Catégories
Actualités culturellesComptes rendus d'expos

FIAC 2021 : Zoom sur Jean Claracq

Talentueux mais modeste, Jean Claracq est un jeune artiste fraîchement diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris (2017). Il affirme depuis quelques années sa place dans le monde de l’art contemporain au travers d’expositions monographiques qui ont récemment pris place à la Fondation Louis Vuitton (Open space #7, 2020 – 2021), puis sur les cimaises de la galerie Sultana début 2021. Son succès croissant s’est notamment concrétisé par l’achat de son Monument au vaincu (2019) par Agnès.b pour La Fab, de même que par sa participation à l’édition 2021 de la FIAC hors les murs au musée Eugène Delacroix (Paris).

© YT, Penny Crichton-Seager, Peindre des miniatures – apprendre de Nicholas Hilliard. Partie un.

À cette occasion, il a créé un corpus original dans lequel il engage un dialogue formel et sémantique avec certaines œuvres de Delacroix, choisies en amont par ses soins : l’accrochage mitoyen exacerbe les convergences et les divergences de leur conception respective de la jeunesse, un thème cher aux deux peintres. Claracq s’en empare notamment dans le Jeune homme dans un arrière-plan de roses (2021, huile sur bois), représentatif de sa vision non-conventionnelle du corps masculin. Il subvertit les codes de genre associant traditionnellement la sexualisation explicite des chairs nues aux figures féminines (comme celle d’Eve) ; la sensualité douce de la pose est soulignée par l’atmosphère irréelle naissant de la confrontation des roses délicates avec le métal froid de la trottinette. Au travers de cette image érotique et sensuelle, l’artiste propose de redéfinir la notion persistante d’une masculinité viriliste et légitime ; il la libère de ce carcan étroit et réintroduit un relativisme salvateur en la déclinant au pluriel. Ce regard jalonne toute son œuvre, dans laquelle les figures de jeunes hommes occupent une place centrale : pour preuve, sa participation à l’exposition Masculinité(s) à la galerie Le Sept Elzévir en 2020.

Roméo et Juliette au tombeau des Capulet (v.1850, musée Delacroix) photographie par Katsiaryna Silvanovitch

Par ailleurs, ce tableau nous parle d’amour dans le contexte de la cour d’Elizabeth Ière d’Angleterre (XVIe siècle) ; Claracq s’inspire d’une œuvre de Nicolas Hilliard (Young man among roses, v.1580, V&A) qui aurait été commanditée par un duc pour déclarer sa flamme à la reine. Cette image gaie et séduisante contraste avec son pendant tragique réalisé par Delacroix, qui s’inspire quant à lui de Shakespeare, autre artiste à la cour d’Elizabeth Ière : le clair-obscur de Roméo et Juliette au tombeau des Capulet (v.1850, musée Delacroix) rend tangible la tension de l’acmé du drame, juste avant l’enchaînement fatal d’actions conduisant inéluctablement à la mort des deux amants. Claracq nous livre donc une vision assez positive, soutenue par les couleurs saturées du ciel et de la verdure qui ne sont pas sans rappeler les miniatures des livres d’Heures du Moyen-Âge ou… les écrans de nos téléphones portables. Pour l’artiste, il s’agit d’une réponse au numérique et à la publicité qui concurrencent les arts traditionnels en accaparant sans partage l’attention du regardeur. Il relève ce défi en employant une technique de peinture à l’huile sur bois menée avec brio : les couches de couleur superposées (près de 30 selon ses dires !) sont régulièrement polies au cours du travail pour créer une surface lisse, traversée par la lumière. Les rayons réfléchis génèrent une sorte d’aura, de halo ; comme s’ils émanaient de l’œuvre au lieu de l’éclairer.

Training Ground (détail, 2021, tempera sur papier), photographie par Katsiaryna Silvanovitch

Cette science de la technique à l’huile, combinée au choix d’un petit format et à une attention poussée aux détails nécessitant un travail à la loupe, évoque notamment la peinture des primitifs flamands : on peut penser aux tableaux-bijoux créés par les fijnschilders de l’école de Leyde. Car les références de Claracq sont variées : à la fois modernes avec le numérique, la photographie et certains peintres du XXe siècle (Edward Hopper et David Hockney entre autres), et plus « classiques », appartenant à une histoire de l’art traditionnelle. La Renaissance italienne l’intéresse aussi tout particulièrement, et il regarde attentivement l’œuvre de Fra Angelico : dans Training Ground (détail, 2021, tempera sur papier), Claracq s’inspire de sa description décorative et stylisée de la verdure (Annonciation, v.1430, Madrid Prado) et de son goût pour les couleurs vives et irréelles. Ces dernières sont ensuite transposées sur des survêtements de sport portés par des mannequins trouvés sur Internet…

Il s’agit de connaître son processus de création pour mieux comprendre cette imbrication de références. Tout d’abord, une idée de composition émerge progressivement dans l’esprit de l’artiste ; lorsqu’elle se précise, il effectue une recherche ciblée dans un catalogue d’images variées (bibliothèque, ordinateur…) et tâtonne en réalisant de nombreux croquis et notes. Puis il crée ce qu’il appelle des « chimères » en assemblant sur Photoshop des fragments hétéroclites de ses trouvailles afin de construire des ensembles cohérents, qu’il transpose ensuite sur des panneaux de bois. Claracq utilise beaucoup Instagram lors de l’élaboration de ses projet : le réseau social est pour lui un outil pratique, un réservoir de formes, car il est assuré de trouver l’orientation du visage ou la position du corps qu’il recherche parmi les centaines de photos de soi postées par un même utilisateur… Ainsi, Working class hero (2021, huile sur bois) superpose le visage d’un utilisateur russe de TikTok et une armure médiévale inspirée du saint Michel au centre du Triptyque du Jugement dernier de Hans Memling (v.1470, Danzig Nationalmuseum)… et dans cette armure est incrustée l’image somme toute banale d’un bâtiment de bureaux tertiaires, trouvée au cours d’une simple recherche Google. L’ensemble en apparence hétéroclite livre en réalité un message très cohérent dont la clef se trouve dans le titre. Working class hero est une chanson de John Lennon qui évoque la pression de la société à l’école et plus tard au travail. Cette armure médiévale est en réalité la carapace que nous revêtons pour affronter les difficultés au bureau – ou ailleurs (stress, dates butoirs, collègues toxiques, etc) ; Jean Claracq nous parle donc ici d’un sujet profondément contemporain, à savoir notre rapport au travail.

This is all u want internet (2021, huile sur bois) et Portrait d’un jeune homme au béret bleu, v.1823 – 1824, musée Delacroix, photographie par Katsiaryna Silvanovitch

L’artiste questionne également le regard et le rapport à la réalité à l’ère du numérique, notamment dans This is all u want internet (2021, huile sur bois) qui représente le reflet d’un jeune homme torse nu dans le miroir de ce qui semble être une salle de bain luxueuse (murs marbrés et papier toilette comme preuves à l’appui). Tout d’abord, il effectue un parallèle entre son œuvre et la fiction hyperréaliste des réseaux sociaux : paradoxalement sur ces plateformes, le réel se situe dans l’hors- champ et ce qui est montré relève d’une sélection. Ce processus peut être rapproché de sa méthode de création, précédemment explicitée. Ensuite, Claracq a mis en regard ce « selfie peint » avec un portrait par Delacroix, faisant contraster la mise en scène narcissique de soi du XXIe siècle avec la représentation impliquant l’intervention d’un tiers au XIXe (Portrait d’un jeune homme au béret bleu, v.1823 – 1824, musée Delacroix).

This is all u want internet (2021, huile sur bois), photographie par Katsiaryna Silvanovitch

Le spectateur de l’œuvre est ainsi mis dans une position de voyeur… mais à bien y regarder, il s’agirait plutôt d’exhibitionnisme, puisque l’homme se donne sciemment à voir en prenant lui-même la pose pour sa propre photo. Enfin, le cadre en laiton dessiné par les soins de l’artiste crée une interaction avec le visiteur : lorsque ce dernier prend l’œuvre en photo, il réalise par la même occasion un selfie. La mise en abyme du geste invite à une réflexion sur ce phénomène contemporain.

Sa sensibilité au monde qui l’entoure s’exprime également dans la sculpture Reliquaire (2015, béton et perle de culture). Cette barre d’immeuble noire, aux contours aigus et droits, contraste par son austérité avec le raffinement lumineux des peintures sur bois présentées dans la même salle. Mais il ne faudrait pas s’y méprendre ; aussi incongrue que puisse paraître l’œuvre dans ce contexte, il n’en reste pas moins que l’architecture moderne est un topos de l’œuvre de Claracq : on la retrouve notamment dans Dikhotomia et dans l’affiche pour Roland- Garros 2021 (non présentés lors de l’exposition). Elle est pour lui le symbole de l’échec de la société moderne, qui a fait primer la rationalité sur l’épanouissement de l’humain. Elle devient alors comme un carcan, qui enferme et isole les individus ; tout comme la perle, qui est enfermée et isolée dans la sculpture. Emane alors de ces œuvres un fort sentiment de mélancolie, un spleen qui résonne certes fortement avec nos souvenirs du confinement, mais qui témoigne avant tout de l’angoisse de l’artiste face à la crise écologique et de son rapport ambigu au monde. En effet la perle, lisse, régulière et brillante, est belle ; mais il faut blesser l’huître pour l’obtenir. Elle apparaît alors comme sublime, à la fois magnifique et terrifiante, comme notre monde actuel.

Burj-al Babas (2021, tempera sur papier), photographie par Katsiaryna Silvanovitch

Dans ce contexte, la nature devient un havre de paix : Burj-al Babas (2021, tempera sur papier) représente en arrière-plan un projet turc (réel !) qui consiste en la construction d’un lotissement regroupant plusieurs centaines de châteaux en bétons. Le jeune homme avachi sur une chaise ne doit sa détente manifeste qu’à la protection fournie par la palissade en bois et les plantes de son jardinet…

Albibb portant un ikat du XVIIIe siècle (2021, huile sur bois) et Portrait d’Auguste Richard de la Hautière (1828, musée Delacroix), photographie par Katsiaryna Silvanovitch

Ainsi l’exposition des œuvres de Jean Claracq en regard de celles de Delacroix génère-t-elle un intéressant dialogue sur leurs visions du monde et de la jeunesse. Leur intérêt pour leur époque, les sentiments et les maîtres anciens les rapproche par-delà le temps, même si leur position vis-à- vis de ces différents points diverge sensiblement… Pour preuve, la « réactualisation » par Claracq dans Albibb portant un ikat du XVIIIe siècle (2021, huile sur bois) du Portrait d’Auguste Richard de la Hautière (1828, musée Delacroix), romantique par excellence.