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Entretien avec Adrien Poncet, co-fondateur du studio Fireplace Games et game designer sur le jeu En Garde!

Le 16 aout 2023, le studio français Fireplace Games a publié son premier titre : En Garde!. Jeu d’action dans un univers de cape et d’épée où l’on incarne Adalia de Volador, En Garde! propose un système très malin d’interaction avec des éléments du décor pour offrir des phases de combat fluides et chorégraphiques. Adrien Poncet, co-fondateur du studio et game designer sur le jeu, a accepté de répondre à mes questions sur la genèse du jeu, les inspirations de l’équipe et toutes les aventures qui ont transformé un projet étudiant en un jeu de grande qualité accessible sur Steam.

Bonjour Adrien. Merci d’accepter de prendre le temps de répondre à mes questions. Alors que je sais que le boulot ne désemplit pas depuis la sortie d’En Garde!. Histoire de faire les choses en bonne et due forme, peux-tu te présenter pour nos lecteur·ice·s ?

Bonjour ! Je m’appelle Adrien Poncet. Je suis un des fondateurs de Fireplace Games, studio indépendant basé sur Montpellier. Je suis game designer de métier mais sur En Garde! en plus du game design j’ai fait du narrative design, du marketing, le montage des trailers, de la coordination sur divers sujets. Mais aussi des choses moins passionnantes comme remplir des dossiers de subventions *rires*

Le 16 août dernier est sorti En Garde! (emphase sur le point d’exclamation), le premier jeu de votre studio. Pour les personnes qui n’auraient pas entendu parler du jeu, peux-tu nous en dire plus ?

Oui. Et tu as tout à fait raison d’appuyer sur le point d’exclamation qui est présent, sans espace avec le titre du jeu. On y tient parce qu’il dégage une énergie positive et un élan qui correspondent à ce que l’on souhaite transmettre comme information sur le jeu dès la lecture de son nom.

En Garde! est un jeu d’action dans un univers de cape et d’épée. C’est un jeu en 3D, avec une vue à la troisième personne dans lequel on incarne l’impétueuse et intrépide fine lame Adalia de Volador. Au-delà du simple combat à l’épée avec des esquives, des attaques spéciales et une attention sur le timing, c’est aussi un jeu où il faut utiliser l’environnement à son avantage. Les ennemis étant plus nombreux que nous et ne se contentant pas de nous attaquer gentiment chacun leur tour, il est important de tirer avantage des interactions possibles avec le décor pour se faciliter la tâche.

Effectivement après une première déconvenue provoquée par le fait que j’ai foncé dans le tas, j’ai très vite changé de stratégie. Et j’ai pris pour habitude, lors de mon arrivée dans chaque nouvelle pièce ou arène, de démarrer par un tour rapide pour repérer les différents éléments que j’allais pouvoir utiliser à mon avantage.

C’est exactement ce qu’on cherche. Avec le gameplay d’En Garde! on souhaite amener les joueur·euse·s vers un travail d’adaptabilité et d’improvisation sur les stratégies pour limiter le désavantage du nombre. C’est pour ça qu’il y a systématiquement de quoi repousser les ennemis, les assommer, les étourdir afin d’inviter à une autre tactique que foncer dans le tas et ne faire que du combat à l’épée.

C’est intéressant parce qu’on a des personnes qui nous disent «j’ai fini Elden Ring mais votre jeu est trop dur» et d’autres qui nous ont rapporté avec terminé le jeu sans trop de difficulté sans être des expert·e·s du réflexe et de l’apprentissage de pattern.

En Garde! peut demander quelques réflexes. Mais n’ayez crainte, le jeu possède des options d’accessibilité pour que tout le monde puisse jouer

Pour en arriver à ce juste milieu, vous avez dû avoir des phases de test assez importantes ?

Bien sûr. Avant d’en arriver là, le jeu est passé par de nombreuses itérations assez éloignées du résultat final. Il a notamment eu un côté beaucoup plus bac à sable presque trop libre au point de noyer les joueur·euse·s sous les options. Il y a même eu un moment dans la production où on s’est dit qu’on ne savait pas faire un jeu d’action. Mais au final, à force de réflexions et de tests on a réussi à faire quelque chose à la fois drôle et intéressant à jouer, qui respecte notre objectif en termes d’action et nos intentions initiales.

On peut dire que cette réflexion est bien antérieure à la création du jeu sortie le 16 août dernier puisqu’au départ En Garde! est un projet de fin d’étude.

Oui. Si on remonte au tout début de la genèse, En Garde! est le jeu que nous avons créé (avec la majorité des membres du studio, bien avant sa fondation) au sein de l’école supérieure de création numérique Rubika en 2018. Pour être tout à fait honnête, ce projet de jeu de mousquetaire me trotte dans la tête depuis 2017 quand je me suis demandé pourquoi ce genre était si peu représenté. Or, il y a un imaginaire populaire sur l’univers des mousquetaires, les combats où on s’accroche à des lustres avant de balancer des tonneaux dans des escaliers etc. C’est quelque chose qui parle aux gens. Quand on l’évoque, c’est immédiatement visuel avec des codes assez clairs et universels. Selon moi, il y avait quelque chose à creuser et à créer en ce sens. C’est là que j’ai commencé à regarder des films avec Errol Flynn et quand on y réfléchit tout est là, les collants improbables, les interactions avec le décor… D’ailleurs au fil des recherches, ma nouvelle obsession pour cet univers m’a amené à faire de l’escrime de spectacle. 

Derrière, l’idée a été de développer un côté humoristique, le genre s’y prêtant à merveille. Il y avait une opportunité trop belle de partir dans le pastiche, de profiter du côté nostalgique du genre. Cette nostalgie répondait à ma question «pourquoi il y a si peu de jeu dans cet univers là ?». Parce que ça parait old school. Le jeu vidéo est un médium qui suit les tendances de la pop culture. Quand les zombies vont être à la mode, tu vas avoir plein de jeux de zombies etc. Ce choix de partir vers un univers des mousquetaires, de cape et d’épée peut paraître désuet au regard des thématiques tendances actuelles. Et tant mieux, parce que ça nous a libéré la place pour y aller.

Ce choix on en est vraiment fier aujourd’hui quand des personnes viennent nous dire que notre jeu respire la nostalgie et qu’ils auraient adoré avoir un jeu du genre quand ils étaient enfants.

En l’absence de jeux de référence, de propositions similaires déjà existantes, quelles ont été les inspirations vidéo-ludiques pour l’équipe ?

Curieusement je ne saurai pas quoi répondre, parce que notre jeu n’est pas basé sur une idée de jeu préexistante mais sur celle de transmettre les codes de cape et d’épée au jeu vidéo. Donc nos inspirations sont extrêmement variées et souvent éloignées de ce qu’on a fait pour En Garde!. Il y a du Dark Messiah dans les interactions environnementales, du Batman Arkham (Asylum/City/Knight)…

Une fois votre projet étudiant terminé, vous avez mis le jeu en accès gratuit sur le site itch.io et avez rencontré un certain succès. Vous avez reçu deux titres du meilleur jeu étudiant, en France et en Grande-Bretagne et une nomination aux États-Unis. Votre jeu a même été streamé par Jacksepticeye, un des youtubeurs gaming les plus important en terme de communauté. Comment avez-vous vécu ces retours ?

Je n’ai pas de souvenir précis de cette période, mais je sais qu’on était particulièrement fier et heureux. C’était aussi des éléments importants pour la communication autour du jeu, surtout plus tard lors des prises de contact avec certains investisseurs. Il y avait aussi le plaisir de voir quelqu’un s’amuser en direct sur notre jeu. Bien sûr, dans le cadre du contenu qu’un streamer doit créer, il peut y avoir la recherche d’un jeu qui va être drôle par ses limites et ses bugs mais au final ce n’est pas ce qui est le plus ressorti comme ressenti. Ce qu’on s’est dit à l’époque c’est qu’au-delà de ses qualités et de ses limites, s’il était streamé c’est qu’on avait réussi à faire un jeu drôle. Et ça c’était une réussite pour nous.

Ensuite est venu l’heure des diplômes, chacun d’entre vous a suivi sa voie, dans différents studios. Et de ton côté, tu as rejoint Ubisoft pour travailler sur Ghost Recon Breakpoint.

Oui. Ubisoft Bordeaux pour être exact. D’autres membres de l’équipe d’En Garde! ont rejoint Ubisoft mais sur Paris et Montpellier, ce qui fait qu’on ne s’est pas vraiment vu. De toute façon la structure globale est immense et on fait souvent partie d’une équipe au sein d’une équipe, ce qui fait que pour croiser des anciens collègues ce n’est pas comme si on était voisin de bureau. Pour ma part je travaillais sur les drônes, un type d’ennemi dans le jeu et j’en garde un bon souvenir même si tu es juste un engrenage dans une énorme machine. Mais comme je le précisais, la subdivision des équipes fait que l’expérience de chacun peut potentiellement varier d’une équipe à une autre.

Après cette expérience, vous avez décidé de reformer l’équipe d’En Garde! pour transformer votre projet étudiant en un jeu commercial. Et pour cela vous avez fondé votre propre studio, Fireplace Games. Peux-tu nous raconter comment ça s’est passé ?

L’idée de pousser En Garde! un peu plus loin ne nous a jamais quitté. On en parlait souvent entre nous. Puis en 2019 on a été nommé dans la catégorie des meilleurs jeux étudiant à l’Independant Game Festival qui est rattaché à la GDC (Game Developers Conference) à San Francisco. Sur place, Phil Crifo (co-fondateur du studio Awaceb qui a sorti cette année le jeu Tchia) nous a croisé complètement par hasard, a reconnu Anaïs (Simonnet), et a proposé de nous mettre en contact avec un investisseur (Kowloon Nights) si on souhaitait reprendre le développement du jeu. Ce dernier a bien aimé notre jeu. À partir de là on s’est dit pourquoi pas. On a eu de la chance parce que normalement tu montes d’abord ton studio et après tu cherches un investisseur sans savoir si tu vas y arriver. Malgré tout ça n’a pas été une partie de plaisir. On avait la volonté d’être un studio indépendant et de faire de l’auto-édition. Du coup on a tout monté nous mêmes. Et pour être honnête, à ce moment-là, tu ne sais pas vraiment ce que tu fais. Tu te lances et tu apprends sur le vif. D’où l’importance d’être une équipe qui s’entend bien et d’être bien entouré. On a reçu beaucoup de conseils de la part de développeurs extérieurs surtout pour des prises de contact, que ce soit sur le plan organisationnel ou juridique.

Anaïs Simonnet qui a accepté de prendre le rôle de présidente s’est vraiment retrouvée à un poste difficile, dans une situation complexe, loin de ce pour quoi elle avait été formée à la base. Elle a fait un énorme travail pour que tout cela soit possible. Compte tenu de la complexité de la situation, il s’est écoulé 6 mois entre le moment où on a quitté nos jobs respectifs et celui où on a pu commencer à se verser nos premiers salaires. Et ça alors qu’on avait déjà l’accord d’un investisseur avant de nous lancer. D’ailleurs merci à eux parce que sinon impossible de savoir comment tout ça aurait pu tourner.

Les décors, les jeux de couleur et la luminosité nous plongent donnent parfois envie de faire une petite pause pour en profiter

Justement, fonder un studio c’est quand même un sacré saut de la foi. Même avec un investisseur. Est-ce que dans la formation que vous avez eu quand vous étiez en école supérieure vous avez reçu des bases sur l’administratif, le juridique ou l’aspect financier de la création d’un studio ?

On a eu quelques cours de loi. Mais l’entreprenariat et la création d’une entreprise, c’est une montagne. Et ce n’est pas un reproche envers l’école, parce que si on s’inscrit dans ce type de formation c’est pour devenir des développeurs, pas des entrepreneurs. C’est un autre domaine, un autre métier. On a eu quelques cours sur la question, notamment sur le plan juridique, mais on n’était pas préparé pour tout ce que cela représentait en termes de masse de travail et de complexité.

Une fois les choses un peu plus en place vous avez pu revenir à ce qui était davantage le cœur de votre métier, la refonte du jeu.

Curieusement, contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est à ce moment-là qu’on a réalisé une de nos plus grosses erreurs. On n’est pas parti pour une simple refonte du jeu. On a voulu faire évoluer le concept dans trop de directions à la fois. On avait de l’ambition pour notre jeu, probablement trop. Par exemple, le manoir qui était dans le jeu de base offrait une certaine liberté dans l’ordre d’exploration, et on a voulu faire pareil mais à plus grande échelle, créer des gros niveaux ouverts avec plusieurs interconnexions. On est même parti sur une idée de narration non linéaire qui aurait variée selon l’ordre avec lequel on progresse dans le jeu. On était des têtes brûlées. Mais le retour à la réalité a été assez rude. Surtout quand on a mesuré ce que ça représentait en temps de travail et de production. C’était pas impossible, et je pense qu’on avait les capacités de le faire, mais pas en étant une équipe de 13 personnes avec un budget limité.

Après ça se comprend. Quand c’est ton premier gros projet, avec autant de liberté, il y a peut-être la peur de ne pas suffisamment saisir l’opportunité de pousser les idées à fond parce qu’on ne sait jamais quelle sera la suite.

C’est exactement ça. Mais à la fin, comme je le disais, la réalité te rattrape. Et pour nous ça a été quand nos investisseurs nous ont dit que notre jeu n’était pas fun à jouer. Ça a eu l’effet d’une claque. Au début tu n’y crois pas, parce que toi t’as le nez dedans depuis le début, et tu te dis que tu es bien placé pour savoir si ton jeu est fun ou pas. Mais en prenant un peu de recul, on a réalisé qu’ils avaient raison parce qu’on s’était trop dispersé. Au lieu de nous focaliser sur ce qui était le plus important, faire un jeu fun, on s’était éparpillé sur plein d’autres aspects totalement dispensables. C’est à partir de là qu’on a corrigé le tir pour aboutir au jeu final.

Une autre erreur qu’on a faite au départ c’est de se dire qu’on allait pouvoir aller plus vite que sur nos anciens jobs puisqu’on était une plus petite équipe, avec moins d’intermédiaires et sans boucle complexe de communication en interne. Mais en réalité, pas du tout ! Il y a quand même un travail permanent de coordination et de communication qui est indispensable. On avait aussi une exigence de qualité en termes de visuels, de physique du jeu, de fluidité qui ne sont pas forcément ce que tu vises pour un premier jeu d’une équipe de 13 personnes, mais on l’a fait ! Et j’en suis très fier.

Justement, vous êtes un studio indépendant, à une époque où les sorties de jeux s’enchaînent et se multiplient à un rythme effréné. Et faire un bon jeu c’est bien, mais si personne ne le sait c’est dommage. Pour vous faire connaître vous avez notamment réussi à présenter le trailer de votre jeu durant le Future Game Show en juin dernier. Comment ça s’est fait ?

Alors, oui, on a eu notre trailer au Future Game Show, mais en réalité on a raté le coche plusieurs fois auparavant. Notre souci c’est qu’on a eu très tard un jeu assez peaufiné en termes de finition pour être dévoilé. En parallèle, on avait tellement la tête sous l’eau rien que pour créer le jeu, qu’on n’avait pas de temps à consacrer à toute la partie marketing. À partir de janvier 2023, donc 8 mois avant la sortie du jeu, on a décidé de préparer notre campagne marketing pour le Non-E3. On a pris contact avec une agence spécialisée, Ico Partners, qui a rempli le rôle qui est normalement celui de l’éditeur pour la campagne marketing. C’est avec eux qu’on a pu commencer à mettre en place une stratégie adaptée, recevoir des conseils pour réaliser notre trailer. Ils se sont aussi occupés de rechercher des opportunités promotionnelles. Sans leur support je pense que c’était quasiment impossible, parce que c’est une question de contacts. Eux les ont, pas nous.

Pour ce qui est du Future Game Show, c’est en partie un choix financier. Parce que tu payes pour que ton trailer apparaisse dans ces conférences. Et le prix varie, parfois beaucoup. Ce n’est pas le même aux Game Awards, au PC Gaming Show ou au Future Game Show. Et on ne pouvait se permettre que ce dernier. Mais c’était vraiment bien avec un excellent suivi, et le show était très sympa avec beaucoup de caractère. Cerise sur le gâteau, vu que notre jeu est cool, on a pu payer un peu moins cher notre ticket d’entrée.

Mais le meilleur choix stratégique qu’on a pu faire c’est de tenir les délais pour avoir une démo jouable d’En Garde! au moment du Future Game Show.  Ce qui est un vrai plus, parce que les spectateurs enchaînent les trailers mais quand on leur dit « celui-là, il a une démo jouable dès maintenant », tu marques plus les esprits. Ce qui est drôle c’est que le « demo available now » à la fin du trailer, on l’a rajouté à l’arrache juste avant la date limite pour l’envoyer.

Après toutes ces péripéties, nous arrivons le 16 août dernier, jour de sortie du jeu sur Steam. Est-ce que tu peux nous raconter comment ça s’est passé chez Fireplace Games ?

Curieusement, le 16 août 2023 chez Fireplace Games a été une journée assez tranquille. Et c’est assez révélateur de notre évolution au fil de la production et de la genèse du jeu. Le jeu devait sortir à 18h. À 17h on était tous devant l’écran de Sylvain (Schmück) pour assister au moment solennel où il allait publier le jeu sur Steam. Parce que ce n’est pas quelque chose que tu peux programmer en avance. Tu dois le faire en direct. Sylvain a validé le lancement. Il y a eu un long temps de chargement et… c’était fait. Aucun gros problème, aucun gros bug, ni du côté de Steam (ce qui arrive), ni dans le jeu. Il y a eu un bug important qui permettait de sauter des niveaux du jeu en appuyant plusieurs fois sur «niveau suivant» (et les speedrunners s’en sont donné à coeur joie). Mais les joueurs lambda ne l’ont pas remarqué et on a vite réglé le problème. Pour être franc, on a même pu se payer le luxe d’aller fêter ça au resto le soir même.

Quand tu parlais du retour critique de Kowloon Nights disant que votre jeu n’était pas fun, tu estimais que c’était le pire moment que tu avais pu vivre durant le développement du jeu. Mais à l’inverse, quel a été le meilleur moment ?

Je ne vais pas du tout être innovant dans ma réponse, mais c’est une fois que le jeu est sorti, quand tu vois les premières critiques positives arriver, que tu vois des gens y jouer en stream et s’amuser dessus. C’est à la fois un énorme soulagement et un accomplissement. C’est quelque chose que tu imagines pendant les longs mois de développement, et finalement ça arrive, c’est réel. Des gens jouent à ton jeu, c’est déjà énorme, mais en plus ils ont l’air de s’amuser, ils ne sont pas indifférents. C’est fou parce que pendant toute la création tu vis des montagnes russes. Le lundi tu te dis que ton jeu est génial, le mardi que c’est le pire jeu du monde. Et tu ne sais plus quoi penser. Et là tout se précise. En bien, en ce qui nous concerne.

Un autre moment qui m’a marqué positivement est survenu en dehors de la création du jeu. Je discutais avec une jeune femme rencontrée à mon cours d’escrime artistique, et de fil en aiguille elle apprend que j’ai travaillé sur le jeu En Garde!, la version de 2018. À mon grand étonnement, elle connaissait le jeu. Puis elle ajoute que c’est un jeu qui a beaucoup compté pour elle et qui l’a aidé pendant une période où ça n’allait pas. Et c’est bête, mais de savoir que tu as créé quelque chose qui a touché émotionnellement des personnes que tu ne connais pas, au delà de tes propres attentes, c’est un sentiment incroyable. Tu n’imagines pas forcément l’impact que ton jeu, même étudiant, peut avoir sur certaines personnes. Et de l’apprendre comme ça, par un énorme hasard, c’est d’autant plus gratifiant et fort comme émotion.

Parmi les nombreuses qualités du jeu, il y en a une qui m’a particulièrement marqué c’est son humour. Et ce n’est pas quelque chose de si fréquent dans le jeu vidéo, ou alors je trouve ça souvent mal amené, rythmé ou dosé. Comment tu expliques la réussite du jeu sur cet axe là ?

Je ne sais pas. C’est difficile à dire. L’humour, pour ma part, c’est quelque chose d’empirique que tu ne peux pas mesurer, rationaliser, et encore moins évaluer subjectivement. Je pense que ça passe par des petites choses. Quand on a fait des tests d’enregistrements vocaux, pour le doublage d’Adalia (l’héroïne du jeu) on s’est dit que si elle était trop cassante avec ses adversaires ça marchait moins bien. Mais je pense que ce qui a le plus joué en notre faveur c’est ce qu’on a voulu mettre dans le jeu, et nos inspirations, non pas en termes de gameplay mais dans l’univers narratif, visuel et situationnel. On est très friand de comédie dans l’équipe et c’est dans nos références qu’on a naturellement trouvé notre équilibre. Il y a l’humour de Goscinny dans Astérix, avec entre autres le bon dosage d’anachronismes pour créer un décalage humoristique avec un ton léger. Je pourrais citer aussi des films d’animation Disney ou Dreamworks (La route d’Eldorado, Aladdin…) pour le côté cartoon et rocambolesque et le sens de la punch-line. Parce que le rythme d’une blague est extrêmement important.

C’est le résultat d’un travail global. Que ce soit dans l’écriture d’une manière générale, avec le travail de Julien (Fenoglio) ou de moi-même, mais aussi les retours du reste de l’équipe, les environment artist qui ont glissé plein de blagues discrètes mais facilement trouvables.

En jouant au jeu, je me suis fait la remarque qu’il se prêtait parfaitement à un défi de speedrun. Je n’ai donc pas été étonné de voir qu’il y avait déjà des records revendiqués. Au jour de cette interview, le record est de 21 minutes en facile Any%, détenu par un streamer français, Ghostdeath. Est-ce que vous aviez anticipé cette approche-là du jeu ?

Pas vraiment. Mais c’est un très bon indicateur de réussite sur la programmation et la technique du jeu. Donc merci à Sylvain (Schmück) et toutes les personnes qui ont travaillé sur ces axes-là. Ils ont créé un système vraiment robuste pour que les personnages puissent enchaîner et interrompre leurs actions de manière fluide, ce qui donne cette souplesse au gameplay que les speedrunners semblent apprécier.

Je pense que les speedrunners apprécient aussi la structure du jeu très “à l’ancienne” qui peut faire penser à un Prince of Persia sur PS2 par exemple. C’est une structure qu’on a mis en place plus par souci d’efficacité et de simplicité qu’autre chose, mais qui au final colle très bien au jeu car ça va de pair avec son aspect nostalgique. D’ailleurs, des joueurs nous ont littéralement dit que notre jeu leur faisait penser à un jeu PS2, mais dans le bon sens du terme ! 

Analysez bien une salle avant de foncer tête baissée vers l’action.

En Garde! ne possède pas de système de score pour évaluer le joueur comme cela existe dans d’autres jeux au système un peu similaire (Devil May Cry pour n’en citer qu’un). Est-ce que c’était une volonté de l’équipe ?

Alors, tu vas rire, mais il y a dans les fichiers du jeu, un système de score entièrement fonctionnel et opérationnel. Il y a même une interface qui est prête pour afficher différents rangs de notation (S, A, B…). Mais on l’a débranché. Tout simplement parce qu’il fallait faire des choix et que l’origine de ce système remonte à l’époque que j’évoquais tout à l’heure, où on avait tendance à trop s’éparpiller. À un moment on s’est focalisé sur la notion de spectacle durant les combats, avec le plus de variations, et de fluidité sur lequel se basait ce système de score. On essayait de pallier au manque de fun du système en demandant aux joueurs de faire du scoring. Sauf que dans les faits c’est un aspect qui n’intéresse pas la plupart des joueurs, donc ça ne réglait pas nos problèmes de fond. Comme cette idée est un des points où on a voulu aller trop loin, elle n’a pas survécu aux coupures et aux décisions en cours de production. 

Mais ça signifie que vous pourriez l’activer dans un patch à venir ?

Oh non ! Justement parce que ça se base sur un système trop complexe dans l’évaluation qui dilue l’attention du joueur là où on souhaite qu’il se concentre sur le simple fait de battre ses ennemis. Après le spectacle et la chorégraphie qui en résulte, c’est quelque chose de plus naturel mais pas ce que l’on veut pousser à rechercher en priorité.

Je vais me répéter mais parmi les autres qualités du jeu il y a la bande son composée par Jean Claude Charlier (qui est accessible sur Steam). Est-ce que tu peux nous dire comment s’est passée la prise de contact et la communication pour en arriver à un résultat qui correspondait à vos attentes ?

Ça tombe très bien que tu me poses la question parce que c’est moi qui m’en suis occupé.

Jean Claude Charlier est le compositeur attitré du studio de prestation Audio Workshop qui est à Montpellier comme nous. C’est pour ça qu’on s’est dirigé vers eux. Pas uniquement pour la musique mais aussi pour les voix et le sound design. Jean Claude vient à la base de la musique à l’image (film, publicité…). En Garde! est son premier travail solo pour un jeu vidéo. Et le résultat est exceptionnel !

Après lui avoir donné le pitch du jeu avec comme idée générale « c’est comme le masque de Zorro», il nous a donné des démos qui étaient incroyables, orchestrales. Il nous a proposé de faire appel à des connaissances expertes en guitare flamenco. On n’aurait pas pu rêver mieux. Mais on n’a pas pu s’empêcher de lui dire «Wow, c’est épique ! Mais En Garde! c’est pas juste épique, c’est aussi drôle. Du coup, est-ce que tu peux nous refaire la même chose mais en drôle ?». Tu t’entends dire ça, et tu te dis que ça n’a aucun sens. Même toi tu ne visualises pas ce que ça signifie. Mais pour lui aucun problème. Et il est revenu après avec de nouvelles démos qui correspondaient parfaitement à ce qu’on espérait sans réussir à vraiment l’imaginer.

Pour aller dans les détails, il a travaillé en étroite collaboration avec Simon Gigant, notre coordinateur audio, qui a géré l’implémentation et qui a réussi à lui transmettre  parfaitement nos intentions en termes de rythme et d’ambiance, pour chaque niveau. Ils ont fait un travail incroyable.

Toujours côté audio, il y a aussi les voix des personnages qui participent à l’ambiance et à l’humour du jeu. Notamment celle d’Adalia des Volador, l’héroïne, qui est interprétée par Clara Cantos.

Oui. C’est également Audio Workshop qui s’est occupé de caster Clara pour le rôle. De l’importance d’avoir un bon réseau pour vraiment se simplifier autant que possible la tâche pour les prises de contacts. Sans eux, jamais on n’aurait rencontré Clara, qui par miracle est espagnole et trilingue puisqu’elle parle aussi anglais et français. Et c’était exactement ce qu’on recherchait. Chose amusante, les comédiens derrière les voix ne viennent pas du milieu du jeu vidéo, mais plutôt du théâtre. C’était parfait parce que le ton voulu pour notre jeu et ses personnages sont vraiment proches du jeu d’acteur qu’on pourrait retrouver au théâtre. Pour en revenir à Clara, c’est fou comme elle a trouvé tout de suite le ton qui collait le mieux. Elle faisait une prise, on se disait que c’était bien, mais directement sur la deuxième prise elle arrivait à saisir juste ce qui manquait pour que ce soit parfait. Alors qu’encore une fois, toi, tu n’es même pas capable d’expliquer parfaitement ce que tu cherches.

Votre périple ne vous fera pas croiser que des ennemis, mais aussi des alliés. Et plus si affinités.

Tu as pu te prêter au jeu toi aussi, puisque tu apparais dans les crédits vocaux en tant que «Secret Conspirator».

*rires* J’aurai bien aimé avoir un plus grand rôle mais je suis déjà très content. En plus c’est dans un dialogue secret où je joue avec Julien Fenoglio (auteur pour le jeu). Et on parle de théorie du complot, de conspirations, qui sont totalement basés sur des idées de vieilles versions du jeu qu’on a finalement retirées. C’est totalement méta parce que ce sont deux conspirateurs interprétés par Julien et moi qui parlent d’idées de développement qui ont été annulées.  

Maintenant que le jeu est sorti, il y a un peu plus d’un mois, est-ce que vous êtes dans une phase de suivi avec peut-être des idées d’ajouts ou de mise à jour ou vous êtes tournés vers de futurs projets ?

Ohlala ! Alors là on va souffler un peu, se reposer. S’il y a des bugs, on va se pencher dessus et pour le reste on verra plus tard.

Maintenant que tu as l’expérience de création d’un studio et d’un jeu, quels conseils tu voudrais donner aux étudiants, futurs développeurs ? 

Savoir s’entourer c’est le plus important. Trouver des personnes qui sont compétentes dans leur domaine, qui souvent n’est pas le vôtre. Je rajouterai que s’il est normal d’avoir des idées à foison au début d’un projet, c’est important de vite faire des choix pour ne pas trop s’éparpiller et se concentrer sur ce qu’on estime être les axes les plus importants. Surtout quand a on a des moyens limités sur le plan humain et financier. Réussir à atteindre ses objectifs sur les axes qui nous tiennent à cœur est le plus important. Le reste c’est du bonus. Pareil pour le planning. Il faut être très carré dès le départ sinon tu cours derrière le temps et c’est la dernière chose que tu as envie de devoir gérer en plus. Et dans le même ordre d’idée, si tu es développeur de jeu vidéo et que tu veux créer ton studio de jeu vidéo, ne croit pas que tu vas naturellement et facilement devenir entrepreneur, gestionnaire, ou directeur. C’est un autre métier. Donc si possible, je recommande de trouver quelqu’un qui a été formé pour ça. Non pas qu’il soit impossible d’apprendre, mais dans ce cas ça devient ton nouveau job à temps plein. Or ce n’est pas celui qui t’a amené vers ce domaine au départ.

Merci beaucoup pour ces conseils. Mais surtout pour le temps que tu m’as consacré.

Merci à toi !

Pour terminer en beauté, je finirais par une citation d’Edmond Rostand qui résume bien l’état d’esprit du jeu et de son développement : Plaisanter en face du danger, c’est la suprême politesse, un délicat refus de se prendre au tragique ; le panache est alors la pudeur de l’héroïsme, comme un sourire par lequel on s’excuse d’être sublime.

En Garde! est accessible sur Steam

Entretien réalisé par Valentin C.