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Entretien avec Virginie Martin : « Il faut considérer le patriarcat comme un privilège »

Virginie Martin, professeure et chercheuse en science politique, spécialiste des questions d’identité, de discriminations et de l’extrême-droite, est l’autrice de Talents Gâchés, de Ce monde qui nous échappe : pour un universalisme des différences et dernièrement de Le charme discret des séries et revient dans cet entretien sur la pensée réactionnaire, le féminisme en France et l’influence des plateformes numériques et des séries, objet de son dernier ouvrage.

Depuis quelques années, nous assistons à une sorte d’inversion des valeurs dans les médias, où il semble plus facile de vanter la parole d’un Eric Zemmour ou d’une Marine Le Pen que celle de l’antiracisme ou de la défense des minorités. Est-ce que la bien-pensance, c’est être « réac » aujourd’hui ?

La question est complexe. On pourrait faire des réponses très rapides et très caricaturales, mais c’est, comme je disais, un peu plus complexe. Les chaînes d’infos obligent à des formats un peu différents et un peu ramassés, où sont organisés des débats où l’on cherche tout de suite à polariser, à avoir des bons clients pour essayer de gagner la bataille de l’audimat. Il y a quelque chose qui change à partir de là. Désormais, on va chercher à marquer les esprits et on va chercher des gens marquant et ce ne sont pas forcément les chercheurs, les sachants, mais les bon clients. C’est certain que c’est un des paramètres. De manière plus contemporaine, bien sur que ces réacs on les connaît, ils voulaient déjà déménager de France quand Mitterrand a été élu en 1981. Néanmoins il y a une accélération des processus, parce que l’Europe, l’Union Européenne, la mondialisation, la globalisation… Les gens veulent retravailler l’identité nationale, ils veulent retravailler le pays, l’Etat Nation et ils ne sont pas satisfaits de cette accélération de la mondialisation. Il y a des événements historiques forts, mais il y a aussi les chaînes d’informations. Et pourquoi il y a des chaînes d’infos ? Dans mon précédent ouvrage (Ce monde qui nous échappe) je parle de ça. En 1989,  il y a le mur de Berlin bien sûr, mais il y a aussi le web et la généralisation médiatique.

L’époque 2.0 devient quelque chose de fort et les chaînes d’infos s’inscrivent là-dedans, Twitter s’inscrit là-dessus, Facebook s’inscrit là-dedans. Si on n’a pas le 2.0 et qu’on n’a que la mondialisation, les choses ne se mettent pas en marche de la même manière. Il y a à la fois un soubassement historique et il y a des moyens de transmission. Si on était restés avec le Figaro d’un côté et l’Humanité de l’autre, on n’en serait par là. Une technologie s’est mise en route et un monde 2.0 qui s’accélère et qui vient encore dire comment la mondialisation est globalisation. Ce sont deux choses importantes pour activer toutes ces réactions et toutes ces possibilités de réactions, avec  le monde 2.0 voir 3.0. De manière plus franco française, on aurait pu peut-être s’épargner cela si on avait évité Macron et sa phraséologie sur « le clivage gauche droite ça n’existe plus ». C’est un gros problème, l’extrême droite le dit d’ailleurs depuis toujours, pas de clivage gauche droite : on est soit nationaliste ou progressiste. Macron joue là-dessus et les faits lui donnent raisons. Il se fait élire et sont ainsi repoussés aux extrêmes les autres. Il a enjambé ce clivage et a affaibli une partie de la droite et une partie du Parti socialiste. En France, le clivage historique gauche-droite aurait pu nous sauver de cette affaire en jouant de ces oppositions. Mais quand on dit aujourd’hui qu’il y a une polarisation des idées et des prises de parole, c’est vrai, mais cette polarisation aurait été un peu différente si le clivage gauche-droite avait été bien ancré, encore bien sur ses deux pattes.

Ils ont l’impression que cela fait des années qu’ils ne peuvent pas parler, ce qui est totalement faux.

Maintenant les réacs c’est qui c’est quoi ? Ou ça commence ? Où ça finit ? C’est très problématique. Maintenant que Zemmour a repoussé encore plus aux marges l’extrême droite, où commencent les réac et où ils finissent ? Qu’est-ce que c’est que cela veut dire ? Par exemple, les réacs sont beaucoup plus anti-wokiste que ne l’est Marine Le Pen. Est-ce que Marine Le Pen est réac? Pas sûr. Sur beaucoup de thèmes elle se tait, sur le Mariage Pour Tous elle s’est tue. C’est l’extrême droite, mais est-ce que l’extrême droite est réac ou pas ? Tous ces mots qu’est-ce qu’on en fait, qu’est-ce qu’on en dit ? Maintenant, il est certain que les extrêmes droites ou les populismes de droite notamment, comme Trump, Bolsonaro, Poutine ou encore Modi, tout comme Zemmour trouvent dans cette affaire comme une possible vengeance. Ils ont l’impression que cela fait des années qu’ils ne peuvent pas parler, ce qui est totalement faux. Finkielkraut, par exemple, est partout depuis toujours. 

Les attentats de 2015 sont aussi des événements fondateurs qui font basculer une partie des gens de gauche dans des choses beaucoup plus radicales au regard de l’Islam et ont désormais des propos très durs. Ces gens dits « de gauche », du Printemps républicain par exemple, qui ont un discours anti-wokiste, anti anti-discrimination, anti-féministe, sont complètement « réacs » et usent de l’Islam comme prétexte. En 2015, la gauche de gouvernement bascule, et ce n’est pas rien. 

La réaction de l’extrême-droite qui moblilise l’idée d’unité nationale, j’entends une unité nationale masculine, suprémaciste blanche, et plutôt hétérosexuelle. Ils vont de nouveau faire commun entre clones et retrouver cette France dans laquelle les femmes n’étaient pas en situation d’empowerment . C’est pour ça que je mets Marine Le Pen complètement ailleurs dans cette affaire mais je ne veux pas la dédouaner, ça reste l’extrême droite mais ça reste à coté, le phénomène est différent. Le souhait d’une France unitaire en terme d’identité bien que cette histoire n’existe pas, c’est un artefact historique, sociologique.

La France n’a jamais été une unité, c’est un fantasme une réécriture, ça n’existe pas. On veut retrouver cette soi-disant unité, on veut retrouver un moment où les femmes ne sont là que pour être des objets de conquête aux hommes qui aiment le pouvoir, c’est Zemmour qui le dit, personne d’autre. On veut retrouver un moment ou le soubassement est du côté de l’hétérosexualité, on veut retrouver « un papa et une maman ». Il y a une espèce de fantasmagorie autour de tout ça. Est-ce qu’il faut le lire comme quelque chose d’un patriarcat qui ne veut pas céder ? Est-ce que c’est cela qu’il faut dire ? Est-ce que c’est un racisme sous-tendu ? Je pense qu’il a deux variables, la variable religieuse avec laquelle il joue en confondant islam, islamisme, musulman identité etc.. et la variable patriarcale. Je pense que sans ces deux ingrédients on ne comprend pas ces gens là. Ce n’est pas juste l’islam, ce n’est pas juste la misogynie de Zemmour ou le genre (orientation sexuelle, transphobie etc…). On est à la fois sur la question de la religion, notamment de l’islam et la question du genre dans toutes ses déclinaisons. C’est une histoire d’altérité en fait qui n’est pas acceptée. Les altérités ne sont pas acceptées. 

Vous êtes politologue, professeure, chercheuse, vous étiez régulièrement sollicitée dans les médias pour traiter des questions que vous étudiez et pour débattre. Pourquoi vous voit-on beaucoup moins ? Est-ce le résultat de la concentration des médias et de leur verrouillage idéologique ?

Je n’aime pas trop parler de mon cas particulier parce qu’il n’est pas plus intéressant que cela. Il est vrai que dans beaucoup de médias et ce depuis 2017, puisque le clivage se fait entre Macron et les autres, Macron et l’extrême droite, Macron et les droitistes, c’est très difficile car les journalistes ont un peu suivi cette nouvelle cartographie politique et avaient besoin de savoir si vous étiez du coté de Macron, de Le Pen ou de Zemmour. Et donc, la parole qu’on peut considérer comme une parole de gauche, finalement, a été un peu ôtée des médias et de la visibilité. On a été plusieurs à en faire les frais. Il y a eu un peu l’impression d’être l’idiot utile en définitive « Ah bah vous voyez il y a diversité parce qu’il y a un tel ou un tel ». La diversité est respectée et on ne ferme pas la porte à d’autres visions du monde.

Tout cela est un peu compliqué et on assiste aussi, on l’a vu sur CNews, sur LCI, sur Sud Radio et beaucoup ailleurs, à deux choses: les animateurs sont devenu partie prenante des débats et cela a été depuis deux trois ans un tournant étrange. On le voit typiquement chez Pascal Praud :« C’est MON émission, J’AI mon mot à dire » alors qu’il y a quelques années le présentateur n’avait pas tellement son mot à dire car il était le maître de la neutralité, le maître du débat, le maître du temps, le maître de la bienséance, le maître de la parole partagée et le maître de la bonne connaissance des invités et des sujets mais sans être partie prenante des débats et on a vu petit à petit ça glisser. Sur CNEWS c’est clair, tous les journalistes font partie prenante des débats et ils sont du côté de Zemmour, de Kelly ou de Rioufol et ça, c’est très embêtant. Comment aller sur un média qui ne vous garantit plus une forme de neutralité bienveillante ? Le journaliste animateur, normalement, c’est cela. Donc dans ce contexte c’est compliqué de se retrouver dans ce type de configuration où finalement celui qui est l’invité qui ne pense pas comme la chaîne parait être un peu un invité surprise, un peu, encore une fois, l’idiot utile.

Bien sûr il y a d’autres chaînes, plus « mainstream » qui souvent aussi se plaisent  à culpabiliser aussi les invités via leur journaliste présentateur « Comment ? Vous ne condamnez pas ça ? Comment ? Mais vous êtes pour la woke culture ? Comment ? Mais on ne peut pas canceller des gens ? Mais comment on va déboulonner tel et tel statut ? » Une fois que le journaliste accule comme cela, il est vrai qu’on se dit « à quoi bon ? ». Donc entre des groupes de médias qui sont tenus par les uns et des groupes de médias qui sont tenus par les autres, ça laisse un espace d’expression beaucoup moins libre et diversifié que ce que moi je connais depuis vingt ans et ça a fortement basculé en 2017. 

Récemment, une pétition a été mise en ligne en reprenant le #metoopolitique, demandant à ce qu’aucun candidat mis en cause pour des violences sexistes ou sexuelles ne soit investit pour la présidentielle 2022. Selon vous, qui l’avez soutenu, pourquoi est-ce important, voir primordial de la signer ? 

Cela relève de l’évidence. Je ne sais pas si la question se pose face à cela. C’est très important dans le milieu politique. Je l’avais écrit dans mon roman publié en 2016, Garde Corps, qui décrit la violence du monde politique et la violence sexuelle : ce sont des carrières brisées, des femmes brisées. Quand elles ne sont pas brisées individuellement, c’est leurs carrières qui le sont, ce n’est pas possible et c’est pour ça que dissocier l’homme de l’artiste est une idiotie absolue. Ce n’est pas possible et encore moins dans le champ politique puisqu’il faudrait dissocier l’homme politique de l’homme ? C’est une folie puisque l’homme politique, au sens de l’homme masculin, est sensé nous garantir la protection, la sécurité, œuvrer à l’intérêt général. Si la politique a encore des lettres de noblesse c’est bien de ce côté là que ces lettres de noblesse se trouvent.

Mais si tout d’un coup le champ politique est comme ça, vérolé, infesté, infecté, de gens qui à un moment donné ont pu, par leur attitude, briser des gens, briser des vies, briser des couples, briser des carrières, c’est complètement contraire à quelque chose qui s’appelle l’intérêt général. Donc non, vous savez, bêtement, pour pouvoir se présenter à une élection il faut avoir un casier judiciaire vierge soit, alors qu’il soit vierge complètement; qu’il soit vierge de soupçons, de procédures, de tout cela. Donc oui, à un moment donné ce n’est plus possible. On tolère de Zemmour ce qu’on n’a jamais toléré pour les autres sur la haine raciale et ce genre de choses. Ça ne peut pas aller, on ne peut pas confier à une femme ou un homme politique les cordons de notre bien commun alors qu’eux-mêmes sont soupçonnés ou interpellés dans des affaires de harcèlement, de chantage sexuel ou de viol évidement. Il y a une éthique en politique qui doit être là, ce n’est pas la peine de parler de moralisatrice, je me moque de cela, c’est une éthique, le respect de l’être humain, le respect de l’altérité. Ces gens là ont un problème avec l’altérité et ce n’est pas possible quand on fait de la politique.

Comment pourrions-nous expliquer la lenteur de la société sur ces sujets (les violences sexuelles et sexistes faites aux femmes) ? Est-ce que pour vous le mouvement Me Too en France a été un échec ? Est-ce qu’on a raté le coche ? Est-ce qu’on n’a pas été jusqu’au bout ou est-ce qu’au contraire, vous pensez que ça a été une réussite, qu’il y a eu assez de progrès sur ces questions là? 

Je trouve qu’il y a plusieurs niveaux. Au niveau médiatique, il y a quand même quelque chose qui s’est passé. Maintenant avec les questions Me Too ou la manif Nous Toutes, les médias ont quand même mis à l’agenda ces questions. Ce n’était vraiment pas le cas il y a cinq ou dix ans. Qui aujourd’hui ne connaît pas Sandrine Rousseau ? Qui ne connaît pas Alice Coffin ? Qui ne connaît pas ce genre de femmes porteuses de ce genre de messages?  L’effet médiatique, l’effet d’agenda, l’effet de notoriété est quand même là. De ce point de vue, je trouve que ce n’est pas mal. Deuxième chose, une fois qu’il y a cet effet, qui a relativement bien fonctionné il y a quand même des paroles qui s’expriment :  c’est le Me Too théâtre, la libération de la parole dans les Université, #SciencesPorcs, etc… On en voit toutes les déclinaisons, et tant mieux, ça veut dire que des paroles s’expriment, des noms se prononcent, ce n’est pas rien. Les femmes sont autorisées par ce mouvement à dire « ça, ce n’est pas normal ». Le boycott, la cancel culture, l’annulation de certaines personnes car elles ont été impliquées dans certaines choses ; je trouve que les paroles sont là. Les refus se mettent en place et le consentement commence à être un mot dont on parle. Je trouve que ce n’est pas rien. La parole est un peu plus libérée dans l’agenda. 

La posture féministe c’est s’échapper et de dire que non, vous ne serez plus dans cette république de privilèges patriarcaux et ce n’est pas rien.

Maintenant, on a un gouvernement menteur, on est en plein mensonge : ce quinquennat sera féministe. Fin de la blague. Que fait-on avec ça ? Que fait on avec une Marlène Schiappa qui raconte qu’elle fait quelque chose alors qu’elle ne fait rien ? Que fait-on avec une Marlène Schiappa qui accepte Darmanin ? Que fait-on avec Édouard Philippe ou Castex qui ont dit oui à Darmanin ? Que fait-on avec Édouard Philippe qui a écrit bouquin dans lequel il raconte qu’il mettait des notes aux secrétaires et assistantes de l’Assemblée Nationale ? Ce gouvernement et ce quinquennat sont d’un laxisme extrême. Dans les cabinets on retrouve des boys club tout azimut, les grands ministres sont des hommes et la parole commerciale de Macron ne peut nous faire croire que la politique se saisit de ça à la hauteur de la cause. Cependant on peut toujours se servir d’un cheval de Troie pour cette affaire : Macron a dit que cela devait être un quinquennat féministe, c’est parfait ! C’est bien quelque part que la cause soit mise au goût du jour même si dans les actes il ne se passe pas grand-chose. Car bien-sûr, ce sont les actes qui comptent. 

Donc il y a les médias, l’agenda médiatique, les actes individuels et les micro-collectifs des associations, il y a un empowerment, un refus, une prise de conscience sur le consentement etc. Et dans les actes, il y a un gouvernement à la ramasse, à la traîne ! Évidemment qu’ils n’ont pas envie de lâcher ce privilège. Car c’est un privilège. Il faut considérer le patriarcat comme un privilège. Est-ce que les aristocrates voulaient céder leurs privilèges ? Il faudrait être fou ! Juste par altruisme ou par démocratie ? On est là vraiment dans une république de privilèges, c’est-à-dire que l’on retrouve ces hommes-là ainsi que ces femmes qui leur font allégeance comme on peut le voit avec le duo Kelly/Zemmour.

Certaines femmes se disent « Est ce que j’ai intérêt à faire de l’equal rights à l’américaine alors que je peux profiter de privilèges ? » C’est aussi ce que l’on voit à travers le duo Schiappa/Darmanin. Est-ce que l’on résonne en tant que femme ou femme de quelqu’un ? Assistante de quelqu’un, collaboratrice de quelqu’un, mère de, fille de ? Le féminisme et les postures des féministes coûtent cher. Dire que ces privilèges sont finis, que l’on ne jouera plus le jeu alors qu’on en bénéficiait aussi, cela coûte aussi quelque chose. Regardez ce que cela peut coûter en termes de dégâts sur les réseaux sociaux, de dénigrement, de violences… La posture féministe c’est s’échapper et de dire que non, vous ne serez plus dans cette république de privilèges patriarcaux et ce n’est pas rien. C’est une vraie révolution, c’est très fort. 

Vous venez de sortir un ouvrage intitulé Le charme discret des séries sur l’influence des séries télévisées et notamment des plateformes numériques, sur la société. Comment qualifieriez-vous cette influence ? 

D’abord elle est assez puissante, c’est relativement addictif, si l’on en croit le binge watching. On peut ne jamais arrêter car la facilité technologique nous permet d’enchaîner les épisodes, c’est une affaire colossale ! Après, en termes d’influences il y a beaucoup de choses ; on peut parler du soft power, du sharp power, c’est toute une géopolitique des séries. On peut aussi parler de la notion d’identité dans les séries. L‘identité est au cœur de beaucoup de séries, que ce soit les identités de genre, les identités racisées, les identités ethniques… Il y a beaucoup de cela dans les séries et c’est quand même très important.

Je trouve donc que ces séries font la part belle à ce que Kimberlé Crenshaw, en 1984, a défini à travers le terme d’intersectionnalité. Cela a aussi beaucoup d’influence sur les personnes racisées, les communautés ethniques aux Etats-Unis mais pas que, loin de là d’ailleurs ! Cela a beaucoup d’influence sur les femmes, sur la communauté LGBTQI+. Ces notions sont très importantes et portent beaucoup de messages. J’imagine que toutes les séries ne sont pas toutes à 100% « LGBTQI+ friendly » mais il y en a qui portent des messages d’ouverture et c’est d’ailleurs ce que je qualifie dans mon précédent bouquin d’universalisme et de différence. 

Il y a aussi plein de belles choses qui embrassent quand même notre époque et sont peut-être plus efficaces que finalement nos politique qui semblent souvent très déconnectées d’une vraie vie et de ce à quoi les plus jeunes aspirent. 

Après les séries peuvent aussi être des lanceuses d’alerte ; elles peuvent dire attention le populisme, attention l’écologie, attention l’extrême pauvreté ou au contraire l’extrême richesse, attention la société de surveillance attention les data. Les séries peuvent aussi nous alerter, surtout les séries dystopiques, comme Black Mirror, Snow Piercer, L’Effondrement, Westworld ou encore Years and Years sur les populismes… 

Quel est l’impact que ces séries ont sur la représentation de la société sur les enfants et les adolescents ? Est-ce que cela a vraiment une influence ? 

A toutes les époques et depuis toujours, dès qu’il y a eu de la culture populaire on a toujours dit que ça allait rendre dramatiquement bête les enfants et les mettre sous influence. Cela a toujours été considéré quasiment comme de la drogue à chaque fois et de tout temps. On a dit ça des livres du cinéma, de la télévision, du rock, du rap : quand n’avons-nous pas dit cela ? A part quand on va à l’opéra écouter du Bartók, de toute façon on a le droit à cette rengaine ! Donc la pop culture est toujours une culture regardée moralement. C’est la première chose.

Deuxièmement on s’aperçoit que c’est vrai, et que cela créé un peu de dopamine ce qui rend moins anxieux. Mais cela ne créé pas d’addiction dans le sens de drogue : on arrête la série, on passe à autre chose, sans être en manque. Maintenant, tout comme pour les films, forcément que certainement cela met en concurrence la lecture : est-ce qu’on lit autant que quand les séries n’existaient pas ? Ou est-ce à cause du web, du 3.0 que l’on lit moins ? Est-ce vraiment à cause des séries ? Puis il y a, tout comme les films, une question d’influence. On a pu dire que Squid Game était une série dangereuse car les gamins peuvent confondre la cour de récré avec le danger de Squid Game ; il y a évidemment une confusion des genres mais je ne suis pas sûre que par exemple, le jeu du foulard qui est particulièrement dangereux et mortel, ne vienne du monde des séries. 

Quand on voit Sex Education relativement aimée par les plus jeunes, on voit quand même des questions qui font presque œuvre de pédagogie : qu’est-ce que la sexualité, qu’est-ce que la pénétration, qu’est-ce que l’homosexualité ? Et de mémoire, je n’ai pas vu une sexualité aussi dé-tabouisée entre une valide et un garçon en situation de handicap et on voit cela aussi dans cette série. Il y a aussi plein de belles choses qui embrassent quand même notre époque et sont peut-être plus efficaces que finalement nos politique qui semblent souvent très déconnectées d’une vraie vie et de ce à quoi les plus jeunes aspirent. 

Je dis dans l’introduction du bouquin que pour le Jeu de la Dame, les ventes d’échiquiers ont explosé. Vous vous rendez compte ? C’est une femme qui joue aux échecs. Mais on dit que c’est une pratique de matheux, qui se joue entre garçons qui ont souvent dénigré les filles. Car il n’y a pas que le foot dans l’espace public de l’école qui met les filles sur le bas coté : les échecs également. Et là on représente une femme qui est mise en scène comme étant capable de mathématiques, de géométrique, de tactique, de stratégie de compétition. Tous ces stéréotypes qui généralement sont conjugués au masculin. Et d’ailleurs on le voit très bien dans la série au regard des années durant lesquelles la série se passe, elle est un peu seule au milieu d’un boys club. Mais ce boys club n’a pas tout a fait changé aujourd’hui dans le monde des échecs ! 

Donc que faire avec cela ? Est-ce qu’il faut le condamner moralement avec un mépris de classe en disant il vaut mieux lire Proust, Boris Vian ou Colette ? Ou est-ce que tout d’un coup on s’empare aussi d’un objet qui sait être géopolitique, politique sociologique, philosophique, dystopique et lanceur d’alerte ? Tout n’est pas bon mais est-ce que tout était bon dans la littérature ou dans le cinéma ? On peut toujours parler de l’industrialisation de l’écriture ; il y a un showrunner, il y a des équipes etc… Mais aujourd’hui combien d’artistes qui sont exposés à la FIAC ont des « teams » qui créaient leurs œuvres par dizaines voire milliers et millions ? Il y a aussi une industrialisation globale de l’art que l’on peut regretter mais que l’on ne peut pas cantonner au monde des séries. 

Et si les plateformes, tout comme beaucoup de médias français, étaient rachetées par des « réacs » et que, à travers leurs productions, elles se mettaient à promouvoir des pensés conservatrices ? Est-ce que vous pouvez aussi voir ces plateformes comme un moyen, un outil qui pourrait servir de propagande de masse ? Ce n’est peut être pas le cas aujourd’hui mais est-ce que cela pourrait l’être ? 

C’est la conclusion de mon livre. « Bien sur Cambridge Analytica est plutôt du coté des Bolsonaro et des Trump, tandis que des Netflix produira plus des histoires plutôt progressistes. Mais quelque soit la finalité, tout est permis pour que nous percevions le monde comme certaines puissantes entreprises l’ont décidé ». Donc que faire ? C’est la dernière question que je pose dans le bouquin. On le voit aujourd’hui en Chine, en Turquie… Où Erdogan voit d’un très mauvais œil quand Netflix passe Bir Baskadir sur sa plateforme car tout d’un coup, c’est une série progressiste. Erdogan lui, veut travailler l’imaginaire ottoman, la grande Turquie, influencer ses voisins proches en racontant le règne suprême.  Bien-sûr que la Chine c’est pareil avec le parti communiste qui travaille beaucoup aussi à vérifier les séries, à voir si elles sont acceptables ou pas. Bien-sûr, c’est un objet explosif comme la bombe A ou H qui ont été mises en route à un moment donné ; qui peut appuyer sur le bouton ?

Pour conclure là-dessus, je pense que c’est d‘une dangerosité extrême. A titre d’exemple, la série que je suis en train de chroniquer pour le média BlastThe Man in the High Castle, met en scène les américains, les anglais et les français ayant perdu la Seconde Guerre Mondiale face aux japonais et aux allemands du Troisième Reich. Les Etats-Unis deviennent moitié-japonais, moitié-allemand. Et ainsi, l’histoire s’écrit autrement car ce serait eux qui auraient balancé une bombe sur Washington. Donc on voit bien que les équilibres sont fragiles et que les moyens, les appareils de l’hégémonie culturelle comme dit Antonio Gramsci – car c’est ce dont il s’agit – que sont les livres, les musées, les théâtres et la fiction entre autres, sont fragiles et participent à raconter des histoires, à gagner ou pas cette hégémonie culturelle. Pour l’instant elle est du coté d’un certain progressisme tout en étant détenue par des entreprises redoutablement capitalistes. Elles sont progressistes mais sont-elles de gauche ? Je ne le crois pas ! 

Donc bien entendu c’est tous les travaux aussi de Noam Chomsky sur la fabrique du consentement ; à un moment donné, comment fait-on ? Netflix correspond plus ou moins à nos valeurs progressistes mais en même temps on voit bien que derrière, l’entreprise est redoutable. Par exemple, est-ce que Amazon Prime correspond autant à ces valeurs ? On peut se poser la question ! Et jusqu’à quand BrutX ne sera pas BrutZ (en référence à Éric Zemmour) ? Et si BrutX devient BrutZ, qu’est-ce qu’il se passera ? 

J’ai tendance à faire confiance aux artistes, aux créateurs et aux créatrices. Je ne veux pas dire que l’art n’est pas toujours du bon côté, ce n’est pas ce que je dis du tout. Mais peut-être à la fois les artistes et les grosses entreprises capitalistes par intérêt continueront à être du moins mauvais côté du manche. Ils ne sont pas parfaits mais si demain BrutX devient BrutZ, évidemment que l’on aurait du soucis à se faire.

Je crois à la résistance de l’art. C’est peut-être naïf, je ne suis moi-même pas une artiste, je ne sais pas si un écrivain, un intellectuel ou un auteur est un artiste, je ne sais pas où ça commence et ou ça finit. Mais c’est certain que c’est une vraie question. Et si l’histoire s’était écrite autrement ? Que serait Netflix coincé entre le Troisième Reich ou l’Italie fasciste ou le Japon de l’époque ?