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La France aux frontières de l’humanité

Le 23 septembre 1846, l’astronome allemand Johann Galle reçoit une lettre d’un collègue français, Urbain Le Verrier, lui indiquant la forte probabilité de l’existence d’une nouvelle planète dans le système solaire. En pointant précisément la région indiquée par l’astronome français, Galle finit par découvrir ce nouveau corps céleste (qui faillit prendre le nom de Le Verrier) mais qui fût finalement appelé Neptune.

Des premiers observateurs du ciel jusqu’à la conquête spatiale débutée depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’inconnu extra-atmosphérique a toujours été source de fascination pour les communautés humaines. Les anciens y cherchaient un sens à l’organisation du monde ou à leur propre vie. La fascination et même la peur provoquées par les « espaces infinis » de Pascal sont restées mais notre époque en a fait la nouvelle frontière de l’Humanité. Et toute frontière suscite son lot de tensions et d’intérêts, au sein desquelles la France prend toute sa place.

Entre les colosses

La fin des combats en Europe qui suit la chute du IIIe Reich est l’occasion pour les deux puissances mondiales, les Etats-Unis et l’Union Soviétique, de s’élancer vers l’espace. Entre les deux agences spatiales au budget quasi-illimité (la NASA américaine créée en 1958 et le Ministère aux constructions mécaniques soviétique en 1965), les pays européens font peu de poids. La France se remet à peine des combats et si celle-ci avait commencé certaines recherches en fuséologie durant les années 1920-1930, elles furent totalement interrompues par le conflit. Après la guerre, la priorité n’est pas encore à la conquête de l’espace mais à la reconstruction. On voit toutefois se développer certaines recherches sur les méthodes de propulsion de fusées avec l’aide de chercheurs allemands, forts de leur expérience sur les missiles balistiques V2 conçus durant la guerre.


La fusée Diamant, le premier lanceur en Europe. Le dernier modèle, la Diamant BP4, pouvait emporter une charge de 112 kg.

Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle que le programme spatial français prend réellement son envol, en 1961. Toutefois, cette impulsion scientifique voulue par l’homme du 18 juin ne répond pas à un idéal innocent de découvertes grandioses et d’avancée de l’humanité. Ce qui intéresse le gouvernement français, c’est de faire de l’Hexagone une puissance nucléaire et la projection de missiles nucléaires intercontinentaux nécessite de lancer des recherches sur la propulsion des fusées. De 1961 à 1965, pas moins de six fusées sont conçues, portant le nom délicat de pierres précieuses (Agate, Diamant ou Rubis) mais dont l’objectif est bien moins élégant. La fusée Diamant, terminée en 1965, deviendra le premier lanceur européen, faisant de la France la troisième puissance spatiale.

Le début des projets européens

Si le programme spatial français lancé par De Gaulle resta longtemps simplement une justification au développement de technologies d’armement, la construction européenne permit de donner un sens plus élevé à l’idée de l’exploration spatiale. Au milieu des années 1970 est créé ce qui reste encore aujourd’hui un des grands symboles de la coopération européenne : l’Agence Spatiale Européenne (ou ESA, pour European Space Agency). Si la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni en ont toujours été les principaux contributeurs du fait de leur plus grande puissance économique, tous les pays de l’Union y ont cependant prêté la main.

Le grand projet et le grand succès de l’ESA fût et reste encore le projet Ariane. Conçu comme un lanceur lourd (c’est-à-dire une fusée capable d’emporter deux satellites à la fois vers l’espace), la fusée Ariane est en réalité une idée française. Le Centre National des Etudes Spatiales (CNES) créé en 1961 par De Gaulle obtient la maîtrise d’œuvre des lanceurs Ariane tandis que les allemands se spécialisent plus précisément dans les différentes technologies de recherche. En 1979, la première Ariane est prête et son succès est retentissant. Ariane IV puis Ariane V deviennent peu à peu parmi les lanceurs les plus utilisés par les différentes nations spatiales telles que la Russie ou l’Inde. La France et le CNES restent les premiers contributeurs de l’ESA et possèdent l’un des spatioports les plus actifs de la planète situé à Kourou, en Guyane.

Le New Space contre les Etats : quelle philosophie de la conquête spatiale ?

D’Isaac Asimov à la saga Star Wars, l’imaginaire collectif est désormais peuplé d’une vision de l’espace démocratisé, parcouru par des millions d’individus chaque jour. Un monde spatial totalement intégré aux dynamiques économiques humaines. Cet environnement spatial mondialisé est devenu l’ambition et la philosophie du mouvement New Space, né aux Etats-Unis au début des années 2000 et désormais porté par des entreprises à la pointe de la technologie spatiale. Et les visages de ces entreprises sont connus de tous : Elon Musk pour SpaceX ou encore Jeff Bezos, PDG de l’entreprise BlueOrigin. Par de grands coups médiatiques mais aussi par des percées technologiques prodigieuses, le New Space se veut l’acteur d’un espace démocratisé et accessible à tous.

Ces méga-entreprises privées ont un avantage sur les agences spatiales étatiques comme l’ESA : leur capacité à prendre des décisions rapidement et à mettre en œuvre leurs projets sans consultation ni débat. Peu à peu, elles ont donc conquis le marché spatial. Aujourd’hui, les Etats-Unis n’utilisent plus guère pour leurs lancements que les engins de SpaceX qui ont aujourd’hui atteint une fiabilité équivalente aux modèles plus vieux comme la fusée Ariane. Ainsi, si l’UE et la France sont restées durant plusieurs décennies les leaders en termes de lanceurs, elles sont désormais menacées par ces véritables puissances financières et technologiques émergentes.

Starship, le dernier projet de SpaceX, conçu à la fois pour entreprendre des voyages de longue durée vers Mars mais aussi pour des voyages intercontinentaux permettant, selon Elon Musk, de « rallier tous les points du globe en une heure. »

Malgré les belles paroles de ces nouveaux acteurs, le New Space répond en fait à une logique profondément antisociale et anti-écologique. Les vols touristiques spatiaux ne sont habités que par les plus grandes fortunes de la planète. L’un des grands projets de SpaceX, la couverture 5G de la totalité du globe par 12.000 satellites en orbite basse, est là aussi une preuve du manque de considération du New Space pour les questions de pollution de l’orbite terrestre ou encore de pollution lumineuse du ciel.

Quant au patron de BlueOrigin, Jeff Bezos, il est aussi mondialement connu pour être l’homme à l’origine de la société Amazon, grande habituée de dumping fiscal, de maltraitance de ses employés et de pratiques antisyndicales. La question de se demander si la conquête spatiale par le New Space sera une conquête éthique est donc rapidement résolue.

Politiser l’exploration spatiale

Face à cette immixtion du privé dans les questions spatiales et des différentes problématiques qu’elle entraîne, l’on serait tenté de rejeter en bloc tout investissement dans les technologies permettant les projets spatiaux, au profit de questions vues comme plus pressantes parce que plus terrestres. Cette vision, si elle est louable, prive en réalité l’Humanité à la fois d’un idéal mais aussi de la possibilité de se construire un avenir ou même d’améliorer son présent.

Chaque français finance par ses impôts près de 41 euros par an au budget de l’ESA et du CNES. C’est la plus forte contribution mondiale en matière d’exploration spatiale. Parce que les programmes spatiaux sont nationaux et financés par les citoyens, dirigés par des scientifiques, ils sont un espace infiniment plus démocratique que les entreprises privées de la conquête spatiale. Les technologies spatiales permettent le développement, par exemple, de systèmes satellitaires mesurant précisément les évolutions du climat sur notre planète et parfois même la manière de répondre à ces bouleversements écologiques en cours. Certains de ces mondes inconnus nous entourant contiennent peut-être aussi des réponses aux grands défis de notre temps.

L’exploration spatiale ne sera jamais par nature un frein au bien-être des populations. Elle est, comme toute chose, un sujet politique, dépendant d’intérêts divers. L’individuel face au collectif, l’espace pour les riches face à l’espace pour tous. Elle pourrait même représenter un espoir, non pas seulement parce qu’elle pourrait devenir la salvation des générations futures qui subiront les décisions de leurs aînés, mais aussi parce que dans ces immensités pleines de vie pourraient se trouver des solutions aux grandes questions de l’Humanité.