Les inégalités de santé, réactivées par la crise sanitaire, connaissent actuellement un éclairage médiatique important: il y a deux mois à peine, Cash Investigation diffusait son émission intitulée « Liberté, santé, inégalités » ; et le mois dernier, le visuel de Libération « 25% des plus pauvres déjà morts à l’âge de la retraite » était repartagé massivement sur les réseaux sociaux. L’État est supposé être garant de la bonne santé de ses citoyens ; à travers sa mission de santé publique, inscrite dans la loi en 1902, et dont on trouve les prémisses dans les interventions des pouvoirs publics au cours des épidémies de peste de 1347 et de choléra de 1832. Mais les populations font face à des difficultés d’ordre spatial, économique, psycho-social et culturel, ou encore organisationnel pour accéder aux soins adéquats et adopter des comportements sains. Pour le médecin et anthropologue Didier Fassin, « [les inégalités de santé] correspondent à l’inscription dans le corps des inégalités produites par la société. Elles sont l’aboutissement des processus par lesquels le social passe sous la peau ». La santé est ainsi, très largement, un objet socialement et historiquement construit. Outre l’accès aux soins, la santé est déterminée par des facteurs exogènes au système de santé : elle contient également des variables biologiques, comportementales et environnementales qui peuvent être des facteurs protecteurs ou des facteurs de risque d’un point de vue épidémiologique. Ainsi, les inégalités de santé résultent d’une distribution injuste de ces déterminants.
Gradient social de santé contrevenant aux obligations de l’Etat envers ses citoyens
Le onzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 dispose que la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ». Au-delà du droit à la santé, le cadre juridique actuel suppose un accès aux soins en théorie égal, garanti notamment par le volet d’amélioration de l’accès aux soins de qualité de la loi HPST du 21 juillet 2009. Pourquoi alors le gradient social de santé – l’association entre la position dans la hiérarchie sociale et l’état de santé – est-il si frappant en France ?
Si l’on s’intéresse par exemple aux alentours de Paris, on a deux fois plus de risques de mourir avant 65 ans à Bobigny que dans le quartier du Luxembourg. Le géographe Emmanuel Vigneron, reconnu pour ses travaux sur les inégalités de santé, a réalisé une carte sur La ville, la vie, la mort dans Paris et ses banlieues au long du RER B. Grâce à l’indice comparatif de mortalité, elle fait ressortir un potentiel doublement de l’espérance de vie sur la distance de 70km parcourue par la ligne B. Et le différentiel n’est pas seulement observable en quantité d’années à vivre mais également en qualité : les enfants d’ouvriers, de même que les enfants scolarisés en « Zone d’Education Prioritaire », ont un état buccodentaire plus mauvais ou sont plus souvent en surcharge pondérale que les autres enfants : 4,5 % d’obèses pour les enfants d’ouvriers contre 1,2 % pour ceux de cadres en grande section de maternelle ; et 5,8 % contre 0,8 % en CM2. Pour ce qui est de la santé mentale, le risque de dépression est multiplié par 2,4 parmi les plus précaires. Ces chiffrent vont dans le sens de la « double peine », qui théorise une vie non seulement moins longue mais également plus douloureuse et accompagnée d’incapacités majeures pour les publics les plus précaires.
Conditions de travail, précarité et renoncement aux soins pour raisons financières
L’environnement est également un facteur déterminant de la santé, avec la qualité de l’air, de l’eau, les conditions de logement… Mais les conditions de travail représentent la principale composante environnementale ayant un impact sur l’état de santé des citoyens. Or, les maladies professionnelles, reconnues depuis la loi du 25 octobre 1919 ouvrant droit à une indemnisation, restent le fait d’une sous-reconnaissance massive.
Cancers, troubles musculo-squelettiques ou souffrances psychiques peuvent tous trouver leur cause dans des conditions de travail pénibles et dangereuses. L’amiante est un dossier symbolique et tristement connu en France, responsable chaque année de 3 à 4 000 maladies reconnues comme étant liées au travail, principalement des cancers de la plèvre et des poumons. Ce matériau, longtemps utilisé pour ses propriétés de résistance à la chaleur et à la tension, a été interdit en France en 1997, mais reste la première cause de décès liés au travail, hors accidents du travail. Certains perdent donc, littéralement, leur vie à la gagner.
Les personnes exposées aux conditions de travail les plus dangereuses sont souvent les plus précarisées : le BTP, regroupant souvent les couches les plus basses de la société, est l’un des secteurs dans lequel les travailleurs sont le plus exposés aux poussières toxiques de l’amiante. Ainsi, la pauvreté engendre la mauvaise santé et la seconde entretient la première. Ce phénomène peut être illustré par les profils de certains des patients les plus démunis rencontrés par l’association Oncologie 93, qui offre un accompagnement psychologique aux personnes atteintes du cancer. Certains ne peuvent pas se permettre de se reposer pour aborder sereinement leur chimiothérapie, en témoigne le cas d’une des patientes dont l’histoire est relatée dans un documentaire sur la santé en France datant de décembre 2021, menacée par une coupure d’électricité du fait de la perte de ses revenus engendrée par son incapacité à travailler.
Les situations de stress causées par la précarité n’offrent pas les conditions optimales à la réussite des traitements. Dans des situations encore plus extrêmes, certains malades se voient contraints de renoncer à des soins pour des raisons financières : la France dispose d’un système d’avancement des frais et de remboursement très généreux, mais demeurent les problèmes des dépassements d’honoraires qui découragent souvent les consultations auprès de spécialistes, du ticket modérateur (part des frais de santé qui reste à la charge du patient) et autres.
Comportements à risque indexés sur l’appartenance sociale, et déficit de prévention
Les quatre grandes pathologiques chroniques actuelles que sont les maladies cardio-vasculaires, les cancers, le diabète, et les questions d’obésité sont fortement liées à la consommation d’alcool, de tabac, au déficit d’exercice physique, et aux pratiques alimentaires ; variables elles-mêmes liées à l’appartenance sociale.
L’alimentation, par exemple, ne dépend pas uniquement de choix personnels: le sociologue Pierre Bourdieu développe dans son ouvrage La Distinction, critique sociale du jugement la théorie de l’habitus alimentaire, selon laquelle nos habitudes d’alimentation sont déterminées socialement. Tout comme vivre dans une famille au statut socio-économique élevé favorise la consommation de fruits et de légumes, évoluer dans un cadre agréable facilite l’activité physique, et arrêter de fumer s’avère être plus difficile pour les personnes socialement défavorisées.
Au-delà de comportements comportant des risques pour la santé, une barrière informationnelle empêche un enracinement correct des pratiques de prévention au sein des classes sociales les plus désavantagées, qui ont donc recours à des soins plus curatifs que préventifs. Ces derniers ont souvent des diagnostics beaucoup plus tardifs, et se font prendre en charge à un stade beaucoup plus avancé de la maladie, ce qui affecte l’efficacité des soins. Ce manque de prévention est majoritairement imputable à un déficit de connaissances : une étude récente de la DREES sur la prise en charge des accidents vasculaires cérébraux observe une différence de 10% de chances d’être pris en charge en structure spécialisée lorsqu’on est désavantagé, à cause d’un temps de réaction de l’entourage plus long, de description moins précise des symptômes aux services d’urgence, et donc d’une orientation moins efficace en unité neurovasculaire.
De même, il existe des écarts importants dans les recours aux dépistages de cancer du sein et colorectal, pourtant proposés systématiquement, et le taux de couverture vaccinale est inférieur parmi les enfants issus de familles pauvres. Les comportements, notamment préventifs, des individus, fortement dictés par leur appartenance sociale, ont dont un impact important sur leur santé, mais le risque serait de tomber dans une culpabilisation du patient.
Inégalités territoriales et zones de non-droit médical
Les déserts médicaux sont caractérisés par un nombre inférieur à dix médecins généralistes pour 10 000 habitants, et touchent aujourd’hui huit millions de français. Les zones principalement touchées sont les zones rurales et les quartiers défavorisés, parfois aux portes des métropoles : à quelques kilomètres seulement en Île-de-France, le quartier du Luxembourg bénéficie de 20 généralistes et 70 spécialistes pour 10 000 habitants contre 2 et 5 à la Courneuve Aubervilliers.
Le manque de médecins traitants a pour conséquence l’engorgement des hôpitaux, certains patients n’ayant pas d’autre choix que de se rendre aux urgences. La mesure en cause est celle de la liberté d’installation des médecins généralistes, à laquelle ces derniers sont très attachés, mais qui entraîne une mauvaise répartition de l’offre de santé sur le territoire. Les incitations financières (contrat d’aide à l’installation, de praticien territorial en médecine générale, et de transition) actuellement en place pour inciter à l’installation dans les territoires en manque n’ont pas l’impact souhaité, et la solution qui semble tomber de soi correspond à la modification de ce droit d’installation.
Il s’agirait d’adopter le modèle d’installation des pharmaciens, sage-femmes, infirmiers et kinés – également des professions libérales – qui doivent se plier à une contrainte démographique importante permettant un maillage sur tout le sol métropolitain. C’est la solution qu’ont adopté les québécois, en assortissant une carte de destinations obligatoires de risques de sanction, et de bonification des actes en cabinet. Mais en France, les syndicats médicaux disposent d’un pouvoir de négociation très important et ont jusqu’à présent réussi à faire plier les Ministres de la santé qui ont, un court moment, semblé favorables à un tel changement.
De nombreux dispositifs pas toujours utilisés de par des barrières administratives
L’État, pour honorer ses engagements de garantie de la santé de ses citoyens en termes égaux, a mis en place de très nombreux dispositifs, visant souvent des sous-groupes de population particulièrement vulnérables. Parmi eux, les personnes vivant dans la rue, les gens du voyage, les migrants… Ces derniers bénéficient de l’Aide médicale d’État, permettant une prise en charge pour les ressortissants étrangers en situation irrégulière et précaire pendant un an de 100% des coûts médicaux et hospitaliers, et dispensant ses bénéficiaires d’avances de frais.
Pour les gens du voyage, dont l’espérance de vie est estimée à environ 10 ans inférieure à celle de la population générale, le « programme national de médiation sanitaire » a été mis en place, avec un réseau de médiateurs qui se déplacent sur leurs lieux de vie pour faciliter l’accès aux soins et à la prévention.
Pour faire face à la grande précarité des sans-domicile fixes, des Équipes Mobiles Psychiatrie Précarité (EMPP) existent, et les Permanences d’accès aux soins de santé (PASS) sont un des dispositifs phares depuis 1998. D’un point de vue plus général, la Couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) représente une prise en charge à hauteur de 100% des tarifs de la sécurité sociale, et l’Aide complémentaire santé consiste en une aide financière pour payer une complémentaire santé.
Le système de Protection sociale occupe une place importante dans la réduction des inégalités de santé mais les dispositifs ne sont pas forcément connus des populations concernées, qui font face à la barrière administrative, dont la principale manifestation est par exemple la non-maîtrise de la langue française. Plus grave encore, certains médecins refusent de prendre en charge bénéficiaires de l’Aide Médicale d’État ou de la CMU-C.
Pistes de lutte contre les inégalités de santé et programmes des candidats
La lutte contre les inégalités de santé peut être de dimension « macro » en agissant sur les infrastructures de santé et le système de protection sociale ; ou encore « micro », en faisant levier sur les causes de ces inégalités (en interdisant par exemple l’usage de produits cancérigènes dans l’industrie).
Le moment semble opportun à la redéfinition du système de santé, et les candidats à la présidentielle se sont emparés du sujet dans leurs programmes. Tous proposent de lutter contre les déserts médicaux en limitant l’installation des médecins dans des zones déjà denses (Fabien Roussel et Yannick Jadot), en créant des centres pluridisciplinaires (Jean-Luc Mélenchon), en déployant des « docteurs juniors » dans ces zones (Valérie Pécresse), en développant la télémédecine (Marine Le Pen) ou encore en créant un statut de « médecin assistant » (Anne Hidalgo). Si l’action « macro » via l’enjeu de l’accès aux soins semble avoir été bien intégrée par les candidats, les interventions au niveau « micro » se font plus rares dans les programmes :
- Anne Hidalgo souhaite mobiliser « tous les leviers » pour mettre un grand plan de prévention et de prise en charge des maladies chroniques qui affectent le plus notre population (santé environnementale, qualité de l’air et de l’alimentation, santé scolaire, pratique du sport, et prévention des addictions), mais la proposition reste vague
- Jean-Luc Mélenchon souhaite faire du plan national santé environnement PNSE un moyen d’éradiquer les maladies chroniques liées à la malbouffe et à l’exposition aux pollutions, notamment dans le cadre professionnel
- Yannick Jadot promet de consacrer 1% du budget de l’État (soit 3 milliards d’euros) à l’horizon 2025 à un grand plan de développement des activités physiques et sportives, pour tous, à tous les âges de la vie
- Marine Le Pen propose de donner plus de place à la prévention, notamment grâce aux visites médicales scolaires qui redeviendront systématiques
- Nicolas Dupont-Aignan développe un volet de prévention étoffé basé sur la médecine scolaire et la dispense de cours de santé/bien être au collège
L’avenir des inégalités de santé reste donc incertain, et dépendra de la combinaison d’un accès amélioré aux soins et des incitations à l’adoption de comportements sains via des mesures de prévention. La santé est une ressource épuisable, inégalement distribuée, parfois qualifiée de « bien commun » essentiel, ayant vocation à devenir une priorité des dépenses publiques.