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Être pauvre en France, entre mythe et réalité

   On aurait pu penser avec la crise sanitaire et l’émoi suscité par les files sans cesse plus longues devant les banques alimentaires que le nouveau monde serait plus fraternel, plus solidaire, bien que plus fragile également. Force est de constater que certaines polémiques ne disparaissent pas. En témoignent les propos tenus par Jean Michel Blanquer sur l’allocation de rentrée scolaire versée aux familles précaires, pour qui il y a des achats d’écrans plats plus importants au mois de septembre qu’à d’autres moments. Loin d’être un épiphénomène, ce discours révèle la stigmatisation et le fantasme dont font l’objet les pauvres dans notre pays. Accusés de ne pas savoir tenir un budget ou de profiter d’un système d’aides jugé trop généreux par certains, les préjugés dont ils sont victimes participent à construire une idée du pauvre mythifiée mais bien souvent éloignée de la réalité.

Un pauvre ou des pauvres en France ?

Dans Salauds de pauvres, une série en trois épisodes tirée du podcast Programme B (Binge Audio) et publiée en septembre 2021, Maëlle Diallo se pose la question suivante : qu’est-ce que c’est qu’être pauvre en France en 2021 ? Prenant appui sur son vécu personnel, ses discussions au Secours populaire de Pantin et sur les analyses des différents intervenants, la journaliste tente d’analyser les fondements à l’origine de notre « détestation collective des pauvres ». Mais encore faut-il définir ce que l’on met derrière le mot de “pauvre” tant celui-ci est saturé de significations multiples. Selon l’Observatoire national des inégalités, dans une publication du 7 octobre 2021, est considérée comme pauvre toute personne située en dessous du seuil de pauvreté, établi entre 918 et 1102€ par mois après impôts et cotisations sociales. Aujourd’hui, près de 5,3 millions de personnes sont pauvres en France avec notamment une surreprésentation des familles monoparentales et des jeunes. Ainsi, selon Anne Brunner, directrice d’études au sein de ce même Observatoire, dans l’épisode 2 du Podcast Salauds de Pauvre, près d’un tiers des pauvres ont moins de 30 ans.

La pauvreté est donc d’abord une réalité matérielle liée en partie au niveau de revenu dont dispose un individu pour vivre. Le pauvre est une personne aux moyens limités et aux dépenses contraintes. Le sociologue Denis Colombi, reprenant les observations faites dans son ouvrage Où va l’argent des pauvres ? (2020), souligne ainsi que 10% des foyers les plus modestes consacrent l’intégralité de leur budget à des dépenses essentielles telles la nourriture et le logement, et qu’en moyenne, il ne reste plus que 80€ par mois pour les autres dépenses non vitales. On est donc loin des affirmations avancées par Jean Michel Blanquer concernant l’utilisation de l’allocation de rentrée scolaire. Cependant, le sociologue précise dans le premier épisode du podcast Salauds de pauvres que le fait d’être pauvre n’est pas qu’une question de revenu mais aussi de position sociale, c’est-à-dire que la pauvreté est aussi affaire d’intégration, ou devrait-on dire d’exclusion.

Mais comment la comprendre ? L’exclusion subie par les pauvres est d’une part très souvent indissociable des conditions matérielles. C’est que montre Michel Pouzol dans son documentaire Pourquoi nous détestent-ils nous les pauvres ? dans lequel il revient sur son enfance dans une famille pauvre et tente de lutter contre les préjugés sur la pauvreté. A travers l’anecdote du chauffage d’appoint qu’il évoque au micro de Maëlle Diallo, il explique que la précarité s’incarne dans des situations vitales par une « claque » symbolique qui met la personne pauvre devant le fait accompli : il lui est extrêmement difficile de satisfaire des besoins de première nécessité. « J’avais même pas 25€ à mettre dans quelque chose de vital ». La pauvreté éloigne donc les personnes pauvres du confort de vie moyen d’un Français, elle est une source de « privation ».

D’autre part, être pauvre est aussi affaire d’identification sociale. De ce fait, il existe différents visages de la pauvreté et différents degrés d’exclusion selon le regard porté par la société sur ce qu’elle estime être “ pauvrement acceptable”. Denis Colombi distingue ainsi dans Salauds de pauvres le cas des intermittents du spectacle qui, bien qu’ayant des revenus faibles, ne sont pas identifiés comme pauvres par le reste de la société, des “assistés” pour qui l’on va exiger entre autres un contrôle du versement des aides renforcé. Ainsi, toujours selon Michel Pouzol dans le premier épisode de Salauds de pauvres, « Il n’y a pas un pauvre mais des pauvres », cette diversité dans la précarité est à la fois le fruit d’une différence matérielle mais aussi et surtout d’une construction sociale.

L’instrumentalisation du mythe du pauvre dans le discours politique

Le slogan des dernières campagnes d’information du Secours populaire (ndlr : ne lui collez pas une étiquette pour toujours) rappelle que la pauvreté s’appréhende à travers la pensée collective, avec ses préjugés et ses croyances. C’est aussi l’idée défendue par Programme B qui en choisissant un titre aussi provocateur et dérangeant que salauds de pauvres, réactive tout un imaginaire commun. Ces deux exemples soulignent donc la stigmatisation, à la fois réelle et symbolique, dont font l’objet les pauvres dans la société française. Les propos tenus par Jean Michel Blanquer, loin d’être isolés, contribuent à renforcer ce que l’on peut appeler le “mythe du pauvre”, c’est- à-dire une « image fondatrice polarisant les croyances et condensant les affects » à l’encontre des personnes précaires, selon Jacques Chevallier, professeur de droit public à l’Université Paris II.

Mais que faut-il entendre par mythe du pauvre ? Ce n’est pas un mythe qui traditionnellement rassemble toute une nation autour de valeurs partagées et exaltées. Ou alors, il s’en rapproche en ce qu’il est au fondement de notre « détestation collective » des pauvres, concept mobilisé dans la présentation du podcast Salauds de pauvres. Mais, il est surtout une croyance qui divise comme le prouve l’exemple de l’allocation de rentrée scolaire, cheval de bataille du discours politique depuis de nombreuses années. Pour lutter contre les détournements de son utilisation par quelques familles érigées au rang de cas général, universel et indubitable, certains veulent encadrer son versement en la réduisant sous la forme de bons d’achat à dépenser spécifiquement dans l’achat de fournitures scolaires. A rebours, d’autres préconisent de conserver sa forme actuelle, soit le versement de l’aide à tous les bénéficiaires sans contrepartie. C’est ce que défend entre autres le Ministre de la Santé Olivier Véran qui dans une interview à France Bleue le 3 septembre 2021, déclare ne pas être « choqué », de voir des familles utiliser « une partie de cette allocation pour payer une facture d’électricité qui trainait, pour prendre un peu plus d’essence pour partir en week-end ou décider de faire le plein d’un certain nombre d’aliments qui vont pouvoir agrémenter les repas de famille« . Une vision partagée par le sociologue Denis Colombi pour qui les achats des personnes pauvres sont en réalité rationnels.

Le pauvre cristallise donc les croyances et les préjugés dont la déconstruction semble nécessaire. Ainsi, Youssef Badr, magistrat issu d’une famille modeste, s’est indigné des propos du Ministre de l’Education nationale sur Twitter : « J’ai grandi dans un milieu où tous les parents touchaient l’allocation de rentrée scolaire. Je peux vous garantir que ce que veulent les parents plus que tout autre chose, c’est la réussite de leurs enfants. Loin, très loin devant l’achat d’une télé ou d’un téléphone ». Néanmoins, cette déconstruction semble se heurter à un discours collectif qui cherche à entretenir la vision que nous avons de la pauvreté.

Maëlle Diallo se pose ainsi la question de savoir si la société peut réellement fonctionner sans pauvreté. Pour Denis Colombi, elle présente des avantages. D’une part, elle est « une puissante incitation à la participation à l’activité économique ». En d’autres termes, le pauvre est celui qui ne s’est pas donné les moyens de réussir contrairement aux autres qui, par leurs efforts, ont réussi à échapper à la précarité. D’autre part, la pauvreté permet de légitimer l’existence d’une main d’œuvre bon marché prête à assumer certaines activités économiques parce qu’elles n’ont pas de sources de revenus suffisantes. La pauvreté remplit donc une fonction sociale, d’où l’importance de la faire perpétuer au détriment des premiers visés, les pauvres.

Transcender le mythe, fiction ou réalité ?

La pauvreté s’est répandue, comme si on avait renversé un sac de malheur sur les rues et dans les couloirs du métro. C’est une installation maudite. La capitale est devenue galerie des atrocités, une démonstration quotidienne de ce que l’homme est capable de refuser à son prochain.

Vernon Subutex, Tome 3, Virginie Despentes

S’il est difficile d’admettre l’existence d’une société sans pauvreté, il est néanmoins possible de lutter contre les préjugés qu’elle véhicule et qui ont des conséquences sur le quotidien des personnes pauvres. Dans le premier épisode de Salauds de pauvres, P.Maréchal, délégué national d’ATD Quart Monde, souligne que les droits des personnes pauvres ne sont que très peu respectés en France, et que cette discrimination à l’égard des plus précaires se constate à l’échelle de la société. Par exemple, de nombreux médecins refusent de prendre des patients bénéficiaires de la couverture maladie universelle. La réalité de la pauvreté est donc celle d’un rejet envers les personnes pauvres contre laquelle l’association entend lutter. Ainsi, depuis 2016, ATD Quart Monde désigne les discriminations subies par les populations précaires par le terme de « pauvrophobie », afin d’une part dénoncer un système d’oppression systémique reposant sur des préjugés, et d’autre part pour que ce problème gagne en visibilité et que les pouvoirs publics prennent les mesures nécessaires pour protéger les plus pauvres de l’exclusion.

La lutte contre la pauvreté passe également par un renouveau des politiques publiques qui doivent s’adapter à un nouveau climat social marqué par la lassitude à l’encontre des pauvres, et notamment des aides qui leur sont adressées. C’est le constat auquel est parvenu Julien Damon dans son article La France s’apprête-t-elle à mener une guerre contre ses pauvres ?. Selon le journaliste, on observe une évolution des mentalités en lien avec la conjoncture économique, qui repose sur l’idée que les pauvres sont trop aidés et que le contrôle des aides est insuffisant. Néanmoins, Julien Damon nuance tout de suite son propos, en précisant que si l’on observe une tendance au durcissement limitée depuis les années 1990, 48% des Français estiment en 2017 que les pouvoirs publics n’en font pas assez. Les critiques sont donc portées sur les politiques publiques qui sont jugées désincitatives pour une partie de la population, avec pour conséquence d’augmenter le climat de défiance à l’encontre du pauvre malgré une solidarité encore importante. Dès lors, une meilleure compréhension des mécanismes d’aides et de leurs objectifs permettrait de lutter contre les préjugés et ainsi légitimer leur nécessité au sein de l’opinion publique.