Réparer les injustices passées par l’art : le cas des Amérindiens
L’art a le pouvoir, de par sa capacité assez unique à générer les émotions, de réguler les conflits, soulager la souffrance, et d’aider à faire face à diverses formes d’injustice et d’inégalité. L’art, sous toutes ses formes, peut donc jouer un rôle précieux dans le processus de réconciliation entre Amérindiens et « non-natifs », faisant suite à des siècles de domination et d’exploitation imposés par ces derniers aux peuples autochtones.
Parmi les nombreuses injustices passées, l’épisode tragique du « Trail of Tears », épisode de nettoyage ethnique et de déplacement forcé d’environ 60 000 personnes entre 1830 et 1850 ; ou encore la loi Dawes de 1887, qui autorisait le président américain à diviser les réserves amérindiennes en attributions individuelles, entraînant la dislocation de nombreuses tribus.
L’art est absolument central pour les Amérindiens, puisqu’il est « étroitement lié à tous les aspects de ce que nous sommes en tant que peuple autochtone : par notre relation à la terre, aux voies navigables, à travers nos anciennes histoires orales [et] à travers nos relations les uns avec les autres ». Bien que les arts graphiques aient joué un rôle central dans la réussite du Red Power Movement pour l’obtention du droit à l’autodétermination et de plusieurs autres mouvements, les pratiques artistiques purement dénonciatrices seront volontairement laissées de côté pour ne nous concentrer que sur celles à visée de réconciliation.
Formuler un contre récit : le pouvoir des arts du langage
La première étape vers la guérison est de reconnaître ce qui s’est passé, or, le récit occidental a dominé jusqu’à présent, empêchant les Amérindiens de devenir maîtres de leur histoire. Un récit unique perpétue les stéréotypes, et, plus dangereux encore, des discours erronés répétés peuvent être intériorisés par les peuples lésés et façonner leur identité. Il est donc essentiel que des voix s’élèvent pour contester cette « histoire unique » en fournissant un contre-récit. Il s’agit ici de se concentrer sur le medium artistique du langage, et plus particulièrement sur les traditions orales et la narration. Celles-ci sont au cœur des pratiques de la plupart des communautés autochtones, et semblent être des moyens particulièrement appropriés pour démanteler la pensée systémique. Prenons pour exemple l’histoire de la création du monde « Turtle Island » (l’Île de la Tortue), illustrant avec force le pouvoir de nommer les choses, et la force des mots. En substituant la dénomination « île de la Tortue » à celle de « continent américain », les conteurs autochtones reprennent le contrôle de leur terre, puisqu’ils la nomment avec des notions qui leur parlent, et non des mots qui leur ont été imposés.
Certaines réalités « ne peuvent être trouvées que dans la langue indigène » (1), et les histoires transmises aident à donner un sens au sentiment de souffrance infinie et d’injustice. Si l’on s’ouvre aux formes écrites d’art, on observe que l’entrelacement des langues autochtone et du colonisateur, souvent utilisé dans la littérature postcoloniale pour transcrire au mieux le mélange d’identité et les souffrances liées au traitement infligé par les colons, ouvre de nouvelles possibilités d’expression (2) : « Parce que l’anglais est parlé différemment de ce que mon indigénéité pense et exprime, je dois le tailler dans ce nouveau matériel appelé la langue anglaise » (3). Se réapproprier la langue anglaise, ou au contraire la refuser, sont autant de moyens d’exprimer la détresse passée et de tenter de la comprendre. Dans ce sens, la poétesse Natalie Diaz a dit un jour « La page n’a jamais résolu mes problèmes, mais la page m’a permis de mieux les connaître ».
Se réapproprier l’identité autochtone : vertus de guérison des arts de la performance
Une fois la vérité rétablie, la suite logique pour tendre vers la guérison est de parvenir à la dompter. Atteindre un stade de réconciliation interne (à une communauté par exemple) semble être un prérequis à un rapprochement avec l’entité ayant perpétré le mal. Sous l’ère de l’assimilation, s’étendant des années 1870 à 1930, des pensionnats, conçus pour « tuer l’Indien, sauver l’homme », ont prospéré. Leur mission, comme ce fut le cas de l’école industrielle indienne de Carlisle fondée en 1879, était d’« assimiler » des enfants indiens, pour la plupart enlevés à leurs familles, afin de régler le « problème indien ». De ce traumatisme résulte un réel besoin de se réapproprier une identité autochtone volée, et sciemment effacée.
Les arts de la performance, et plus précisément la danse, jouent un rôle central dans le processus de réappropriation du corps. Dans les communautés autochtones, les rassemblements servaient d’espace d’affirmation des intentions collectives, et leur pouvoir était tel que de nombreuses cérémonies culturelles des tribus amérindiennes se sont vues restreintes en vertu du Code des infractions indiennes de 1883. Les « pow-wow », rassemblements recensant de nombreux événements de danse organisés par des communautés amérindiennes, servent d’espace d’affirmation de la corporalité, presque cathartique, souvent présentés comme une « médecine » au sens littéral. Madelaine McCallum, danseuse de la communauté Métis, dit, à propos des pouvoirs libérateurs de la danse : « C’est tellement plus que la danse physique ; C’est la guérison. C’est de la médecine. […] J’aime à dire « nous marchons la médecine ». Nous dansons la médecine. » (4).
L’une des sources d’explication de ce « pouvoir » de guérison attribué aux arts de la danse se trouve dans la reconnexion permise par de telles pratiques culturelles avec les ancêtres. En renouant avec les générations passées et en transmettant les pratiques culturelles aux générations futures grâce à la tenue de pow-wows, les communautés veillent à ce que le mal qui leur a été fait ne tombe pas dans l’oubli, et apprennent à le maîtriser. Madelaine McCallum confie utiliser la danse « pour lutter contre le déséquilibre émotionnel du spectre négatif causé par les traumatismes historiques et les micro-agressions quotidiennes » (5).
Inverser la tendance à la domination : l’art comme objet de luttes
L’art lui-même peut être un objet de réappropriation, et un champ où se déroulent les luttes de pouvoir, et donc où un rééquilibrage des rapports de force entre natifs et non-natifs peut s’opérer. Les logiques de colonialisme sont persistantes, elles menacent « toujours de se réapproprier, d’assimiler, […] et de réprimer les voix et la visualité autochtones, leurs formes et leur esthétique, dans sa logique hégémonique de domination » (6). L’art indigène remet en question le régime esthétique dominant, d’abord parce que les représentants des autochtones peuvent dépeindre leur communauté de manière plus complexe et réaliste, en « excluant l’orientalisme, l’exotisme et le romantisme des représentations des peuples autochtones dans l’art ».
De plus, les techniques elles-mêmes sont soumises à « l’imposition de paramètres coloniaux pour l’expression créative » (7), mais certains artistes autochtones ont résisté à cette tendance. La cinéaste mohawk Sonia Bonspille Boileau, par exemple, s’est réapproprié le médium en utilisant la circularité du scénario. En effet, la linéarité typique des scénarios occidentaux était contraire à la concentricité des trajectoires de vie indigènes, fortement liée à leur perception de la nature, des ancêtres et de la continuité de la vie. Autre exemple de lutte contre la doxa artistique occidentale, l’historien David Winfield Norman, spécialisé dans l’art contemporain et ses logiques colonialistes, juge que « la caméra est un médium inuit », puisque « tout médium employé par les Inuits […] devient un médium inuit lorsqu’il devient un vecteur d’expression et d’expérience inuites » (8).
Faire un pas l’un vers l’autre : réinventer la muséologie
L’art et ses logiques de réappropriation, au-delà de permettre de renouer avec une identité longtemps malmenée et de dompter un passé douloureux, peuvent également s’avérer utiles pour créer des liens entre les parties du conflit passé. Le focus sera ici mis sur la création du « National Museum of the American Indian » (ci-après NMAI), ouvert à Washington DC en 2004. Pour Amanda J Cobb, qui a analysé de près son processus de création, chaque aspect du musée a été « filtré par les valeurs culturelles fondamentales autochtones et adapté en conséquence » (9). Les autochtones entretiennent une relation pour le moins compliquée avec les musées, ceux-ci ayant longtemps été des outils institutionnels d’assise de la colonisation et servi de justification aux pillages.
Pour mener ce projet à bien, il était donc nécessaire de réinventer la muséologie, afin que le NMAI s’éloigne des « épistémologies, systèmes de classification et hypothèses idéologiques occidentaux » (10), et puisse véritablement rendre compte des cultures et des modes de vie autochtones. Son directeur Richard West, membre de la communauté Cheyenne, s’est donné pour mission de « transformer un instrument de dépossession en instrument d’autodéfinition » (10). L’exemple le plus frappant d’adaptation de méthodes muséologiques aux impératifs de la pensée autochtone est celui de l’utilisation de techniques de conservation « non traditionnelles », « basées sur la conviction que de nombreux objets culturels sont vivants plutôt qu’inanimés et exigent souvent des conservateurs qu’ils [donnent] aux citoyens tribaux la possibilité de visiter leurs objets » (11). 99% des 4 millions de visiteurs attendus par an étant non-natifs, le musée fait face à une vraie problématique d’éducation de son public.
C’est dans cette visée que l’installation « Storm » (tempête), composée de murs curvilignes disposés en cercle sur lesquels défilent les vidéos d’un ouragan, place les visiteurs en son centre. Ces derniers, n’ayant nulle part où s’asseoir, se retrouvent dans une position inconfortable qui les force à « subir » la situation. La métaphore de la tempête représentant la disruption immense qu’a entraînée la prise de contact des européens pour les modes de vie autochtones, est supposée leur faire ressentir avec force tout le poids de la domination dont ils ont fait l’objet.
L’art peut ainsi être un outil extrêmement puissant, utile à la guérison de peuples ayant souffert trop longtemps et à la réconciliation avec les perpétrateurs de ce mal. Mais chaque initiative, lorsqu’elle implique les deux parties d’un conflit passé, doit être menée de manière extrêmement précautionneuse, en visant à ne pas reproduire par inadvertance des logiques de domination. Ainsi, les premières réactions des visiteurs non-Autochtones au NMAI étaient pour la plupart entachées d’incompréhension, d’un refus de remettre en question le cadre théorique de l’essence des musées, et imprégnées de stéréotypes hollywoodiens, en témoigne le fait que la question la plus posée aux agents présents dans les galeries soit « où sont les tipis ? » (12).
Toutes les citations sont en traduction libre de l’anglais
- Smith, T. L., Decolonizing methodologies: Research and Indigenous peoples, 1999, Zed Books, London, p158
- Voir le poème de John Agard Checking Out Me History
- Burning, F. 2017. “Reclaiming Territories through Indigenous Performance.” Electronic Theses and Dissertations (ETDs) 2008+. T, University of British Columbia, p34
- Ibid, p43
- Ibid, p46
- Martineau, J., & Ritskes, E. (2014). Fugitive indigeneity: Reclaiming the terrain of decolonial struggle through Indigenous art. Decolonization: Indigeneity, Education & Society, 3(1), p1.
- Ibid, p9
- Norman, D. W. (2014). Control mapping: Peter Pitseolak and Zacharias Kunuk on reclaiming Inuit photographic images and imaging. Decolonization: Indigeneity, Education & Society, 3(1), p49
- Cobb, A.J., The National Museum of the American Indian as Cultural Sovereignty, American Quarterly, Vol. 57, No. 2 (Jun., 2005), pp. 485-506, p489
- Ibid, p488
- Ibid, p493
- Ibid, 504