La destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan : 20 ans après l’un des plus grands crimes archéologiques
2001, ce sont les attentats des Twin Tower au World Trade Center, mais ce sont aussi les destructions des Bouddhas géants du site de Bamiyan par les Talibans, le 11 mars. 20 ans après les faits, la situation semble étrangement actuelle et les mêmes problématiques refont surface. À l’heure où les Talibans contrôlent une majorité du territoire afghan et Kaboul, la capitale du pays, les populations et le patrimoine ont un sort plus que jamais incertain.
Jusqu’au 18 octobre 2021, le musée Guimet présente son exposition « Des images et des Hommes« , un hommage à ces destructions et aux populations locales, à travers le travail de Pascal Convert et les vestiges relevés par les archéologues Joseph et Ria Hackin, disparus il y à 80 ans.
Vie et mort des bouddhas
Le site de Bamiyan se situe dans une vallée afghane, à 2500 mètres de hauteur. Les deux bouddhas monumentaux de 38 m et 55 m de haut témoignent de la prospérité de ce haut lieu de culte bouddhique, situé sur la route de la soie. Sculptés à même la falaise dans d’immenses cavités, les bouddhas sont entourés de centaines de grottes aménagées de la main de l’homme et ornées de fresques. Le mélange d’influences indiennes, iraniennes, hellénistiques et centre-asiatiques dans l’iconographie de ces peintures témoigne de l’importance de ce site et du carrefour culturel qu’il représentait lors de son âge d’or à partir du 6 ème siècle.
Le site de Bamiyan faisait alors partie de la Bactriane, région d’Asie centrale qui regroupe une partie des actuels états d’Afghanistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan. Située sur la route de la soie, elle constitua un lieu d’échanges unique entre les mondes grec, romain, indien et chinois.
Par sa proximité avec l’Inde, le bouddhisme était largement présent en Afghanistan durant les premiers siècles de notre ère, avant que la région ne s’islamise à partir du IX eme siècle, puis définitivement au X eme siècle sous la dynastie turque des Gahznévides. Construits entre le VIe et le VIIe siècle de notre ère, ces bouddhas monumentaux sont un témoignage grandiose de l’histoire bouddhique de cette région.
Le 26 février 2001, alors que la zone est sous contrôle taliban, leur chef le Mollah Omar promulgue une fatwa, un décret dans lequel il est ordonné à trois reprises la destruction de toutes les statues non islamiques d’Afghanistan, afin de « lutter contre les idoles ». Suite à ce décret, les talibans ordonnent la destruction des deux statues géantes et l’exécution de 10 000 Hazaras. Par ces crimes, le régime dominant aspire à effacer la mémoire millénaire de cette civilisation. Le 11 mars 2001, ils anéantissent les colosses à coup d’explosifs et de tirs d’artillerie. La scène, filmée volontairement puis diffusée par les médias internationaux, indigne le monde entier. La notion de « crime contre la culture », énoncée par M. Koïchiro Matsuura, alors secrétaire général de l’UNESCO, fut retenue dans la Déclaration adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO, le 17 octobre 2003.
20 ans après les faits, l’exposition qui prend place au Musée National des Arts Asiatiques-Guimet retrace l’histoire de Bamiyan à travers les figures de Joseph et Marie Hackin, premiers fouilleurs du site en 1924, jusqu’à aujourd’hui à travers le travail du plasticien Pascal Convert. L’exposition est notamment un hommage aux populations afghanes de Bamiyan, les Hazaras qui, malgré les destructions et les persécutions subies, vivent encore au pied de la falaise.
Les populations Hazaras, témoins et martyrs de l’histoire de Bamiyan
Au-delà de leur valeur culturelle, les bouddhas de la vallée de Bamiyan incarnaient un certain symbole, une présence familière pour les populations locales qui remémorait leur passé pré-islamique.
Au coeur de l’exposition se trouve la question des populations de cette région. Les enfants de Bamiyan, un reportage vidéo réalisé par Pascal Convert est un témoignage de ces habitants qui continuent de vivre au pied de la falaise. Ce sont des Hazaras donc des chiites dans un pays sunnite, une minorité historiquement marginalisée vivant sur les grands plateaux afghans. Comme il y a plus de 1000 ans, certains vivent encore à l’intérieur des grottes creusées dans la colline.
Ces Hazaras étaient malgré tout fortement attachés aux bouddhas, qui faisaient partie depuis des siècles de leur paysage quotidien.
Vingt ans après, la disparition volontaire de ces deux bouddhas semble étrangement entrer en résonance avec la situation actuelle. Issus d’une minorité chiite longtemps persécutée par les dirigeants afghans, les Hazaras ont été particulièrement opprimés par la politique des menées par les talibans dans les années 1990. Suite à la prise de Kaboul par les Talibans le 15 août dernier, la ville de Bamiyan a fait l’objet d’une nouvelle destruction le 18 août. La statue d’Abdul Ali Mazari, homme politique Hazara et leader de la résistance anti-Taliban tué dans les années 90, a été détruite, sans pour autant que les talibans ne revendiquent cette destruction. S’ils ont pourtant fait la promesse d’agir plus modérément, les Hazara craignent de subir une nouvelle fois la politique mise en place par les talibans dans les années 1990. L’espoir d’inclusion qui naît au coeur de ces populations depuis la chute des talibans semble s’effondrer.
La destruction du patrimoine comme arme de diffusion idéologique
Pourquoi ces destructions ?
Suite à la pulvérisation des bouddhas, aucune déclarations précise de la part des Talibans n’a pu permettre de connaître avec certitude leurs desseins. Plusieurs hypothèses sont cependant aisément envisageables, en lien direct avec des enjeux ethniques, politiques ou religieux en Afghanistan. Dans son bulletin Pourquoi les bouddhas de Bâmiyân ont-ils été détruits ? Jean-François Schnoering identifie différentes motivations qui ont pu pousser les talibans à en venir à cet acte iconoclaste.
- Une vengeance ethnique contre les Hazaras
Les Hazaras chiites sont perçus par les talibans pachtouns comme des monâfeqin, c’est-à-dire des traîtres, des hypocrites. Selon Pierre Centlivres, la haine séculaire qu’ils nourrissent envers eux aurait poussé les Talibans à détruire le « gigantesque décor de ce qu’avait été la capitale des Hazaras », monuments directement liés à l’identité de leur ethnie. En effet le Parti de l’unité islamique d’Afghanistan, parti chiite fondé à Bamiyan, affirme que leurs ancêtres furent les bâtisseurs des grands bouddhas. Leur destruction serait alors un moyen pour les talibans de renier l’ancienneté de ce peuple et par la même leur légitimité à vivre librement sur le territoire sous leur contrôle.
- Des enjeux politiques et des conflits internes au mouvement taliban
Si en juillet 1999 le Mollah Omar promet dans les « Décrets afférents à la protection du patrimoine culturel et à la conservation des vestiges historiques en Afghanistan » que le site de Bamiyan sera protégé, ce n’est pas tant pour leur valeur patrimoniale que pour obtenir l’adhésion des grandes puissances étrangères. En effet, après avoir violé à de nombreuses reprises les règles du droit international, le régime taliban ne pouvait espérer une reconnaissance mondiale. En agissant pour la protection du patrimoine culturel afghan, ils projetaient ainsi d’obtenir une reconnaissance de la part des organisations internationales comme l’ONU ou l’UNESCO.
Si cette décision semblait être un soulagement quant à l’avenir incertain du patrimoine afghan, elle fit rapidement face aux personnalités les plus rigides du régime taliban, prônant une interprétation stricte de la charia. Le mollah Omar ayant délégué une partie de ses pouvoirs aux shura (assemblées composées de personnalités ayant le pouvoir de dire la charia), on observe rapidement un glissement du poids de l’autorité politique à l’autorité religieuse. Dès lors, les dirigeants talibans les plus modérés n’avaient plus de pouvoir par rapport aux plus radicaux. En détruisant les bouddhas de Bamiyan, cette lutte interne se soldait par une victoire des plus « durs » sur les plus « modérés », affirmant ainsi la victoire d’une interprétation littérale de la charia.
« L’acte iconoclaste n’avait été conçu, ici, que comme un simple moyen permettant la victoire d’une tendance politique au sein du mouvement tâleb. »
Jean-François Schnoering
- Des enjeux religieux
Au sein du mouvement taliban, les enjeux politiques sont intimement liés aux motifs idéologiques et religieux. Pour le Mollah Omar et selon une lecture stricte de la charia, toute idolâtrie éloigne les hommes et les femmes de la voie de Dieu : il est par conséquent nécessaire de détruire tout objet qui imposerait une barrière entre l’humain et le sacré. Pourtant l’iconoclasme n’est pas de règle dans l’islam et nous pourrions, comme le propose Schnoering et les médias internationaux de l’époque, reprocher au Mollah Omar sa confusion entre idole (illégitime pour le monothéisme) et icône, support de l’ouverture de l’esprit vers l’invisible. Si les plus grands théologiens du monde musulmans sont venus expressément opposer leur point de vue au Mollah, rien ne le détourna du message divin qu’il dit avoir vu en songe : celui de détruire les bouddhas de Bamiyan dans les plus brefs délais. Ce patrimoine pré-islamique prenait alors une valeur laïque incompatible selon lui avec les prescriptions de l’islam.
Le vandalisme envers les images religieuses n’est pas nouveau, en particulier dans le monde islamique qui s’est largement étendu au cours de son histoire, se heurtant alors à des civilisations et des cultures différentes. Les talibans ne sont pas les premiers à s’attaquer au site historique de Bamiyan, mais ce sont les premiers à le faire avec une telle ampleur. Sophie Makariou, présidente du musée Guimet, distingue ainsi le « saccage ordinaire » des opérations plus ciblées comme celle opérée en 2001.
Une nouvelle forme d’iconoclasme
Cette destruction reste aujourd’hui considérée comme l’un des pires crimes archéologiques de l’histoire. Cette dépravation titanesque menée dans l’idée d’imposer à grande échelle une vision politique et religieuse stricte, avait conduit l’idéologie radicale des talibans sur le devant de la scène internationale, six mois avant les attentats du 11 septembre.
Si l’affaire a autant retenti, c’est parce que des images de cette opération ont été produites dans la volonté d’exposer à la vue de tous l’acte de destruction, en plus du résultat. Un paradoxe naît de cette nouvelle forme d’iconoclasme : détruire les images pour en fabriquer de nouvelles. Le 19 mars des images filmées de la destruction sont diffusées par la chaîne de télévision al-Jazira. Le vandalisme opéré à l’encontre des oeuvres du musée de Kaboul fut constaté par des journalistes qui furent transportés quatre jours plus tard à Bamiyan afin de constater et capturer les images de l’anéantissement des deux statues. Produire des images filmées et accessibles à tous permet de diffuser et affirmer leurs positions. Cette démarche peut être comparée à celle des martyrs qui, tuant et mourant en public, affirment la justesse de leur idéologie tout en dénonçant l’infamie de ceux qui se dressent contre.
Le retour des talibans : quelles inquiétudes pour le patrimoine afghan ?
Comme un symbole, le Centre culturel de Bamiyan devait être inauguré dans la région, vingt ans après la disparition des bouddhas. Le centre qui devait être achevé fin août puis inauguré début octobre voit son avenir incertain, dans l’attente d’une décision de la part des talibans.
Les talibans semblent promettre une modération dans leur politique, et nous pouvons l’espérer à la fois pour les populations afghanes et pour le patrimoine. Pourtant Ernesto Ottone, sous-directeur général pour la culture à l’UNESCO, reste préoccupé par la situation :
On juge sur l’histoire et, il y a vingt ans, il y a eu des résultats terribles.
Ernesto Ottone
La vallée de Bamiyan, qui comprend un foisonnant patrimoine archéologique contenant plusieurs ensembles monastiques et sanctuaires bouddhistes, ainsi que des édifices fortifiés de la période islamique, est particulièrement en proie aux destructions politiques et idéologiques. Mustafa, ancien employé de l’Unesco à Bamiyan, confie ses craintes : « Les Taliban ne croient pas aux conventions internationales, notamment parce qu’elles ont été signées par le gouvernement précédent ». Suite aux récents évènements, la Directrice générale de l’UNESCO Audrey Azoulay, « appelle à préserver le patrimoine culturel de l’Afghanistan dans sa diversité, dans le plein respect du droit international, et à prendre toutes les précautions nécessaires pour protéger le patrimoine culturel de tout dommage et des pillages ». La richesse du patrimoine afghan est d’une valeur historique et identitaire inestimable, « il est crucial pour l’avenir de l’Afghanistan de sauvegarder et de préserver ces sites » conclut le rapport de l’UNESCO du 19 août 2021.
L’inquiétude se dirige notamment sur le musée de Kaboul, ville sous possession talibane depuis le 15 août 2021. Le musée national avait déjà été vandalisé et chambardé sous le régime taliban à la fin des années 90. Son directeur dit avoir eu la promesse des talibans qu’ils épargneraient le musée, mais cette affirmation le préoccupe.
Dans un contexte où l’avenir du patrimoine afghan et des populations est aujourd’hui incertain, la phrase par laquelle le musée Guimet conclu son exposition résonne particulièrement :
*****
Pour visiter l’exposition en virtuel cliquez ici.
Sources :
https://whc.unesco.org/fr/list/208/
https://whc.unesco.org/fr/actualites/2253
Pierre Centlivres, «Vie, mort et survie des Bouddhas de Bamiyan (Afghanistan)», Livraisons de l’histoire de l’architecture, 2009