que l’on peut lire aux abords de l’installation Travaux de la chorégraphe, plasticienne et metteuse en scène franco-autrichienne Gisèle Vienne au Musée des art Modernes de Paris.

Après des études en philosophie, c’est à l’école supérieure nationale des arts de la marionnette que l’artiste finit ses études. L’installation regroupe une vingtaine de ses « poupées » parmi la soixantaine qu’elle a pu produire entre 2003 et 2020.

Je rejoins une amie devant les marches du musée des arts modernes de Paris. Nous avions rendez-vous à 15h15. Nous sommes tous deux amateurs des spectacles de Vienne et voulions voir l’exposition de cette dernière avant de partir en vacances. Malgré le fait qu’il s’agissait de la troisième fois que je me rendais ce mois-ci au MAM, je suis toujours passé à côté. La salle renfermant les artéfacts de l’artiste n’est en fait pas si évidente à trouver. Un escalier vers le bas, un autre sur la gauche. Demi-tour. C’était à droite. On passe devant les fenêtres donnant sur les quais de Seine et le soleil est entrain de descendre doucement au pied de la tour Eiffel. Encore un virage à gauche, un escalier en courbe qui descend et nous voila enfin arrivés dans une petite salle exiguë, qui fait office de sombre vestibule pour l’exposition tant convoitée.

On s’approche des marionnettes d’abord par des portraits photo. Les clichés révèlent la blancheur de leur peau, le vide de leur regard, la texture malade de leur joue. C’est un face à face assez troublant qui nous introduit à la salle suivante. Parce que c’est dans un réel mausolée que le spectateur va pénétrer et dans laquelle il va se figer, devant la succession impressionnante de cages en verre qu’elle renferme. Cages qui enferment à leur tour ces personnages, les adolescent.e.s et les enfants : figures récurrentes dans l’Oeuvre de l’artiste.

Dans cette exposition comme dans ses spectacles, Gisèle Vienne nous parle du corps inerte. Celui à qui on a pris la vie, celui qui a été blessé, celui qui a été traumatisé. Celui aussi qui s’est fait manipuler, utiliser comme un jouet.
Et c’est sur scène qu’elle met en tension ce corps sans âme qui tend pourtant désespérément à continuer de marcher.

Depuis le mois de septembre -la metteuse en scène étant à la tête du festival d’automne- ses différents spectacles ont servit de plancher pour ses nombreuses figures articulées :

Des corps dépossédés par l’industrie de la mode, sur le plateau de Showroomdummies#4. Dans un décor d’agence de mannequinat. C’est un véritable enchaînement de défilés qui rythme la performance. La déambulation des corps contraste avec la série de mannequins en plâtre (au lointain du plateau) avec lesquels les danseuses se sont confondues au début de la pièce.

showroomdummies#4, Centre Pompidou https://www.youtube.com/watch?v=gPDjbwKhO9c&ab_channel=FESTIVALDAUTOMNE

Ou encore des corps enivrés par l’alcool et la musique techno dans Crowd, où quinze danseurs se déplacent au ralenti, comme si la chorégraphe venait disséquer une rave-party et mettre en lumière les mécanismes de violences que l’on subit ou que l’on peut faire subir quand le corps ne répond plus à rien sauf à la folie.

Crowd, MC93 Bobigny ©Hugo Lacroix

Et ce sont les costumes du spectacle Kindertotenlieder que l’on retrouve, sur les marionnettes de sa sépulture du MAM. C’est comme si, en tant que spectateur et visiteur, au sous-sol du musée, sous les oeuvres si colorées de Fernand Léger, on entrait dans le placard intime et sombre des pensées de Gisèle Vienne. Là où elle range ses poupées, lieu où elle cache ses enfants, les y protège ou les enferme, en attendant leur prochaine représentation.

C’est en effet un sentiment effrayant, que de voir allonger, sous ces cercueils de verre, une vingtaine d’enfants, sans un bruit, complètement à la merci du regard du spectateur. La salle n’a pas été choisie au hasard, on retrouve ici le cheminement que l’on peut suivre lors d’un sacre funéraire. L’ambiance se refroidit au fur et mesure que l’on descend et le silence s’imprègne de l’espace. La lumière est froide et construit avec la blancheur des murs un laboratoire scientifique, comme une morgue digne d’un film de science-fiction.

Travaux 2003-2020, ©Hugo Lacroix

« Certain de mes collègues ne supportent pas de rester là plus d’un certains temps, ça les mets trop mal à l’aise. Moi ça ne me fait rien », nous dit la gardienne du musée, en poste au moment où nous allions repartir.

Après avoir vu les différents spectacles que propose la metteuse en scène, l’exposition nous apporte plus de réponses, quant au sujet et enjeux qui peuvent porter la plasticienne dans son travail. Et le texte d’Elsa Dorlin en prologue nous donne le ton sur un sujet qui de nos jours peine à trouver les bonnes oreilles. On nous rappelle alors le devoir de l’art et particulièrement celui du théâtre, à dévoiler les travers d’une société. À mettre en lumière les angoisses d’un monde. Car combien d’insultes et de coups, combien d’abus et de viols sont aujourd’hui enterrés dans le secret et la honte. Combien d’enfant sont victimes d’inceste à notre époque ? 1 sur 5 nous répond Karl Zéro, avec son documentaire sur la pédocriminalité, récemment rendu disponible sur la plateforme de vidéo YouTube. Lui comme beaucoup d’autres dénonce un problème : la parole de l’enfant n’est pas prise au sérieux et au final, il finit par se taire et répéter sagement ce qu’on lui a dit de faire, à l’instar d’une marionnette.

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À VOIR PROCHAINEMENT :

This is how you will disappear : du 10 au 15 mai 2022, au théâtre de Nanterre-Amandiers.

CITÉS DANS L’ARTICLE
Travaux 2003-2020, du 18 novembre 2021 au 23 janvier 2022 au MAM
Kindertotenlieder : du 6 au 9 octobre 2021 au centre Pompidou
Showroomdummies#4 : du 11 au 14 novembre 2021 au centre Pompidou
Crowd : du 15 au 19 décembre 2021 à la MC93
1 sur 5 : https://www.youtube.com/watch?v=m2BcLFbu5IA&ab_channel=KarlZéroAbsolu

Capture d’écran issue de https://www.youtube.com/watch?v=m2BcLFbu5IA&ab_channel=KarlZ%C3%A9roAbsolu