Le tourisme de masse : quand le voyage devient bien de consommation
Inauguré en juillet 2023, son lancement doit avoir lieu en 2024 : le paquebot Icon of the Seas est désormais le plus grand au monde. Mesurant 365 mètres, il peut accueillir près de 10 000 personnes sur 20 étages, dispose de sept piscines autour desquelles se trouve un parc d’attraction aquatique, et ses réservations sont déjà closes. Construit comme une ville, tout est fait pour que ses passagers soient divertis avant-même d’atteindre les villes d’arrêt pour des visites touristiques. Ainsi, tout est à portée de main, voyager devient une normalité et surconsommer, une priorité. Cet exploit nautique présente en réalité de sérieux dangers environnementaux, émettant des gaz à effet de serre, polluant les fonds marins et les villes portuaires sur son passage, et perturbant la biodiversité. Pourtant, la compagnie Royal Caribbean International affirme que le gaz naturel liquéfié (GNL) – carburant marin à combustion la plus propre – sera utilisé lors de la croisière.
Une histoire de tourisme : « du Grand tour » aux voyages clé en main
Le tourisme voit le jour en Angleterre au XVIIIe siècle, lorsque la jeunesse aristocratique anglaise voyageait dans l’Europe pour parfaire son éducation. L’expression française « Grand tour » émerge alors, avant de devenir une institution et de voir émerger le tourisme. Dans ses Mémoires d’un touriste parues en 1838, Stendhal décrit son voyage en France et intègre officiellement le terme de « tourisme » dans la langue française.
L’essor du tourisme moderne tel que nous le connaissons trouve ses origines au XIXe siècle. Impulsés par Thomas Cook, les premiers voyages organisés au Royaume-Uni voient le jour dans les années 1840, et l’Exposition universelle londonienne de 1851 encourage les déplacements paisibles de populations. Au XXe siècle, l’entreprise Thomas Cook & Son devient un acteur majeur du tourisme mondial. L’épitaphe du fondateur, « He made travel easier » (« Il a facilité les voyages »), résume le modèle novateur des agences de voyages et des tour-opérateurs, qui combinent diverses prestations pour créer des produits touristiques commercialisables.
En France, les attractions touristiques et culturelles se développent au fil du temps. Sur le plan national, les prémices de l’administration touristique remontent à 1910, marquées par la fondation de l’Office national du tourisme. En 1919, une loi étend ses compétences et introduit un système de classement pour les communes à vocation touristique. L’État saisit l’importance de stimuler l’activité touristique dans l’entre-deux-guerres, mais sa réelle implication ne se manifeste qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle, lorsqu’il impulse des projets d’aménagement d’envergure en faveur de certaines régions.
Démocratisation du voyage : un passe-temps élitiste devenu produit de consommation
Dans l’après-guerre, la révolution des transports, la popularisation de l’automobile familiale, l’introduction de la première Caravelle et l’instauration des congés payés favorisent l’émergence d’un tourisme accessible à tous et non réservé à une élite aristocratique et financière. La seconde moitié du XXe siècle, marquée par un processus de mondialisation qui facilite les échanges sur les plans commercial et culturel, se caractérise également par une période de croissance continue qui contribue à la démocratisation du tourisme au sein des économies les plus avancées. L’augmentation des revenus s’accompagne de progrès sociaux significatifs, tels que la semaine de travail de 35 heures en France.
Ainsi, le secteur du tourisme se positionne en tête des bénéficiaires de la « moyennisation » mondiale de la population – les classes moyennes représentant environ un tiers de la population mondiale, avec plus de 3 milliards de personnes sortant de la pauvreté en une seule génération. Le tourisme entre réellement dans une ère de massification démocratique avec l’émergence de compagnies aériennes à bas coûts (low cost) telles qu’Easy Jet ou Ryanair, qui accroit le caractère accessible des voyages. Peu à peu, l’expansion du tourisme se transforme en tourisme de masse, terme apparu dès les années 1950 mais réellement concrétisé dans les années 1970. Désormais, partir en vacances n’est – pour une majorité de personnes – plus exceptionnel ni réservé à une élite : le voyage devient un produit de consommation comme un autre.
De nos jours, les revenus générés par l’industrie touristique, troisième industrie mondiale, rivalisent ceux des secteurs pétroliers, agroalimentaire ou automobile. Le tourisme occupe désormais une place prépondérante dans le commerce international et représente une source majeure de revenus pour de nombreux pays en développement. Cette croissance s’accompagne d’une accentuation de la diversité et de la compétition entre les destinations touristiques. Les pratiques associées au patrimoine, particulièrement dans le contexte touristique, subissent actuellement l’influence des forces de la mondialisation.
Mise en concurrence culturelle : gérer l’affluence et le star système patrimonial
Les principaux objectifs des touristes sont sensiblement les mêmes au fil des années : vivre une rupture avec le quotidien, se reposer et passer du temps avec des proches. Pourtant, la consommation augmente et voyager devient peu à peu une normalité. Rapidement, la culture, les monuments historiques nationaux et le dynamisme d’un pays pèsent dans le choix de destinations touristiques. L’attractivité d’un territoire dépend désormais en grande partie de son patrimoine culturel, celui-ci participant également à l’économie nationale.
En effet, Françoise Benhamou et David Thesmar soutiennent dans leur rapport que le patrimoine joue un rôle essentiel en tant qu’outil et résultante de la croissance[1]. Bien que sa préservation implique des coûts substantiels, il représente un puissant levier pour améliorer l’image et l’attractivité d’un lieu ou d’une région. Ainsi, le patrimoine peut être considéré comme un actif à valoriser, mais cette logique de valorisation requiert une intervention publique en raison des défaillances de marché que le rapport étudie en détail. Par conséquent, les auteurs se questionnent sur les politiques publiques à mettre en œuvre pour une meilleure valorisation du patrimoine. Bien que les biens patrimoniaux, qu’ils soient publics (comme c’est le cas pour 50,5% des bâtiments classés ou inscrits) ou privés, possèdent une valeur incontestable pour la collectivité, il demeure difficile d’évaluer l’impact économique du secteur patrimonial. Les auteurs évoquent notamment la problématique de la « logique de star système », qui engendre une congestion dans certains musées ou monuments et un manque d’affluence dans d’autres.
À certaines périodes de l’année, ces lieux patrimoniaux, dont le Mont-Saint-Michel est un bon exemple, subissent une affluence considérable. En revanche, face à ces « super stars », d’autres sites et monuments font face à un déficit de reconnaissance et de visibilité. Cette situation soulève des enjeux importants quant à la gestion équilibrée et équitable du patrimoine et suscite des interrogations sur les moyens à mettre en œuvre pour assurer une meilleure répartition de la fréquentation touristique et culturelle. L’action des pouvoirs publics et la mise en œuvre d’une décentralisation pour remédier à cette situation apparait donc essentielle.
Peu à peu, le patrimoine culturel s’immisce dans l’économie nationale, dans la mesure où il génère du tourisme et une attractivité territoriale. En conséquence de cette économisation de la culture apparait une « bonne culture », source d’une économie et de croissance nationale. La culture devient alors un enjeu politique, économique et étatique. Ainsi, entre économisation et élargissement de la culture, la concurrence s’accroit et les pays mettent en place des stratégies touristiques autour de structures culturelles : l’objectif est alors celui d’attirer le plus de touristes possible et faire rayonner son territoire à l’international.
Lutte contre la disneylandisation du monde : protéger le patrimoine entre attractivité et attraction
Depuis quatre décennies, l’événementialisation de la culture a été l’un des outils de la politique culturelle. Les années Lang ont particulièrement mis l’accent sur la dimension festive de la culture, et ainsi participé à une ouverture de celle-ci. Elles ont également été marquées par la revalorisation de nombreux monuments historiques autour d’évènements particuliers comme des festivals, des Journées du Patrimoine ou encore des spectacles ponctuels. Il est néanmoins essentiel de noter que le patrimoine, lorsqu’il fait l’objet d’une gestion à visée uniquement lucrative, peut se trouver coincé dans une logique de « disneylandisation » excessive, qui risque de provoquer sa détérioration. On assiste à la création d’infrastructures culturelles dénuées d’aspect culturel, qui n’agissent plus en faveur d’une démocratisation de la culture mais d’une commercialisation et marchandisation culturelle. Il s’agit donc, dans un contexte de tourisme de masse, de doter le patrimoine d’une protection adéquate.
Les communes sont incitées à valoriser leur patrimoine grâce à un inventaire précis. L’accès à des labels tels que « patrimoine mondial », dont celui de l’UNESCO est le plus prestigieux, est cependant soumis à une procédure complexe. Celle-ci nécessite un engagement réel des acteurs locaux en vue d’équilibrer préservation du patrimoine, économie culturelle et touristique, et développement local. De plus, les territoires sont inégalement dotés en sites naturels d’exception et monuments historiques : Baudrillard qualifiait de « salivation féérique » l’attirance manifeste des visiteurs pour des éléments imposants, monumentaux ou kitsch[2].
Le danger réside dans cette quête de l’incroyable, recherchée par de plus en plus de touristes. Désormais, aucun coin du monde ne semble inconnu, et plus d’1,6 milliards de personnes se déplacent chaque année dans une logique touristique. Si richesses apportées ont permis de construire de nouvelles attractions, ou de réhabiliter et revaloriser des monuments en péril, le grand nombre de touristes contribue également à la détérioration de certaines villes ou lieux historiques. Le tourisme de masse, aussi appelé surtourisme, est caractérisé principalement par une augmentation démesurée du nombre de visiteurs entraînant une saturation de certains lieux, où les pics temporaires ou saisonniers de tourisme ont des répercussions durables sur la qualité de vie, le bien-être des résidents, l’environnement naturel et le confort. Par exemple, le Machu Pichou au Pérou, site classé à l’UNESCO et nouvelle merveille du monde, se dégrade de par la venue de visiteurs toujours plus nombreux. Victime de son succès, il doit régulièrement fermer ses portes pour être rénové – pourtant, le savoir-faire Incas ne peut être reproduit à l’identique. L’entrée de plus en plus de monuments au patrimoine mondial de l’UNESCO n’agit plus uniquement dans un but de protection et de revalorisation du patrimoine culturel national, mais également dans un but touristique et économique.
Tourisme et écologie, une relation paradoxale face à l’urgence environnementale
Le tourisme de masse a donné naissance à une surconsommation des attraits touristiques. Son impact positif sur l’économie nationale et internationale en fait une réelle industrie qui, comme toute les autres, génère divers types de pollution. A la pollution de l’air, de l’eau, et aux nuisances sonores s’ajoutent les déchets et les résidus chimiques. Un navire de croisière produit annuellement 7000 tonnes de déchets, et l’aérien, dont le tourisme représente 60% des déplacements, en fait une source significative d’émissions de gaz à effet de serre.
Il existe pourtant des manières de voyager « vert », plus équitables et écoresponsables. L’écotourisme, tel que défini par l’UICN, se caractérise par un « voyage responsable sur le plan environnemental et la visite de milieux naturels relativement préservés dans le but d’apprécier la nature, ainsi que toute manifestation culturelle passée ou présente observable depuis ces milieux ». Par exemple, dans les années 1980, le Costa Rica a adopté l’écotourisme comme stratégie de développement et a connu un succès économique, social et environnemental remarquable dans le secteur du tourisme. Environ 30% du territoire costaricien est préservé sous forme de parcs naturels et de réserves, et fait valoir son label « Costa Rica, no artificial ingredients ». Le tourisme équitable et solidaire séduit de plus en plus de voyageurs : les rencontres sont placées au cœur de l’expérience touristique, le concept du woofing – un échange de services agricoles contre un hébergement et de la nourriture – offre l’opportunité de découvrir en profondeur la vie quotidienne des agriculteurs et des éleveurs du pays visité.
Pourtant, dans la crainte de perdre des touristes au profit d’autres destinations, certains pays optent toujours pour d’importants investissements dans les infrastructures hôtelières, parfois au détriment d’autres secteurs économiques. En cas de pénurie d’eau par exemple, les gouvernements se trouvent à devoir arbitrer entre soutien au tourisme ou à l’agriculture. A noter également que l’industrie touristique reste instable et peut s’effondrer à tout moment, les destinations touristiques évoluant au gré de l’actualité mondiale en matière de sécurité.
[1] Françoise Benhamou, David Thesmar. “Valoriser Le Patrimoine Culturel de La France.” www.cae-eco.fr, June 14, 2011. https://www.cae-eco.fr/Valoriser-le-patrimoine-culturel-de-la-France-182.
[2] Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970, p. 19