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Entretien avec Xavier Crettiez : « L’idée que le djihadisme passerait par la migration est une idée fausse »

Xavier Crettiez, professeur de science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et à l’Université Paris-Saclay, travaille depuis plus d’une vingtaine d’année sur les questions d’actions collectives, de violences politiques et de sociologie du nationalisme. Depuis six ans, il travaille sur les questions de radicalisation islamiste. Alors que se déroule le procès des attentats terroristes du 13 novembre 2015, il revient pour nous sur son étude portant sur les hommes incarcérés pour terrorisme islamiste réalisée avec Jennifer Boirot et Romain Sèze qui sera remise à l’administration pénitentiaire dans les prochains jours.

Quelle est cette enquête sociologique du djihadisme français, réalisée avec avec Jennifer Boirot, substitut du procureur, et Romain Sèze, sociologue, que vous allez rendre à l’administration pénitentiaire ?

C’est une étude que l’on a pas encore publié puisque l’on rend le rapport à la fin du mois de janvier. Mais elle intéresse un peu la presse dans la mesure où c’est la première grande recherche de type quantitative qui porte sur trois cent cinquante sept djihadistes français sur les trois cent quatre-vingt quatre hommes qui sont actuellement incarcérés en prison dans ce qu’on appelle des QER (Quartiers d’Évaluation de la Radicalité) qui sont les lieux de passage de tous les TIS (des Terroristes Islamistes) qui sont poursuivis pour une AMT (une Association de Malfaiteurs Terroristes). On a eu accès aux trois cent cinquante sept dossiers, fiches d’évaluations qui sont produits ici de leur passage en QER. Des passages qui durent entre deux et trois mois et à l’issue de ces passages vous avez une fiche qui a été rédigée par tout un tas de gens qu’ils ont rencontrés : des psychologues, des éducateurs, des gens du service de renseignement pénitencier, des SPIP (personnels du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) … Ce sont des fiches de synthèse d’une trentaine de page que l’on analyse pour essayer de produire une base de donnée la plus précise possible et ainsi de dresser un portrait de ce djihadiste français.

Vous n’avez donc pas fait d’entretien ou rencontré de détenus ?

Alors ça, c’était une première recherche que l’on avait fait en 2017 où l’on avait réalisé des entretiens avec une vingtaine d’acteurs engagés dans le terrorisme. On avait rencontré, de mémoire, une quinzaine de djihadistes, puis sept ou huit autres acteurs terroristes appartenant à une autre famille politique, essentiellement des Basques et des Corses. Donc on avait fait cette étude qualitative avec des entretiens mais évidemment sur un petit corpus. Là on a un corpus très représentatif puisque c’est quasiment 90 % de la population TIS masculine incarcérée actuellement en France.

Qui sont les personnes emprisonnées pour terrorisme islamiste en France ? Pouvez-vous nous dresser leur portrait ?

C’est un petit peu compliqué parce qu’il y a beaucoup d’éléments dans la base de donnée que l’on a réalisé, qui comprend cent quatre items en tout. On s’est limité aux hommes pour la simple et bonne raison que pour le moment il n’y a pas de QER pour les femmes. Il y en a un à Rennes qui vient d’ouvrir mais évidemment elles n’y sont pas encore passées. Il y a 70 femmes incarcérées, 384 hommes. La question des femmes est intéressante mais on a pas encore travaillé dessus. Mon collègue Romain Sèze termine une étude spécifiquement sur les femmes.

On travaille donc uniquement sur les hommes, l’âge moyen est de vingt-huit ans, ça va de quatorze ans pour le plus jeune jusqu’à soixante-huit de mémoire pour le plus âgé. On a plutôt des gens jeunes et sous-éduqués. Pour aller vite, on a une grande majorité de gens qui n’ont pas un niveau bac, à peu près deux fois plus que la moyenne nationale, ils sont issus d’un milieu relativement défavorisé, très précaire pour 22 % d’entre eux. Un niveau de revenus très limité avec une part importante de cette population qui est sans emploi.

Géographiquement par contre, on a des gens issus d’à peu près toute la France avec une sur-représentation des métropoles, des grandes zones de quartier populaire mais pas seulement : 15 % sont issus de petites villes et 5-6 % issus de zones rurales. On a fait une cartographie de leur lieu de vie avant interpellation, c’est très réparti sur quasiment toute la France avec quelques singularités. Par exemple quelques villes qui «produisent» beaucoup de djihadistes et qui ne sont pas des villes particulièrement en situation de ségrégation ou autre comme Le Mans ou Orléans. A titre d’exemple, il y a quasiment autant de djihadiste à Orléans qu’à Marseille ce qui peut étonner.

Par exemple la sous représentation de Marseille est étonnante, il y a plus de djihadistes à Strasbourg qu’à Marseille et il y a des zones où il y en a quasiment pas comme Bordeaux, pourtant une grande ville française, alors qu’il y en a plus d’une vingtaine à Orléans. Vous avez quelques particularités géographiques mais malgré tout un étalement sur l’ensemble du pays qui correspond évidement au bassin d’immigration mais pas totalement. Par exemple la zone Normandie/Bretagne est une zone avec une assez forte densité d’origine de djihadiste et pourtant ce sont des zones avec la population migratoire la plus faible en France.

70 % de notre corpus n’avait pas eu de passé délinquant en tant que mineur et 60 % n’ont pas eu de passé délinquant tout court

D’un point de vue sociologique sur ce portrait, on a des gens qui sont assez fortement en couple et c’est peut-être quelque chose d’assez original quand on connaît la mouvance djihadiste au regard d’autres mouvements comme le séparatisme ou les mouvement d’ultra-droite ou d’ultra-gauche violents. Dans le cas du djihadiste on s’engage en couple et parfois avec des enfants ce qui n’est pas tout a fait propre au djihadiste.

Par contre dans les éléments peut-être plus étonnants : le rapport à la délinquance. Là où il y a tout un discours sur l’origine policière qui consiste à dire «le djihadisme est la résultante d’un parcours délictuel et délinquant fort, de gens qui soit cherchent à se racheter une vertu en embrassant une cause politique soit reconvertir son savoir-faire violent dans une cause politique », on s’est rendu compte que près de 70 % de notre corpus n’avait pas eu de passé délinquant en tant que mineur et 60 % n’ont pas eu de passé délinquant tout court. On a affaire à des primo-incarcérés et c’est ça qui est intéressant. Le profil « Coulibaly » existe (le profil du délinquant de cité devenu djihadiste) mais il n’est absolument pas majoritaire.

Enfin, dernier point contre-intuitif : on a une très faible représentation de gens avec des fragilités psychiatriques ou psychologiques, seulement 7 % en ont, deux fois moins que la moyenne nationale. Pour le dire autrement, ce ne sont pas des fous. Dans le cas des organisations terroristes en général, elles se méfient des fous pour des raisons ne serait-ce que sécuritaire.

Il y a un petit biais dans l’étude qui est en fait que les gens qui arrivent en QER (ceux sur qui les travaux ont été fait) sont précisément ceux qui ne sont pas complètement fous. Les quelques-uns qui ont vraiment des troubles psychiatriques très graves et avérés sont très peu nombreux et ne sont même pas envoyés en QER. Les gens qui ont des faiblesses psychiatriques avérées restent très minoritaires, pas plus de 10%.

On a une impression de voir une certaine hétérogénéité dans les profils, notamment géographique , est-ce que ça peut être lié au fait que la qualification d’association de malfaiteur terroriste à été critiqué comme une «infraction fourre-tout» et regroupe des choses diverses et variées ?

Tout à fait, la qualification d’AMT est un peu « fourre-tout » ça c’est certain. Elle est même assez subjective. Vous avez peut être en tête le cas de ce retraité de Bayonne qui a tiré avec une arme à feu sur des croyants sortants d’une mosquée et qui faisait preuve par ailleurs d’une islamophobie assez puissante. On aurait pu imaginer que c’était une action terroriste mais elle n’a pas été qualifiée comme telle par le parquet national anti-terroriste. C’est assez subjectif d’une certaine façon : qu’est ce qui va être qualifié de terroriste ou non ?

La définition du terrorisme dans le droit pénal français n’aide pas tellement puisque est qualifié de terroriste une infraction ordinaire à partir du moment où cette infraction ordinaire a été commise dans l’objectif de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur (article 421-1 du Code Pénal). On voit que c’est très flou comme qualification. Alors oui il y a des AMT très différentes et on voit bien qu’il y a une part importante des gens que l’on a étudié qui sont poursuivis très souvent pour « soutien logistique » ou pour « projet de départ sur zone ». Et là aussi concernant les départs sur zone, on est poursuivi comme terroriste si on est parti en zone irako-syrienne depuis la loi anti-terroriste de 2014, le départ sur zone, le fait de se rendre en Syrie, quand bien même il n’est pas avéré qu’on s’y est rendu pour participer à une activité terroriste.

Donc on voit bien qu’il y a eu une extension très forte du qualificatif de terroriste avec la dizaine de loi qui sont depuis 2014, ce qui fait que l’on a des gens qui sont incarcérés pour ça. Mais en général on ne se rend pas en Syrie en ce moment pour faire du tourisme, on peut penser que les services de renseignement savent à qui ils ont affaire, néanmoins cette qualification demeure très large.

Dans l’imaginaire commun, le terroriste c’est celui qui passe à l’acte, où l’acte c’est le meurtre ou la tentative, mais en fait concernant les détenus, c’est pas du tout ça. D’ailleurs, parmi les condamnés pour AMT, est-ce que vous en avez les chiffres ? Savez vous le pourcentage des condamnés pour AMT liés au terrorisme islamiste ?

Alors, nous, ce qu’on a étudié c’est à la fois des prévenus ou des condamnés. D’ailleurs la majorité sont plutôt prévenus, pas encore condamnés parce que les procès terroristes prennent énormément de temps, l’instruction est longue, … Donc on a 70 % de prévenus et à peu près 30 % de condamnés. En ce moment c’est très clair, je ne sais pas quel est le pourcentage mais il doit approcher les 90 % puisque vous avez actuellement en France 384 TIS en prison, à ces 384 se rajoutent 650 DCSR (Droit Commun Suspectés de Radicalisation), des gens condamnés pour droit commun dont on se rend compte de leur très forte appétence pour le terrorisme djihadiste.

Ça fait un peu plus d’un millier de personnes et si vous comparez à d’autres familles terroristes, il doit y avoir 4 Corses, 20 ou 25 Basques, des terrorisme d’extrême gauche il n’y en a pas à ma connaissance ou presque plus. Et l’extrême-droite est un petit peu en train de monter mais on a une quinzaine de personne au maximum. Vous voyez que les chiffres n’ont rien à voir, on a mille islamistes d’un côté et une quarantaine d’autres de l’autre côté, les chiffres parlent d’eux-mêmes.

80 % de notre corpus sont des français, sur ces 80 %, 13 % sont binationaux franco-algérien, franco-marocain ou franco-tunisien

Avez-vous pu identifier les motivations de ces détenus ?

C’est un petit peu pluriel. En fait, on a dressé sept profils qui ressortent assez fortement, par ordre d’importance :

  • Les désaffiliés (21%), c’est les «gens un peu paumés» ceux qui se sont engagés dans le djihadisme mais qui savent pas forcément pourquoi, qui ont une très faible connaissance des textes, de la géopolitique en zone irako-syrienne, qui pratiquent peu, qui ont souvent des problèmes d’addiction etc. Donc les gens comme ça c’est à peu près une vingtaine de pourcent.
  • On a l’exact inverse : le prosélyte (19%) c’est celui qui au contraire a une très bonne connaissance des textes, est convaincu idéologiquement et qui est convaincu d’être en guerre contre la République.
  • Troisième profil, l’indigné (12%), qui est scandalisé par ce qu’il voit sur internet, le meurtre des musulmans bombardés par l’armée française ou par l’armée d’Assad (Bachar El Assad, Président de la Syrie) ou par les rebelles du Hezbollah (groupe armé islamiste) ou bien les kurdes et qui se dit «je ne peux pas ne pas agir» et qui s’engage pour des raisons humanistes ou du moins un peu « humanitaire ».
  • Ensuite deux profils assez proches : l’escapiste (18%) et le viriliste (11%), le premier est celui qui s’engage car il veut vivre une grande aventure qui le sort de sa médiocrité du quotidien. Le second s’engage soit pour l’affirmation de sa masculinité soit pour sa prédation sexuelle car il sait que sur zone il aura droit à avoir plusieurs femmes etc.
  • Puis, le délinquant (11%) est celui qui correspond au profil «Coulibaly» qui s’engage car il est violent par nature et qui veut se racheter partiellement dans l’engagement pour la cause.
  • Enfin un petit profil d’une petite trentaine de gens qu’on a appelé les labellisés (8%), ceux qui sont considérés comme djihadiste parce que l’État a décidé qu’ils l’étaient mais quand on regarde leurs déclarations on se demande ce qu’ils font en QER. Par exemple on a une jeune tchétchène qui avait donné une centaine d’euros à un de ces amis qui a pu partir sur zone avec cet argent. Cette jeune femme a été condamné pour soutien logistique au terrorisme et a pris quatre ans de prison.

On voit bien encore une fois la diversité des infractions qui a été mise sous ce qualificatif. Après, attention, sur les labellisés c’est vraiment une part très minoritaire. Il ne faut pas croire que c’est la majorité, une grosse partie d’entre eux sait très bien pourquoi elle est en prison.

Avez-vous pu déterminer les moyens qui ont été utilisés pour embrigader les détenus, et notamment le rôle d’internet qui à l’air d’être très fort ?

En effet, on a distingué clairement cinq formes de socialisation au djihad : la famille, les amis, les institutions (par exemple une mosquée), le militantisme (comme les Frères Musulmans) mais également la socialisation virtuelle. Ce qui apparaît de façon très claire c’est que la socialisation virtuelle écrase toutes les autres formes de socialisation ; à peu près 70 % des gens se sociabilisent par la fréquentation de réseaux sociaux, l’acception du djihad passe par là.

Un peu mais moins souvent, les fréquentations amicales ou au culte (mais un culte très intégriste, type salafiste). La famille c’est très très rare tout comme la socialisation militante, ce qui peut être une vraie rupture avec la première génération de djihadistes de 2012-2013, la génération Al-Qaida passait bien plus par le militantisme que par internet.

On peut dire que ces individus sont des français, la question migratoire a donc un impact moindre. La question de fermeture des frontières apparaît-elle un peu hors-sol au vu du résultat de l’enquête ?

Oui tout à fait, 80 % de notre corpus sont des français, sur ces 80 %, 13 % sont binationaux franco-algérien, franco-marocain ou franco-tunisien. En tout je crois qu’on a eu 18 nationalités différentes avec des suisses, des belges etc. C’est même 85 % qui sont européens. Très peu viennent de Turquie, de Syrie, d’Irak, … L’idée que le djihadisme passerait par la migration est une idée fausse, c’est ce qu’on appelle un terrorisme domestique.

Évidemment ce n’est pas manipulable au niveau statistique, des gens sont souvent d’origine maghrébine. Même si on a quand même 27 % de convertis, vous pouvez être d’origine maghrébine et converti mais la plupart des convertis sont de «souche européenne», ce sont malgré tout ce sont des français.

Le profil de Salah Abdeslam n’est donc pas étonnant ?

Oui tout à fait, Salah Abdeslam est plutôt un mélange entre le profil de l’affilié et du délinquant, peut-être plus proche du délinquant. Il est belge issu de l’immigration maghrébine mais incarne le petit trafiquant belge né et élevé en Belgique qui va s’engager pour des raisons d’affilié car il a apparemment une connaissance très faible des textes coraniques et de l’Islam en tant que religion et il va s’engager dans cette voie sans qu’on comprenne véritablement pourquoi.

Il semblerait d’ailleurs qu’il a acquis sa religiosité un petit peu extrême en prison une fois qu’il a été interpellé, alors qu’avant et cela, elle ne penchait pas vers les extrêmes. Il est obligé d’être convaincu par ses actes pour ne pas avoir envie de se suicider alors qu’il est promis à passer le reste de sa vie en prison. Effectivement il est assez illustratif d’une grosse partie de ces gens là.

Malgré tout, et j’insiste une nouvelle fois, les prosélytes représentent 20 % et ils sont plutôt des guerriers, des vrais soldats politiques et endoctrinés. Une bonne partie finit en isolement parce qu’une fois passés en QER, ils sont envoyés soit en détention ordinaire soit en quartier de prévention de la radicalité pour ceux qu’on veut suivre d’un peu plus près et qu’on veut mettre en programme de déradicalisation. Pour le spectre le plus dur, on les envoie au quartier d’isolement et c’est là qu’on retrouve ce profil prosélyte qui est lui assez inquiétant.